Skip to main content

Les Frères musulmans et le Conseil de coopération du Golfe : c’est compliqué

Le traitement réservé aux Frères musulmans par les gouvernements du Golfe semble varier en fonction du niveau de participation politique autorisé et de la mesure dans laquelle ces régimes les jugent liées à des mouvements d’opposition plus larges

Au cours des premières décennies de sa croissance pétrolière, la relation du Qatar avec les Frères musulmans exilés fut semblable à celle que l’on pouvait observer dans les pays voisins du Golfe, qui, ayant besoin de personnel pour leurs systèmes éducatifs et judiciaires naissants, accueillirent favorablement les sympathisants et membres des Frères musulmans qui cherchaient refuge après avoir quitté l’Égypte de Gamal Abdel Nasser.

Depuis les années 1950 et 1960, les positions politiques de ces États vis-à-vis des branches locales des Frères musulmans ont radicalement changé, illustrant la manière dont les régimes du Golfe considèrent ou non les Frères musulmans locaux comme une menace pour leur emprise sur le pouvoir politique

Depuis cette période (les années 1950 et 1960), les positions politiques de ces États vis-à-vis des branches locales des Frères musulmans ont radicalement changé, illustrant le caractère de plus en plus national de celles-ci et la manière dont les régimes du Golfe considèrent ou non les Frères musulmans locaux comme une menace pour leur emprise sur le pouvoir politique.

Dans l’ensemble, le traitement réservé à ces organisations par les gouvernements du Conseil de coopération du Golfe (CCG) semble varier en fonction du niveau de participation politique autorisé dans chaque pays et de la mesure dans laquelle ces régimes les jugent liées à des mouvements d’opposition plus larges.

Les Frères musulmans sont ainsi considérés comme une menace politique plus importante dans les systèmes fermés que sont l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, où des individus liés aux Frères musulmans ont participé à des appels à la réforme au cours du Printemps arabe, que dans des États comme Bahreïn et le Koweït, où les Frères musulmans peuvent participer aux élections législatives.

Des citoyens koweïtiens assistent à une session parlementaire à l’Assemblée nationale du Koweït, à Koweït, en janvier 2017 (AFP)

Les États qui admettent sélectivement les mouvements des Frères musulmans ou coopèrent avec ces derniers au lieu de les fermer ont tendance à se sentir moins menacés par ces groupes non seulement à l’intérieur du pays, mais aussi à l’étranger – comme le montre le cas qatari.

Les Frères musulmans qataris, qui ont décidé officiellement de se dissoudre en 1999, avaient tendance à se focaliser sur la politique sociale plutôt que sur la réforme politique. Ils n’ont en effet jamais formé de branche politique et organisaient principalement des événements à caractère social et éducatif. Aujourd’hui, sans moyens de diffuser leur idéologie à travers une publication officielle ou même dans un lieu de rencontre officiel, les Frères musulmans qataris ne semblent pas nourrir d’ambitions au-delà de la poursuite d’activités intellectuelles et spirituelles.

Peut-être en raison de l’absence d’ouvertures politiques – et en partie de la satisfaction générale vis-à-vis du système actuel –, le secteur islamiste au Qatar n’est devenu politiquement actif dans aucun type de mouvement réformiste.

En outre, comme le gouvernement a exprimé publiquement la nécessité de procéder à des réformes démocratiques, il y a moins de place pour l’agitation dans ce domaine, que celle-ci soit créée par les Frères musulmans ou par tout autre mouvement. Cette relation de non-confrontation a donné lieu à un gouvernement plus ouvert aux Frères musulmans – tant à l’intérieur du pays qu’à l’étranger.

Les politiques du Qatar à l’étranger

Le gouvernement qatari a soutenu dans une large mesure des mouvements islamistes à l’étranger pour accroître l’influence du pays à l’échelle mondiale plutôt que pour promouvoir une idéologie spécifique. En effet, si le gouvernement qatari espérait réellement renforcer l’idéologie islamiste, il le ferait à l’intérieur du pays. La volonté du Qatar de coopérer avec les Frères musulmans à l’étranger est plutôt étroitement liée à son désir de se distinguer de l’Arabie saoudite.

