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Nice : le tueur n’est ni un islamiste, ni un djihadiste, ni même un « terroriste »

L’EI, nos dirigeants, nombre de chercheurs médiatisés et la caste des pseudo experts partagent tous un intérêt commun à faire de ce meurtre de masse un acte de « terrorisme islamiste djihadiste »

Malgré les moyens colossaux consacrés à l’investigation de la tragédie du 14 juillet, lors de laquelle un homme a foncé dans la foule au volant d’un poids-lourd, tuant 84 personnes, le gouvernement français n’a toujours pas été capable d’apporter une seule preuve crédible que l’assaillant a bien commis sa tuerie au nom de l’État islamique (EI).

En fait, on n’a toujours aucune preuve sérieuse que Mohamed Lahouaiej Bouhlel était un sympathisant de Daech, un adepte de la cause « djihadiste », un « islamiste radical », ou même simplement un musulman croyant. 

Le contraire d’un profil « djihadiste radicalisé »

Bien au contraire, tous les témoignages recueillis — son père, son oncle, son frère, ses voisins etc. — convergent pour affirmer qu’il n’avait aucun intérêt pour la religion, qu’il buvait, fumait du shit, se droguait, battait horriblement sa femme et ses enfants, ne lisait pas le Coran, ne faisait pas le Ramadan, n’allait jamais à la mosquée, etc.

Une voisine affirme qu’« il sentait l’alcool en plein Ramadan ». Une autre, qu’il déféquait partout dans l’immeuble et taillait en pièces les poupées de sa petite fille. On a perquisitionné son appartement de fond en comble, on n’y a même pas trouvé un Coran !

En d’autres termes, même fin juin, il n’était toujours pas un musulman pratiquant. Cependant, nous affirment des « experts » comme Pierre Conesa, il s’agirait d’un « salafiste ».

Voisins, parents, collègues etc. décrivent Mohamed Lahouaiej Bouhlel comme un caractériel déprimé, un déséquilibré,  un « malade » (ses antécédents psychiatriques sont d’ailleurs avérés). 

L’homme était en état dépressif depuis des années, vivait seul, séparé par la police de sa femme et de ses enfants, en plein divorce, avec désormais une pension alimentaire sur le dos — en bref, le moment où beaucoup « pètent les plombs ». Connu des services de police pour agression, menaces et délinquance, un casier judiciaire et une condamnation de six mois de prison avec sursis lui pendaient au nez, chose qui plombe encore plus une vie et grève salement votre avenir, surtout lorsque vous êtes comme lui un étranger.

Il était également à court d’argent, s’était vu refuser un prêt à la consommation pour insolvabilité, et n’avait même pas pu retirer 1 000 euros avant son massacre.

L’individu était également bisexuel et a laissé sur son portable de nombreux selfies le montrant avec ses amants féminins et masculins, dont un amoureux régulier de 73 ans.

Daech recruterait donc désormais des salafistes islamistes ouvertement gays ou bisexuels ?  Leur désespoir doit donc être bien grand. 

Et pourtant, tous nos dirigeants parlent de « terrorisme islamiste » depuis le soir de l’attaque et donc bien avant la revendication de Daech le matin du samedi 16 juillet. Et bien que pas moins de 200 inspecteurs passent depuis lors la vie de cet homme au peigne fin, ils n’ont à ce jour trouvé aucune trace de conviction djihadiste et encore moins de connexion concrète à l’EI ou autre mouvement « islamiste ». 

On voit bien qu’il y a un énorme problème de dissonance cognitive tant dans le récit officiel de nos médias et du gouvernement que dans la revendication de l’EI. 

Gouvernement, médias, chercheurs et experts : un intérêt commun avec Daech

En fait, Daech, nos dirigeants, nombre de chercheurs médiatisés dont des intellectuels sérieux (comme Gilles Kepel), et la caste des pseudo experts, anciens des Renseignements généraux et représentants du business de la sécurité privée, partagent tous un intérêt commun à faire de ce meurtre de masse et suicide un acte de « terrorisme islamiste djihadiste » motivé par des raisons « idéologiques » – politiques, religieuses – bien qu’il n’existe aucune trace de telles intentions ou significations (désir de « martyre », etc.) dans le geste de cet homme.

