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« Complètement cinglés » : un émissaire émirati se moque des dirigeants saoudiens dans un e-mail

Yousef Otaiba se moque de l’allié des Émirats arabes unis dans le Golfe dans un échange d’e-mails divulgués qui trahissent des années de frustration face à la vieille garde de Riyad, et les efforts visant à l’évincer
Yousef al-Otaiba présente Mohammed ben Salmane comme l’avenir de l’Arabie saoudite (capture d’écran)

L’ambassadeur des Émirats arabes unis à Washington a décrit des dirigeants saoudiens comme étant « complètement cinglés » dans un échange d’e-mails divulgués, qui sous-entendent des années de frustration émiratie face à l’ancien régime de Riyad ayant donné lieu à une stratégie claire visant à l’évincer en soutenant l’ascension du jeune Mohammed ben Salmane.

Dans ces messages, obtenus par Middle East Eye via le groupe de hackers GlobalLeaks, Otaiba se moque de l’Arabie saoudite en s’adressant à son épouse égyptienne, Abir Shoukry, suite à la décision prise en 2008 par la police religieuse saoudienne d’interdire les roses rouges à la Saint-Valentin.

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Dans un autre e-mail, Yousef Otaiba écrit qu’Abou Dabi s’oppose à l’Arabie saoudite depuis 200 ans au sujet du wahhabisme et que les Émiratis ont plus d’« antécédents négatifs » avec l’Arabie saoudite que quiconque. Dans un troisième e-mail, il révèle que le moment est propice pour les Émiratis de retirer « le plus de résultats qu’il sera jamais possible d’obtenir de l’Arabie saoudite ».

Mais l’essentiel des échanges trahissent un plan clair conçu par Abou Dabi pour dépeindre l’Arabie saoudite comme un coin perdu dysfonctionnel et conservateur sur le plan religieux dont le meilleur espoir de réforme est Mohammed ben Salmane, le nouveau prince héritier.

Mohammed ben Zayed, le prince héritier d’Abou Dabi, se considère comme le mentor de Mohammed ben Salmane et il est connu que les deux hommes se rencontrent jusqu’à trois fois par mois, a déclaré une source à MEE.

L’heure approche

Otaiba indique clairement dans ses e-mails que l’arrivée de Mohammed ben Salmane au poste de prince héritier plus tôt cette année constitue une occasion unique pour les Émiratis de poser leur empreinte sur leur voisin beaucoup plus grand. Ce point de vue est également corroboré par des sources bien informées qui se sont exprimées pour MEE sous couvert d’anonymat.

La mosaïque peinte par les e-mails divulgués d’Otaiba et par de multiples sources de MEE confirme que l’ambassadeur émirati a joué le rôle principal dans la promotion du prince saoudien de 31 ans auprès d’un public sceptique à Washington. Pendant ce temps, l’ambassade d’Arabie saoudite est restée presque totalement passive.

Les ministres saoudiens ont été exclus de la boucle lorsque Mohammed ben Salmane et son frère Khaled se sont envolés pour une rencontre secrète avec Donald Trump dans son club de golf de Bedminster quelques semaines seulement avant la visite du président américain à Riyad, selon les sources de MEE.

La presse locale a supposé que Trump avait simplement passé le week-end à s’adonner aux plaisirs du golf. Le lieu a très probablement été choisi comme un lieu de rendez-vous secret pour ses invités saoudiens étant donné que la propriété privée est protégée des journalistes et de leurs caméras, contrairement à la Trump Tower ou à Mar-a-Lago.

Là-bas, Mohammed ben Salmane et Khaled se sont mis d’accord sur le fastueux programme de la visite à venir de Trump à Riyad.

Il ne fait aucun doute que ces contacts de haut niveau, qu’Otaiba a contribué à soutenir, allaient être pour lui un motif de grande satisfaction. Le 21 mai dernier, Otaiba a écrit à l’influent chroniqueur du New York Times Tom Friedman : « Abou Dabi a livré 200 ans de guerres contre l’Arabie saoudite au sujet du wahhabisme. Nous avons plus d’antécédents négatifs avec l’Arabie saoudite que quiconque. »

« Mais avec MBS [Mohammed ben Salmane], nous voyons un véritable changement. Et c’est pour cette raison que nous sommes enthousiastes. Nous voyons là enfin de l’espoir et nous en avons besoin pour réussir. »

Mohammed ben Salmane en compagnie de chefs militaires. Otaiba l’a décrit comme une force en faveur d’un « véritable changement » (AFP)

Dans un échange avec Brian Katulis, chercheur principal au Center for American Progress, Otaiba a déclaré : « MBS me rappelle un MBZ [Mohammed ben Zayed] plus jeune et, certes, légèrement moins expérimenté. »

Un mois plus tôt, Otaiba s’est adressé à Martin Indyk, ancien ambassadeur des États-Unis en Israël, en ses termes : « Je ne pense pas que nous verrons un jour un leader plus pragmatique que lui dans ce pays. C'est pourquoi il est si important de coopérer avec eux, cela produira les résultats les plus grands que nous ne pourrons jamais obtenir de l'Arabie saoudite. »

Dans d’autres e-mails, Otaiba a soutenu Mohammed ben Salmane en le présentant comme un réformateur « en mission pour rendre le gouvernement saoudien plus efficace » et comme un homme qui « pense comme une personne du secteur privé ».

