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Un siècle plus tard, Mossoul est une bataille pour le destin de la région

Alors que l’ordre imposé au Moyen-Orient après la Première Guerre mondiale s’effondre, celui-ci menace d’exploser là où la Syrie, l’Irak et la Turquie se rencontrent

La Grande Guerre, ou Première Guerre mondiale, a englouti l’ensemble de l’Orient arabo-islamique – ou ce qui est devenu dans le lexique occidental la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord.

Pour les Américains et leurs alliés européens, Mossoul représente une bataille contre l’État islamique. Mais pour les autres forces, c’est une nouvelle manche de la série de batailles pour le destin de la région

Le sultanat ottoman, un des principaux participants de la guerre, a appelé aux armes environ un million de recrues en provenance de ses différents peuples à travers la guerre. Après deux attaques manquées sur le canal de Suez et dans le Caucase, le territoire ottoman est lui-même devenu une arène de combat.

Le brasier a englouti l’Égypte, qui était dès le début une cible ottomane, ainsi que la Libye, qui a été revendiquée par diverses parties au conflit. Même la Tunisie et l’Algérie, qui étaient à l’époque sous l’hégémonie française, ont fait leurs adieux à des milliers de leurs fils partis rejoindre le champ de bataille.

Peut-être pourrait-on décrire la Grande Guerre comme la première guerre mondiale en adéquation avec les normes modernes.

Elle a fait rage sur quatre continents, même si l’Europe était le principal champ de bataille.

En 1914, les forces ottomanes s’apprêtent à attaquer le canal de Suez (Wikipédia)

Les technologies modernes de massacre, de communication, de transport, d’enregistrement, de classification, de recherche et de diplomatie ont non seulement haussé le niveau de la guerre jusqu’à la destruction totale, mais ont également joué un rôle majeur dans le processus de reconstruction de l’ordre international.

Après la fin de la guerre, les États-Unis se sont rapidement retirés de la scène internationale, la Russie tsariste, l’Empire ottoman et l’Empire austro-hongrois se sont effondrés et, avec la défaite de l’Allemagne, la Grande-Bretagne et la France sont devenues les deux principales puissances dans l’ordre d’après-guerre.

Comme le sort du sultanat ottoman était sur la table dès le début des combats, il était seulement naturel de voir les Britanniques et les Français prendre le contrôle de ses trésors et jeter les bases d’un nouvel ordre régional.

Des lignes arbitraires et des fondations vagues

Au cours du siècle écoulé, cet ordre a suscité des débats nourris entre ceux qui vivent dans la région et entre les savants occidentaux qui s’intéressent à l’histoire de l’impérialisme.

Ceux qui vivaient dans l’ombre de l’ordre impérial se sont retrouvés coincés entre les frontières d’un État souverain national construit sur des fondations qui n’ont jamais été claires

Ceux qui ont défendu l’ordre d’après-guerre affirment qu’aucune division ou partition n’avait eu lieu dans la mesure où les entités formées par la Syrie, l’Irak, l’Arabie saoudite et la Turquie – et peut-être également la Palestine, le Liban et la Jordanie dans une moindre mesure – étaient fondées sur des héritages géopolitiques anciens.

Leur transformation en États, selon ce raisonnement, a été accomplie grâce à une coopération étroite entre les élites et les dignitaires de leurs villes. Outre cela, prétendent-ils, les étrangers sont rapidement partis et ces pays ont pu jouir d’une indépendance et remettre leur sort entre les mains de leur propre peuple.

Cependant, la question qui ne doit pas être ignorée concerne le fait que le nouvel ordre régional a été créé dans un certain isolement vis-à-vis de la volonté des habitants du sultanat. Ceux qui vivaient dans l’ombre de l’ordre impérial dans leur passé se sont soudain retrouvés coincés entre les frontières d’un État souverain national construit sur des fondations qui n’ont jamais été claires.

Pourquoi a-t-on, par exemple, divisé des tribus, des clans et des familles entre l’Irak et la Syrie, entre la Syrie et la Jordanie, entre le sud de la Palestine et le Sinaï ou encore entre le nord de la Palestine et le Liban ? Pourquoi les Arabes ont-ils eu plus qu’un État ? Alors que les Turcs ont eu leur État, pourquoi les Kurdes n’ont-ils pas été autorisés à créer le leur ?

Dans la plupart des nouveaux États, en particulier en Turquie, en Irak et en Syrie, les élites qui ont pris le pouvoir n’ont pas su faire face au pluralisme ethnique, religieux et sectaire qui avait fleuri et ont recouru à la force armée.

En outre, un projet sioniste a été planté au cœur du nouvel ordre régional dès sa création. Par conséquent, la recherche de la paix et de la stabilité dans la région, même si ses États sont parvenus à aborder d’autres questions épineuses, est devenue une affaire futile.

L’effondrement d’un ordre

Aujourd’hui, la région connaît une explosion multiniveaux et multidimensionnelle qui reflète l’incapacité du premier ordre régional d’après-guerre à survivre et à se poursuivre.

Le seul petit triangle compressé entre le sud de la Turquie, le nord de l’Irak et la Syrie est un exemple du chevauchement extrêmement compliqué de conflits

Le seul petit triangle compressé entre le sud de la Turquie, le nord de l’Irak et la Syrie est un exemple du chevauchement extrêmement compliqué de conflits régionaux et infrarégionaux, non seulement entre États, mais aussi entre entités infra-étatiques et puissances internationales qui tentent de maintenir leur influence dans la région.