Le gouvernement, parce que cela lui permet de poursuivre sa gouvernance par la peur, à la Orwell, et de faire passer des mesures liberticides style État policier que jamais la population n’accepterait autrement. 

Daech, parce qu’il lui faut désormais faire feu de tout bois. Battu sur son terrain « syrakien », avec un territoire qui se réduit comme peau de chagrin, un recrutement et des finances en chute vertigineuse, des défections importantes, il sait désormais que son avenir est, comme on dit, derrière lui. Dans cette situation, tout devient bon pour continuer à exister, répandre sa terreur et entretenir l’illusion de la force, de l’invincibilité, du « je suis partout », alors même qu’il s’affaiblit. 

Les médias, parce que tout cela alimente joliment le sensationnalisme, le catastrophisme et leur goût du sang proprement vampirique – éléments qui constituent désormais leurs principales drogues et méthodes de vente. 

Les experts, sérieux ou pas, ont eux aussi un intérêt vital à faire de cette tuerie un acte « islamiste » car plus il y a de djihadistes, mieux ils se portent et, disons-le franchement, c’est là qu’ils font leur beurre. Or, chez nous, les djihadistes sont en fait si rares qu’il faut donc bien en trouver par tous les moyens. Comme pour Daech, tout est alors bon, car pour faire court : plus de djihadistes et plus de peur de « l’islamisme » signifient plus de Mohammed Sifaoui, de Claude Moniquet et autres « faux experts du djihadisme » sur les plateaux de télévision.

Grosses ficelles et enfumage systématique

Ces salades sur la « radicalisation islamiste express » de cet homme, que média et politiques nous servent depuis la première heure, ne tiennent pas debout. 

Les seuls éléments que le procureur François Molins ait réussi à monter en épingle pour valider la ligne officielle sont un « témoignage » de « quelqu’un » (Qui ? Allez savoir…) qui aurait parlé pendant sa garde à vue d’une « barbe religieuse » que Mohamed Lahouaiej Bouhlel aurait eu l’intention de se faire pousser la toute dernière semaine (mais on n’en n’est même pas sûrs !), plus quelques sites web « de la mouvance islamiste radicale » qu’il aurait visités (qui n’en a pas aujourd’hui sur son ordinateur ?), d’ailleurs mélangés à d’autres sites gore, eux, non « islamistes ».

On reconnaît la méthode du procureur de L’Étranger de Camus, qui lui aussi sélectionnait soigneusement les indices de la vie de Meursault pour les relier artificiellement les uns aux autres afin de produire un récit cohérent sur le meurtrier, récit qui était en fait faux en tout point. Car ce gloubi-boulga de sites de toutes sortes dont le procureur nous a parlé comme d’une preuve de « radicalisation islamiste » — clips de décapitations, accidents de voitures, tueries de policiers aux États-Unis, Dieu seul sait quoi d’autre (porno, sans doute) — est bien plus le signe d’une attraction morbide et sordide pour la violence et la mort que celui d’une conversion religieuse quelconque.

Quant aux médias, comme à leur habitude, ils sélectionnent encore davantage, dans le sens désiré, les propos déjà édités et les éléments déjà sélectionnés par les officiels. 

Un meurtre de masse récupéré sur le tard par l’EI

Un « soldat de Daech » aurait au minimum évoqué l’EI ou Allah. Il aurait crié « Allahou akbar ! » ou laissé quelque chose pendant l’attaque ou derrière lui attestant de son statut, de son nouveau moi, du sens de son geste, de sa « purification », de son allégeance à l’EI.

Ici, rien, malgré la planification minutieuse du crime. Et même des selfies compromettants non effacés dans son téléphone portable. Quel étrange djihadiste…

L’attaque du train allemand par un jeune réfugié afghan apporte une preuve a contrario : lui a bien signé son geste (vidéo, drapeau et serment d’allégeance, etc.) tout comme, avant lui, les frères Kouachi, auteurs de la tuerie de Charlie Hebdo, et le commando des attentats du 13 novembre à Paris. Ou encore maintenant, les assassins du prêtre de l’église de Normandie, dans le nord-ouest de la France.