Otaiba a également écrit à Steven Cook, chercheur principal au Council on Foreign Relations : « Enfin, je ferai juste une humble observation. MBS est un réformateur. Il croit largement en ce en quoi nous croyons aux Émirats arabes unis. Émanciper les jeunes, rendre le gouvernement responsable. C’est une personne orientée vers les résultats. »

« Mohammed ben Salmane est un réformateur. Il croit largement en ce en quoi nous croyons aux Émirats arabes unis »

– Yousef Otaiba, ambassadeur émirati

« Et il n’a pas de temps à accorder à l’incompétence. La motivation, c’est le désir de parvenir à des résultats et de réparer les choses. Pas un coup d’État de palais ou un jeu de pouvoir. »

Semer le doute

Pourtant, Otaiba s’est lui-même livré à un jeu politique au sein de la maison des Saoud. Il était tout à fait conscient que le jeune prince devait évincer son cousin plus âgé, Mohammed ben Nayef.

Ce dernier jouissait aux États-Unis d’une réputation d’homme digne de confiance dans la lutte contre le terrorisme – et l’émissaire émirati s’est donc mis à semer le doute.

Plus d’un an avant que Mohammed ben Nayef n’ait été renvoyé en juin de son poste de prince héritier pour une addiction aux antidouleurs qui, prétendument, aurait nui à sa capacité de jugement, Otaiba a lancé une campagne d’influence à Washington en faisant circuler des rumeurs concernant la santé mentale de Mohammed ben Nayef.

Dans un échange d’e-mails avec David Petraeus datant du 14 décembre 2015, l’ancien directeur de la CIA et commandant des forces de la coalition en Irak a demandé à Otaiba si Mohammed ben Nayef exerçait encore une influence.

Otaiba a répondu : « MBS est assurément plus actif sur la plupart des problèmes quotidiens. MBN [Mohammed ben Nayef] semble un peu décontenancé ces derniers temps. »

« Mohammed ben Nayef semble un peu décontenancé ces derniers temps »

– Yousef Otaiba, ambassadeur émirati 

Petraeus a rétorqué : « Nous en avons besoin aussi là-bas. [Le ministère de l’Intérieur] est important pour le royaume. Il faut conclure un pacte avec le membre plus jeune. Nous l’encouragerons quand nous y serons. »

Otaiba lui a alors répondu : « D’accord. C’est un cas unique où le succès de l’Arabie saoudite dépend du succès de la collaboration entre MBZ et MBN. Je pense que la relation bilatérale entre eux est beaucoup plus forte que ce que les gens semblent croire ici. »

« Mais je pense aussi que le niveau de confiance en soi de MBN n’est plus aussi élevé qu’il ne l’était. »

Six mois plus tard, Otaiba a écrit à Steven Cook qu’il serait « très surpris » si Mohammed ben Salmane essayait de court-circuiter Mohammed ben Nayef, mais a ajouté : « J’ai rencontré récemment MBN et pour dire les choses gentiment, il n’était pas impressionnant, il était beaucoup moins lucide. »

Le rôle de fixeur qu’Otaiba a joué pour Mohammed ben Salmane est également illustré dans un échange avec Robert Malley, alors directeur principal au Conseil de sécurité nationale, qui a demandé une réunion pour un ministre proche du prince.

Dans un autre échange, un responsable du département d’État a demandé à Otaiba de négocier une rencontre entre Mohammed ben Salmane et Brett McGurk, alors envoyé spécial pour la coalition mondiale contre l’État islamique, et Malley.

La mort du roi Abdallah a déclenché une bataille pour le pouvoir au sein de la cour royale saoudienne (AFP)

Frappés par la foudre

L’effet de cet effort de relations publiques sur la carrière de Mohammed ben Salmane a été surprenant.

En janvier 2015, son père Salmane et lui étaient à un cheveu de perdre le trône saoudien. Le roi Abdallah était dans le coma à l’hôpital de la Garde nationale saoudienne, dirigée par son fils, le prince Mitaeb, pendant au moins dix jours avant sa mort. Son état de santé réel était un secret bien gardé. Il n’était connu que de deux personnes au sein de la cour royale, son fils Mitaeb et le chef de la cour royale, Khaled al-Tuwaijri.

Selon des sources de MEE directement informées des événements, Tuwaijri et Mitaeb avaient prévu de falsifier la signature d’Abdallah sur un décret qui devait retirer de l’ordre de succession Salmane, alors prince héritier, en affirmant qu’il était inapte au poste. Sa démence était déjà évidente en janvier 2015.