Le gouvernement qatari a soutenu dans une large mesure des mouvements islamistes à l’étranger pour accroître l’influence du pays à l’échelle mondiale plutôt que pour promouvoir une idéologie spécifique

Cela était particulièrement important pour le cheikh Hamad ben Khalifa al-Thani (qui était émir de 1995 à 2013), puisque les Saoudiens auraient soutenu une tentative de coup d’État à son encontre en 1996. En outre, la génération du cheikh Hamad avait en tête le souvenir récent de la soumission à l’Arabie saoudite sous le règne du cheikh Khalifa (1972 – 1995). Le soutien apporté aux Frères musulmans, ou du moins le fait de ne pas les réprimer, a permis au Qatar de se distinguer du royaume saoudien.

Les politiques du Qatar au cours du Printemps arabe, racine de la première dispute au sein du CCG en 2014 et facteur déterminant de cette seconde crise, l’ont davantage séparé des pays voisins du Golfe, considérés comme les leaders d’une contre-révolution contre les révoltes populaires de la région.

Adoptant une position proactive, le Qatar a été le premier pays à reconnaître officiellement le Conseil national de transition libyen dirigé par les rebelles, a accueilli une rencontre du groupe de contact sur la Libye et a envoyé en mars 2011 six avions de chasse dans le cadre de la zone d’exclusion aérienne instaurée par l’OTAN.

Le Qatar a suscité la controverse pour son soutien aux islamistes libyens, ayant accueilli plusieurs personnalités islamistes de premier plan, principalement du Groupe islamique combattant en Libye, en particulier Ali al-Sallabi. Le lien avec al-Sallabi, qui vit au Qatar depuis près de dix ans, et son frère Ismaïl, qui a également combattu avec des milices financées par le Qatar en Libye, est « probablement plus personnel qu’idéologique ».

Membres d’Ahrar al-Sham dans la province de Raqqa, dans le nord de la Syrie, en août 2013 (AFP)

Le soutien du Qatar aux islamistes libyens a également eu un impact sur la crise syrienne dans la mesure où de l’aide est arrivée en Syrie par le biais d’anciens rebelles libyens ayant pris le pouvoir dans l’ère post-Kadhafi. Le gouvernement qatari a également soutenu les milices islamistes du Front al-Nosra et d’Ahrar al-Sham, tout en maintenant que son intention principale a toujours été de faire avancer la cause contre Bachar al-Assad plutôt que de promouvoir un quelconque bloc politique (en particulier islamiste).

Bien que l’émirat soit un membre fervent de la coalition dirigée par les États-Unis contre le groupe État islamique, le Qatar s’est montré moins actif sur le terrain ces dernières années.

Le soutien du Qatar au gouvernement égyptien dirigé par les Frères musulmans sous la présidence de Mohamed Morsi de juin 2012 à juillet 2013 a été considéré comme la preuve la plus manifeste de ses tendances islamistes. Au cours de l’année où Morsi était au pouvoir, le Qatar a donné ou prêté 7,5 milliards de dollars à l’Égypte. Cependant, le soutien qatari n’était pas destiné aux Frères musulmans en tant que tels, mais plutôt à un gouvernement égyptien élu par le peuple.

Depuis la chute de Morsi en juillet 2013, le régime militaire d’Abdel Fattah al-Sissi a suspendu les négociations pour l’achat de gaz naturel qatari et retourné 2 milliards de dollars que le Qatar avait déposés dans la banque centrale de l’État sous Morsi, suite au report par le Qatar de l’octroi de l’aide et à l’imposition de nouvelles conditions préalables à sa réception.

À LIRE : Gaz et crise du Golfe : comment le Qatar pourrait prendre le dessus

À peu près au même moment, l’Arabie saoudite a approuvé 5 milliards de dollars d’aide à l’Égypte et, en juillet 2013, immédiatement après le renversement de Morsi, les Émirats arabes unis lui ont accordé 3 milliards de dollars de plus. Sissi a également ratifié un traité controversé transférant les îles de la mer Rouge de Tiran et Sanafir sous contrôle saoudien.

Alors que les liens entre l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et l’Égypte ont prospéré, le Qatar a été isolé et désigné comme un « mini-Ikhwanistan » (du terme arabe ikhwan, frères), tandis que Bahreïn, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont profité de la défaite des Frères musulmans en Égypte pour isoler le Qatar du CCG pour la première fois en 2013.

Un nouveau départ ?

Sous le leadership du cheikh Tamim ben Hamad al-Thani, à qui le cheikh Hamad a transmis le pouvoir en juin 2013, la relation entre le Qatar et l’Arabie saoudite a semblé – du moins initialement – s’améliorer.

