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Turbulences en vue pour la Grande rivière artificielle de Kadhafi

La Grande rivière artificielle est un remarquable exploit d’ingénierie, mais l’ensemble du projet pourrait s’effondrer si le chaos en Libye se prolonge

Hollywood n’aurait pas pu faire mieux.

Dans la nuit noire, au cœur du désert du sud de la Libye, une file de phares de voitures roulant à vive allure apparaît. Des balles traçantes orange tirées par des AK47 dessinent des arcs dans le ciel. Des femmes ululent, l’écho de leurs cris aigus dévale les dunes de sable.

Puis un cheval blanc surgit de l’obscurité, accompagné d’une phalange d’hommes en robe sombre qui courent à ses côté, fusées à la main. Sur la selle – qui semble quelque peu instable – se trouve Mouammar Kadhafi, une cape verte sur les épaules, un petit chapeau rond rouge perché sur son épaisse masse de cheveux.

Les chants de la foule amenée en autobus gagnent en ferveur. Un moment d’embarras survient lorsqu’un des hauts talons cubains des chaussures de cow-boy à l’américaine de Kadhafi se coince dans un étrier.

L’approvisionnement en eau de la Libye menacé

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Nous étions au milieu de l’année 1987 et le tout-puissant dirigeant libyen se trouvait au cœur du désert pour inaugurer une nouvelle phase de son projet de plusieurs milliards de dollars visant à rendre verdoyants les déserts du nord de la Libye : le projet de Grande rivière artificielle (GRA).

Nous – un petit groupe de journalistes autorisés à entrer dans le pays – avions été réveillés dans nos lits d’hôtel à Tripoli à une heure du matin avant d’être conduits dans un bus aux vitres obscurcies. Aucune explication, aucun indice au sujet de l’endroit où nous allions.

« Hé, c’est amusant », s’exclame la cadreuse de CNN, toujours enthousiaste. « Peut-être que nous allons dans une oasis prendre le petit-déjeuner. »

Kadhafi ne s’adresse pas à la foule mais fait les cent pas, la saluant tel un acteur déterminé à absorber l’adulation jusqu’à ce que le dernier applaudissement ne disparaisse.

Un grondement de machines lourdes se fait entendre.

« Vous pensez que ce sont des chars ? », demande la cadreuse, emplie d’excitation. « Peut-être qu’il va y avoir une bataille. »

Les machines sont des camions géants et des chariots élévateurs – tous conduits par des Coréens. Des tronçons de tuyaux géants sont manipulés pour être placés dans des tranchées. Un groupe de joueurs de cornemuse en kilt s’éveille péniblement, jouant un air incertain.

L’atmosphère devient de plus en plus surréaliste. Le cheval blanc du dirigeant, désormais sans cavalier, passe au galop et disparaît dans la nuit.

Kadhafi réapparaît après avoir changé de costume : il arbore maintenant ce qui ressemble à une combinaison spatiale.

Une file de limousines toutes identiques s’arrête. Le dirigeant adresse un dernier signe de la main. Les Coréens font la révérence. Les ululements et les tirs d’AK47 se font plus nombreux.

« Quel spectacle, lance la cadreuse. Attendez qu’ils voient ça à notre retour à Atlanta. »

Kadhafi réapparaît après avoir changé de costume : il arbore maintenant ce qui ressemble à une combinaison spatiale

Bien sûr, Kadhafi n’est plus. Les joueurs de cornemuse ont probablement poussé leur dernier souffle. Les Coréens ont travaillé pendant quelques années, mais leur société, Dong Ah Construction, qui a remporté la part du lion des premiers contrats de la GRA, a fait faillite, les poussant à rentrer chez eux.

Aux dernières nouvelles, la cadreuse américaine dirigeait un centre de yoga dans l’Oregon.

Pourtant, le projet de GRA – d’un prix d’au moins 25 milliards de dollars – a continué d’avancer. Au moment où le soulèvement contre Kadhafi a commencé, au début de l’année 2011, les travaux de la GRA étaient achevés à plus de 70 %.

Toutefois, avec le chaos qui résulte de la guerre civile en cours, le projet et son réseau d’infrastructures sont soumis à de fortes pressions qui menacent l’approvisionnement en eau de la majorité des 6,3 millions de Libyens.

Cérémonie célébrant l’arrivée de l’eau du projet de Grande rivière artificielle à Gharyan, au sud de la ville de Tripoli, en août 2007 (AFP)

Le système aquifère des grès nubiens

L’idée derrière la GRA – évoqué pour la première fois dans les années 1950 – était simple sur le papier mais très complexe en réalité.

La Libye est l’un des pays les plus arides de la planète, dont le territoire est désertique à plus de 90 %. Pourtant, au fond du sable, dans le sud du pays, se trouve ce que l’on appelle le système aquifère des grès nubiens – la plus grande nappe aquifère au monde –, un vaste lac d’eau douce qui couvre une superficie de plus de deux millions de kilomètres carrés.

Annonçant en grande pompe que la GRA rendrait le désert « aussi vert que le drapeau de la Jamahiriya libyenne », Kadhafi s’est lancé dans ce projet géant en 1983 en vue d’exploiter les eaux abondantes de l’aquifère.

Bien que de nombreux gouvernements aient rejeté le projet, n’y voyant qu’une nouvelle lubie irrationnelle de Kadhafi, des sociétés étrangères – des États-Unis, du Royaume-Uni, de France, d’Allemagne, du Japon, de Corée du Sud, d’Italie, de Turquie, du Brésil et du Canada – se sont précipitées pour s’emparer d’une tranche de ce qui a été décrit à l’époque comme le plus grand projet d’ingénierie au monde.