Si ce décret avait été publié, Moukrine ben Abdelaziz, alors vice-prince héritier, aurait été promu prince héritier et le prince Mitaeb serait devenu vice-prince héritier. Abdallah avait l’intention d’installer Moukrine, l’un de ses rares frères encore en vie, au poste de roi avant que la prochaine génération de dirigeants ne puisse être sélectionnée.

Pour Salmane et son ambitieux fils Mohammed, le temps pressait. Ils ont effectué une visite inopinée à l’hôpital et demandé à voir le roi. Ils ont fait face à Tuwaijri qui a tenté de les refouler en leur disant que le roi s’était réveillé plus tôt mais qu’il était désormais sous sédatifs et qu’il devait se reposer.

Les deux hommes ont insisté et se sont présentés devant un des médecins à l’insu de Tuwaijri. Surpris, le médecin a reconnu que le roi était en réalité dans le coma depuis plusieurs jours et que le pronostic n’était pas bon.

Mohammed ben Salmane a alors descendu en trombe le couloir de l’hôpital pour se confronter à Tuwaijri. Un bruit s’est alors fait entendre : Mohammed ben Salmane venait de gifler violemment Khaled al-Tuwaijri, ont indiqué les sources à MEE.

Abasourdi, Tuwaijri s’est vu signifier par Mohammed ben Salmane qu’une fois que son père serait roi, il ferait partie de l’histoire ancienne. Dès que le secret de l’état de santé du roi a été connu, le plan visant à falsifier un décret royal a été abandonné.

Une fois devenu roi, Salmane s’est servi du plan de Tuwaijri contre le clan de la famille royale qui venait de perdre. Tuwaijri a été renvoyé, Moukrine a été destitué de son poste de prince héritier au bout de quelques mois et Mohammed ben Nayef a récupéré le poste.

Lorsque le moment est venu de se débarrasser de Mohammed ben Nayef et de promouvoir son propre fils Mohammed ben Salmane, le roi a utilisé la même formule en accusant Mohammed ben Nayef d’incapacité mentale.

Ce n’est pas le premier cas rapporté dans lequel le jeune prince a eu recours à la violence physique ou menacé d’y recourir. Quelques années plus tôt, lorsque son père a voulu rezoner une parcelle de terre et qu’un juge a refusé, le prince est allé lui rendre visite. Il a placé une balle sur son bureau et a dit au juge: « Soit vous signez le document, soit je vous mets cette balle dans la tête ».

La première visite de Trump à l’étranger en tant que président a eu lieu en Arabie saoudite (capture d’écran)

Les présentations devant Trump

Avant de pouvoir achever sa montée en puissance et prendre le poste de son cousin plus âgé, Mohammed ben Salmane devait avoir le soutien de Trump.

Le 13 mars dernier, une tempête de neige d’une violence exceptionnelle s’est abattue sur Washington, empêchant l’arrivée de la chancelière allemande Angela Merkel, qui devait commencer sa visite d’État le lendemain.

Mohammed ben Salmane, le ministre saoudien des Affaires étrangères Adel al-Joubeir et la délégation saoudienne étaient déjà en ville et avaient prévu de rencontrer Trump, Jared Kushner et Steve Bannon le 16 mars.

Otaiba a repéré l’opportunité. Il a suggéré à la Maison-Blanche de profiter du trou dans le calendrier du président pour faire connaissance avec le jeune prince.

La rencontre et le déjeuner ont été salués comme un succès, même si Trump a déclaré à des membres du personnel qu’il avait été « écœuré » de s’asseoir en face de Saoudiens qui ont « coupé plus de têtes que l’État islamique ».

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Quelques mois plus tard, la première visite de Trump en Arabie saoudite a été annoncée, malgré sa réticence initiale et bien qu’il ait fallu le convaincre. Les Émiratis ont été le moteur principal de ce voyage et étaient à l’origine de l’idée de convier les dirigeants de tous les États arabes, ont indiqué des sources à MEE.

Tout d’abord, Mohammed ben Salmane et son frère cadet Khaled ont dû faire affaire avec Trump.

Le samedi 6 mai, Trump a affirmé dans un tweet qu’il allait rester à son domicile à Bedminster, dans le New Jersey.

« La raison pour laquelle je séjourne à Bedminster, un beau coin, c’est que séjourner à New York est beaucoup plus coûteux et perturbant. En réunion ! »

Trump essayait de dissiper les critiques alors qu’on lui reprochait d’avoir passé huit de ses seize premiers week-ends hors de Washington.

MEE est en mesure de révéler que Mohammed ben Salmane et son frère Khaled, désormais ambassadeur aux États-Unis, ont rejoint Trump dans le New Jersey à ce moment-là. Aucun ministre saoudien ne le savait. Ils se sont envolés pour Bedminster, où un investissement de 40 milliards de dollars dans les infrastructures américaines a tout d’abord fait l’objet de discussions, accompagné d’un accord d’armement d’une valeur pouvant atteindre 500 milliards de dollars.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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