Depuis la mise en œuvre de l’accord du CCG de 2013 et jusqu’à juin dernier, les relations semblaient s’améliorer entre le Qatar et l’Arabie saoudite – et le CCG de manière plus générale

Fait révélateur, le cheikh Tamim a effectué son premier voyage à l’étranger à Riyad. Il a également adhéré aux conditions de l’accord du CCG signé en novembre 2013 qui interdisait au Qatar de soutenir « quiconque représente une menace pour la sécurité et la stabilité du CCG, qu’il s’agisse de groupes ou d’individus – par un travail sécuritaire direct ou une influence politique – [et de soutenir] des médias hostiles ».

Le non-respect perçu de ces exigences a entraîné le retrait des ambassadeurs de Bahreïn, d’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis du Qatar en mars 2014 ; ils ne sont revenus qu’en novembre 2014 après que le Qatar a expulsé sept membres de haut rang des Frères musulmans égyptiens et promis de « cesser d’attaquer l’Égypte dans ses émissions sur Al Jazeera », essentiellement en supprimant de la chaîne la tribune du cheikh Youssef al-Qaradawi, idéologue des Frères musulmans égyptiens.

Depuis la mise en œuvre de cet accord du CCG et jusqu’à juin dernier, les relations semblaient s’améliorer entre le Qatar et l’Arabie saoudite – et le CCG de manière plus générale.

Le cheikh Youssef al-Qaradawi sur la place Tahrir du Caire, en février 2011, où des centaines de milliers d’Égyptiens étaient encore rassemblés, une semaine après la démission de Hosni Moubarak (AFP)

En effet, suite à la première visite du cheikh Tamim à Riyad et face aux accusations lancées par le gouvernement égyptien en février 2015 selon lesquelles le Qatar a soutenu le terrorisme en Libye, le secrétaire général bahreïni du CCG, Abdullatif al-Zayani, a défendu le Qatar, affirmant que de telles accusations étaient « infondées, [contredisaient] la réalité et [ignoraient] les efforts sincères délivrés par le Qatar ainsi que par le Conseil de coopération du Golfe et les États arabes dans la lutte contre le terrorisme et l’extrémisme à tous les niveaux ».

Pendant la période de détente, l’Arabie saoudite a également accueilli l’Union internationale des savants musulmans, dirigée par le cheikh Youssef al-Qaradawi et classée au rang d’organisation terroriste dans la dernière liste publiée par le CCG, à l’occasion de la Conférence islamique convoquée en février 2015 par le roi Salmane. Plus tôt au cours du même mois, le ministre saoudien des Affaires étrangères Saoud ben Fayçal a même déclaré que son gouvernement n’avait « aucun problème avec les Frères musulmans ».

On pensait alors que sous le roi Salmane, qui est arrivé au pouvoir en janvier 2015, une détente aurait eu lieu sur la question des Frères musulmans, ce qui aurait permis au Qatar et à l’Arabie saoudite de renforcer leurs liens.

Le retour du désaccord

Au cours de l’année 2017, cependant, de nouvelles tensions ont émergé entre le Qatar et ses voisins, replaçant au premier plan les vieilles problématiques de 2014.

Par exemple, en mai, le Qatar a accueilli une réunion du Hamas dans laquelle le groupe a publiquement abandonné tout lien avec les Frères musulmans et présenté un programme politique destiné à adoucir son image d’organisation terroriste ou extrémiste, incluant notamment l’acceptation de l’État palestinien selon les frontières de 1967. Cette démarche a mis en évidence non seulement l’influence politique prédominante des islamistes, mais aussi la manière dont le Qatar s’est ancré dans des questions régionales cruciales en offrant un refuge aux exilés politiques.

Le chef exilé du bureau politique du Hamas, Khaled Mechaal, discute avec le chef adjoint du Hamas, Moussa Abou Marzouk, avant leur conférence à Doha, en mai 2017 (AFP)

Les déclarations formulées à la mi-mai 2017 par le ministre qatari des Affaires étrangères, le cheikh Mohammed ben Abdulrahman al-Thani, qui a soutenu des négociations au sein du CCG et réaffirmé que le Qatar n’avait pas interdit les Frères musulmans, n’ont pas aidé à atténuer les tensions existantes. Tout en déclarant : « Nous ne soutenons pas, nous ne soutiendrons pas et nous n’avons pas soutenu les Frères musulmans », al-Thani n’a également exprimé aucun remords quant à la politique du Qatar consistant à « [soutenir] tout individu qui assume la présidence en Égypte de manière claire et transparente ».