La Libye est l’un des pays les plus arides de la planète, dont le territoire est désertique à plus de 90 %

Depuis la chute de Kadhafi, on a parlé de plusieurs millions de dollars de pots-de-vin versés à des responsables libyens en échange de leur participation au projet.

Divisé en cinq phases, le projet de GRA comprenait le forage de 1 300 puits, dont certains devaient descendre jusqu’à 600 mètres de profondeur, sous les sables désertiques. Des tuyaux de béton géants, assez grands pour qu’un autobus passe à travers, ont été enfoncés dans des tranchées : au total, un réseau de distribution d’eau couvrant 4 000 km a été mis en place.

Des réservoirs ont été construits, ainsi que de nombreuses stations de pompage. La première phase de la GRA, qui fournit de l’eau à Benghazi, dans l’est de la Libye, mais aussi à Syrte, bastion de Kadhafi – devenu aujourd’hui un foyer d’activité de l’État islamique –, a été achevée en 1991.

Kadhafi montre du doigt le barrage d’al-Gurdabiya en compagnie des dirigeants du Niger, du Burkina Faso, du Mali, du Togo et du Nigeria, à l’est de Syrte, en mars 2002 (AFP)

D’autres phases du projet, visant à fournir de l’eau à Tripoli, dans l’ouest, et à Tobrouk, à l’extrémité est du pays, ont été activées progressivement.

La GRA a été financée presque entièrement par les fonds générés par les ventes de pétrole libyen : même si une quantité importante d’équipement a été importée – en particulier de Corée du Sud pendant les phases initiales du projet –, les centaines de milliers de tuyaux nécessaires pour le projet ont tous été fabriqués en Libye.

Dans ce qui a été considéré comme un manœuvre très controversée, des avions de l’OTAN – agissant pour soutenir les forces rebelles qui combattaient l’armée de Kadhafi – ont bombardé et détruit une des deux installations de fabrication de tuyaux de la GRA à Brega, en juillet 2011.

L’OTAN a affirmé détenir des preuves que l’usine était utilisée par les forces de Kadhafi comme installation de stockage militaire et que des roquettes étaient tirées depuis le site.

Des responsables de la GRA, fidèles à Kadhafi, ont déclaré que la destruction de l’usine et des infrastructures environnantes était un crime de guerre qui menaçait l’approvisionnement en eau de millions de Libyens.

Les avions de l’OTAN – agissant pour soutenir les forces rebelles qui combattaient l’armée de Kadhafi – ont bombardé et détruit une des deux installations de fabrication de tuyaux de la GRA à Brega, en juillet 2011

Plus tard en 2011, l’UNICEF a rapporté que les coupures de courant et les pénuries de carburant mettaient la GRA en danger.

Dans le même temps, des rapports ont fait état d’un manque de pièces de rechange et de produits chimiques menaçant le fonctionnement de la GRA.

Au milieu de la violence et du chaos politique et économique qui engloutit toujours la Libye, il est très difficile de trouver des informations fiables et à jour sur le fonctionnement de la GRA.

Le sort de la GRA sur le long terme

Il est clair que les pénuries chroniques d’électricité dans la plupart des régions du pays entravent sérieusement l’exploitation des stations de pompage d’eau et des puits.

Plus de 90 % de la population libyenne – la population a doublé depuis le début des années 1980 – vit dans les villes de la côte. Les aquifères côtiers ont été asséchés ou sont pollués par l’intrusion d’eau de mer.

Les anciennes usines de dessalement ont besoin de réparations. Les projets visant à en construire de nouvelles sont suspendus tant que les combats se poursuivent.

Dans le même temps, les pannes d’électricité impliquent que les habitants des deux principales villes de Libye – Tripoli et Benghazi – restent sans eau jusqu’à huit heures par jour, parfois plus.

D’autres régions du pays, dont des régions agricoles qui dépendent de la GRA pour l’irrigation des cultures, sont affectées de la même manière.

Dans le même temps, les pannes d’électricité impliquent que les habitants des deux principales villes de Libye – Tripoli et Benghazi – restent sans eau jusqu’à huit heures par jour, parfois plus

Le sort de la GRA sur le long terme est encore plus préoccupant. Bien qu’il y ait une grande quantité d’eau sous le désert, l’aquifère n’est pas réapprovisionné.

Les responsables de Kadhafi ont déclaré qu’il y avait assez d’eau pour durer plusieurs millénaires ; d’autres avertissent que l’aquifère pourrait être épuisé en cent ans.

Le système aquifère géant dans le sud de la Libye passe sous le territoire du Soudan, de l’Égypte et du Tchad. Des rapports font déjà état de l’assèchement de puits en Égypte.

Kadhafi aimait prétendre que la GRA était « la huitième merveille du monde ». Il s’agit à bien des égards d’un remarquable exploit d’ingénierie, mais l’ensemble du projet pourrait s’effondrer si le chaos en Libye se prolonge – et cela provoquerait une crise chronique de l’eau qui toucherait des millions de personnes.

Kieran Cooke, ancien correspondant à l’étranger pour la BBC et le Financial Times, collabore toujours avec la BBC et de nombreux autres journaux internationaux et radios.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : l’ancien dirigeant libyen Mouammar Kadhafi marche le long du barrage d’al-Gurdabiya, à l’est de Syrte, qui était une phase du projet libyen de Grande rivière artificielle, le 7 mars 2002 (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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