Au lendemain des soulèvements arabes, la Syrie n’est plus en mesure de se comporter comme un État pleinement souverain ou d’imposer sa pleine hégémonie sur son peuple et ses frontières. L’Irak a perdu ses traits à la suite de la guerre du Golfe, en 1991, l’invasion et l’occupation américaines ayant seulement contribué à exacerber la crise.

Pendant la guerre du Golfe, des ingénieurs britanniques font exploser une mine, en janvier 1991, dans le désert saoudien (AFP)

Bien que le Liban soit ressorti de ses guerres civiles en maintenant son image d’État, le pays vit depuis longtemps dans une unité de soins intensifs et des organisations armées, des divisions sectaires et de profonds désaccords politiques le divisent.

En Turquie, le problème kurde a explosé une fois de plus à l’été 2015 après des années d’efforts de paix titubants.

Des ambitions idéologiques et sectaires mêlées à des préoccupations géopolitiques ont poussé l’Iran à adopter des politiques expansionnistes dans son voisinage arabe instable – en Irak, au Liban et en Syrie, mais aussi dans l’État yéménite en pleine fragmentation.

Les États du Golfe, en particulier l’Arabie saoudite, constatent que l’effondrement d’États tels que l’Irak, la Syrie et le Liban d’une part et l’offensive expansionniste de l’Iran d’autre part constituent un danger imminent pour leur existence et leur stabilité.

L’endroit le plus explosif de la planète

Ce climat de déclin et de fragmentation se répercute particulièrement sur les crises en Irak et en Syrie, qui avaient servi de fondations dans l’ordre d’après-guerre. Et c’est exactement la raison pour laquelle le triangle à la frontière syro-irako-turque est l’endroit le plus complexe et potentiellement le plus explosif de la planète.

Après avoir longuement hésité, la Turquie est intervenue dans le nord de la Syrie, pas uniquement pour affronter le danger représenté par le groupe État islamique, mais aussi pour s’attaquer à ses craintes considérables de voir le Parti de l’union démocratique, parti kurde syrien étroitement associé au PKK, créer une entité dans le nord de la Syrie qui séparerait la Turquie de son voisinage arabe syrien.

À travers son intervention militaire, la Turquie cherche également à maintenir son rôle dans la détermination de l’avenir de la Syrie, qui constitue le problème géopolitique le plus épineux de la région.

Plus à l’est, Ankara est prêt à prendre part à la bataille pour libérer Raqqa, capitale de facto de l’État islamique, pour les mêmes raisons que celles qui ont motivé les forces spéciales turques à marcher vers al-Bab et Manbij.

Des familles irakiennes déplacées par l’opération en cours des forces irakiennes contre l’État islamique pour reprendre Mossoul se rassemblent près de Qayyarah, au sud de la ville, le 24 octobre (AFP)

Dans le nord de l’Irak, les troupes irakiennes, kurdes, iraniennes et euro-américaines se préparent à rejoindre la bataille à Mossoul, tout en ignorant les exigences de la Turquie qui cherche à y participer.

Pour les Américains et leurs alliés européens uniquement, Mossoul représente une bataille contre l’État islamique. Mais pour les autres forces diverses, Mossoul est une nouvelle manche de la série de batailles pour la région et son destin.

Les Kurdes croient que leur participation à la bataille contribuera à  réviser les frontières de la région kurde et à réparer les relations entre Erbil et Bagdad.

L’Iran et ses alliés en Irak espèrent que Mossoul sera l’occasion de dessiner une nouvelle carte démographique et géopolitique dans le nord de l’Irak qui renforcera la population chiite dans le nord sunnite et ouvrira un passage sûr et permanent reliant les frontières iraniennes à la Méditerranée par la Syrie.

Les enjeux à Mossoul

Bien qu’il puisse paraître simpliste de prétendre que l’objectif de la Turquie à Mossoul est de regagner ce que le Traité de Lausanne lui a volé, il est évident qu’Ankara est extrêmement préoccupé par le danger qui menace les sunnites irakiens et les ambitions que Téhéran cherche à concrétiser dans le nord.

Bagdad, d’autre part, qui représentait dès le début une partie secondaire dans la guerre contre l’État islamique, continue d’être une partie secondaire dans l’interaction qui sévit dans le nord.

La Première Guerre mondiale a duré moins de quatre ans, mais quatre autres années ont été nécessaires pour que les puissances impériales occidentales s’accordent sur un nouvel ordre régional. Cette fois-ci, le rôle des puissances occidentales est considérablement réduit.

Les principales puissances régionales vivent actuellement dans un équilibre précaire. Encore loin de s’accorder sur les lignes qui marquent leurs intérêts, la région et ses habitants ont encore un long chemin à parcourir avant d’atteindre le rivage de la sécurité et de la stabilité.

Pourtant, personne ne doit se faire des illusions sur la possibilité de voir l’ancien ordre régional ressurgir ou sur son potentiel de survie.

- Basheer Nafi est chargé de recherche principal au Centre d’études d’Al-Jazeera.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : Le Conseil des Quatre – David Lloyd George (Grande-Bretagne), Vittorio Emanuele Orlando (Italie), Georges Clemenceau (France) et Woodrow Wilson (États-Unis) – lors de la conférence de paix de Paris de 1919, au lendemain de la Première Guerre mondiale (Wikipédia)

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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