À LIRE : Pourquoi le Hamas ne figurait pas sur la liste saoudienne des exigences présentées au Qatar

Enhardi par une visite du président américain Donald Trump, dont l’administration a réfléchi à l’idée de classer les Frères musulmans au rang d’organisation terroriste, le gouvernement saoudien a intensifié sa rhétorique antiqatarie, renforcée par le soutien des Émirats arabes unis, qui ont arrêté une centaine de membres d’un mouvement lié aux Frères musulmans en 2012 et dont l’ambassadeur aux États-Unis rencontre régulièrement le conseiller et gendre de Trump, Jared Kushner.Un article publié en mars 2017 par Al-Arabiya, qui détaillait une conversation entre le président Trump et Mohammed ben Salmane sur les liens entre Oussama ben Laden et les Frères musulmans, a signalé un tournant négatif pour les Frères musulmans, en particulier alors que le prince héritier Mohammed ben Salmane montait en grade.

Pourquoi les Frères musulmans dérangent l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis

Là où les Qataris considèrent les groupes liés aux Frères musulmans comme des partenaires politiques potentiels, les Émiratis et les Saoudiens les voient comme des menaces existentielles susceptibles d’exiger des réformes politiques dans des systèmes politiques très fermés.

Cette politique d’isolement des Frères musulmans et, par extension, du Qatar, semble avoir du sens pour l’Égypte, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, puisque les mouvements liés aux Frères musulmans dans ces États ont été associés aux efforts en faveur de réformes politiques ; néanmoins, l’existence d’une filiale des Frères musulmans à Bahreïn – al-Minbar – s’avère quelque peu problématique.

Le roi de Bahreïn Hamed ben Issa al-Khalifa assiste à un sommet informel du CCG, à Djeddah, en mai 2016 (AFP)
Comme les mouvements islamistes d’opposition ont tendance à être chiites dans cet État, les Frères musulmans ont traditionnellement été alliés à la famille régnante sunnite des al-Khalifa et siègent au parlement depuis 2002.

Pour conserver les faveurs du gouvernement, cependant, al-Minbar a pris soin de se distinguer des groupes de Frères musulmans plus oppositionnels ailleurs dans la région, en particulier suite au Printemps arabe, et insiste sur sa loyauté envers l’idéologie sunnite islamiste des Frères musulmans, axée fondamentalement sur l’islamisation de la société à travers le gouvernement, mais pas en tant qu’organisation transnationale.

Cette idéologie stipule essentiellement que l’islam devrait façonner les politiques gouvernementales et s’accompagne souvent de la conviction que la participation aux élections est un moyen déterminant d’effectuer l’islamisation lente de la société.

Que les Frères musulmans soit interdits ou non dans le Golfe et quoi qu’il arrive au Qatar, le soutien en faveur de ces convictions devrait perdurer. Pendant ce temps, les dirigeants saoudiens et émiratis continueront de nourrir des soupçons envers les Frères musulmans pour trois raisons principales : leur idéologie ne peut être achetée, le groupe a des racines transnationales, et ses filiales ont entretenu des liens avec des mouvements locaux en faveur de réformes politiques au cours du Printemps arabe.

Ainsi, on peut comprendre combien il est difficile de trouver un terrain d’entente en ce qui concerne le traitement réservé aux Frères musulmans et aux organisations islamistes connexes, ce qui complique la résolution de la crise actuelle.

Courtney Freer est chargée de recherche au Kuwait Programme on Development, Governance and Globalisation in the Gulf States de la London School of Economics. Elle a récemment obtenu son doctorat à l’Université d’Oxford et a précédemment travaillé comme assistante de recherche au Brookings Doha Center, au Qatar.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : les dirigeants du Conseil de coopération du Golfe (CCG) posent pour une photo de groupe lors d’un sommet du CCG le 6 décembre 2016, à Manama, capitale de Bahreïn (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Stay informed with MEE's newsletters

Sign up to get the latest alerts, insights and analysis, starting with Turkey Unpacked

 
Middle East Eye delivers independent and unrivalled coverage and analysis of the Middle East, North Africa and beyond. To learn more about republishing this content and the associated fees, please fill out this form. More about MEE can be found here.