Le chercheur en radicalisation Farhad Khosrokhavar affirme courageusement (vue l’hystérie ambiante) qu’il faut se rendre à la raison et reconnaître que cet homme « n’a rien à voir avec Daech ». Il ajoute : « Dans le terrorisme classique, islamiste ou autre, il y a une dimension idéologique, tout ça, c’est absent… C’est un terrorisme sans terreur au sens organisationnel et idéologique ».

On abonde dans ce sens mais cela ne suffit pas. Il faut aller plus loin et admettre qu’il n’y a à ce jour aucune motivation ou signification politique, géopolitique (la Syrie, les bombardements du président Hollande, etc.) ou religieuse à ce geste. Il est de plus en plus évident que cet homme n’était ni un « radical », ni un salafiste, ni un islamiste, ni un djihadiste, même les derniers jours. 

Et s’il n’y a aucune dimension idéologique, comme le dit Farhad Khosrokhavar, alors ce n’est plus du terrorisme, car tout terrorisme implique une cause au nom de laquelle l’acte a été accompli.

La vérité est souvent bien plus simple que ces récits artificiels et mal ficelés que tous, tel le procureur camusien, s’évertuent à construire autour de Mohamed Lahouaiej Bouhlel en reliant son geste à quelques pauvres éléments désespérément glanés ici et là puis brandis comme des « preuves » provenant de sources dont on ignore la crédibilité, et qui ne sont d’ailleurs même pas avérés (comme cette histoire de « barbe »).

Bien plus que d’un profil djihadiste, endoctriné politiquement ou « radicalisé » religieusement, ce qui émerge ici est donc le portrait d’un homme fini, foutu, en bout de course, fauché, expulsé de chez lui par sa famille, violent, isolé, déprimé, un homme qui n’a jamais montré d’intérêt pour la religion, un caractériel mentalement désaxé depuis déjà de nombreuses années, à la fois dévoré par le sexe et fasciné par la mort.

Non pas un « soldat de Daech » ou un « islamiste » converti en mode « rapide », puis « éclair », comme le présente le gouvernement (qui donne ainsi stupidement à Daech ce qu’il recherche), mais bien plus banalement un de ces nombreux cas psychiatriques graves qui un jour décident d’en finir, de mettre fin à leur misère dans un meurtre de masse suivi d’un suicide.

Ces cas sont d’ailleurs fréquents : school shooings sur les campus américains (Columbine, etc.), meurtriers de masse comme ce jeune irano-allemand qui vient de tuer neuf personnes avant de se donner lui aussi la mort en Bavière, ou ce pilote d’avion dépressif qui s’était suicidé en entraînant dans sa mort tous ses passagers.

Quant à Daech, observant de loin le nombre de morts et la surmédiatisation de l’attaque, il récupère la tuerie sur le tard (36 heures après, ce qui est inhabituel, avec un communiqué d’ailleurs on ne peut plus laconique et peu crédible, quatre lignes qui ne mentionnent même pas le nom du tueur). Et le tour est joué. Histoire de remuer le couteau dans la plaie, d’engranger enfin une « victoire » dans un contexte de défaites sans fin, et de semer encore plus la zizanie dans la société française.

Soyons donc pour une fois intelligents au lieu d’aider l’EI dans sa propagande et son opération d’intox.

Alain Gabon est professeur des universités et maître de conférences en Études françaises aux États-Unis. Il dirige le programme de français de l’Université Wesleyenne de Virginie et est l’auteur de nombreuses conférences et articles sur la France contemporaine et l'islam en Europe et dans le monde pour des ouvrages et revues universitaires spécialisés, des think tanks comme la Cordoba Foundation en Grande-Bretagne, et des médias grands publics comme Saphirnews ou Les cahiers de l'Islam. Un essai intitulé « Radicalisation islamiste et menace djihadiste en Occident : le double mythe » sera publié dans quelques semaines par la Cordoba Foundation.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : des policiers et secouristes se tiennent près du poids-lourd utilisé pour foncer dans la foule le soir du 14 juillet à Nice, France (AFP).

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