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Malika Hamidi : « Il existe bel et bien un féminisme musulman »

Un féminisme musulman, et pourquoi pas ? C’est cette question volontairement provocatrice que la sociologue Malika Hamidi pose dans son livre. Une réflexion qui puise dans l’herméneutique des textes religieux tout autant que dans les réflexions féministes récentes
Des centaines de femmes participent à un rassemblement pour l’égalité des sexes, dans le cadre de la Journée internationale de la femme, le 8 mars 2012 à Paris (AFP)

Docteure en sciences sociales, Malika Hamidi a publié cet été Un Féminisme musulman, et pourquoi pas ? aux éditions de l’aube. Dans ce livre clair et stimulant, préfacé par l’ancien rédacteur en chef du Monde diplomatique Alain Gresh, la sociologue reprend l’essentiel de sa thèse soutenue à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).

À travers des exemples précis d’une réflexion dense à travers le monde, elle démontre que le féminisme musulman est moins un oxymoron qu’une notion déjà bien réelle, en passe de devenir pour de nombreuses musulmanes une redondance, voire un pléonasme.

Malika Hamidi montre que ce féminisme existe non seulement comme mouvement de pensée, mais également comme moyen d’action pour les musulmanes sur le terrain politique et social. Comme mouvement de pensée, le féminisme musulman forge ses outils conceptuels, en processus continu, à partir tant d’une relecture « féministe » des textes et traditions musulmans que des études postcoloniales. Entretien.

Middle East Eye : Comment peut-on être féministe et musulmane. Au travers de l’aspect provocateur de cette question, on voit qu’il s’agit d’une notion qui ne va pas de soi, notamment en France…

Malika Hamidi : Le courant féministe musulman existe pourtant bel et bien ; il est complexe et est souvent présenté, à tort, comme un bloc monolithique. Or, c’est un mouvement hétérogène.

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Dans le contexte francophone, étant donné que cette pensée puise une partie de ses revendications dans le corpus religieux, à savoir l’islam, cela devient problématique pour un certain courant féministe laïc et anticlérical

Cette contradiction, en apparence provocante, est précisément celle à laquelle on nous renvoie depuis plus de quinze ans. Ce concept est porteur de stéréotypes mutuels, que ce soit du côté d’un certain courant féministe « mainstream » qu’au sein des communautés musulmanes. Or, le point de vue conceptuel, mais aussi les luttes que les musulmanes mènent sur le terrain, la manière dont elles se sont approprié des outils méthodologiques relevant des études de genre, combinés à une relecture des sources scripturaires, tout cela montre qu’il existe une comptabilité entre islam et féminisme.

Ma recherche doctorale met en évidence qu’il existe déjà une pensée articulée et des mobilisations réflexives sur le terrain, notamment en France, en Belgique et au Canada. J’avais axé ma recherche sur l’Occident francophone car il existe une particularité chez les musulmans dans cet espace. Nous sommes désormais passés de l’émergence à l’affirmation des féminismes musulmans. Mais dans le contexte francophone, étant donné que cette pensée puise une partie de ses revendications dans le corpus religieux, à savoir l’islam, cela devient problématique pour un certain courant féministe laïc et anticlérical.

Middle East Eye : La particularité de l’espace francophone par rapport à l’espace anglophone tiendrait-elle à une vision monolithique de la laïcité ?

MH : C’est ce que j’ai pu observer, en tant que chercheuse mais également en tant que militante. Si dans le premier cas, j’ai axé mes recherches sur le monde francophone, dans le second cas, j’interviens surtout dans le monde anglo-saxon et au-delà des frontières françaises.

Or, il est évident qu’en France, notamment, il y a une négation de la reconnaissance de cette identité. Nous étions alors en plein dans les débats sur le foulard qui allaient aboutir à la loi de 2004 [restreignant le port de signes religieux dans les écoles, collèges et lycées publics français]. Nous étions aussi en plein dans cette islamophobie que j’interprète comme un réflexe psychologique d’auto-défense contre l’Autre.

Militantes du festival Chouftouhonna, dédié au féminisme et à son expression artistique, qui s'est tenu à Tunis en mai 2016 (Chouftouhounna)

L’incompréhension du foulard, compris comme un symbole d’oppression de la femme, est également devenu un champ de bataille idéologique. La loi de 2004 a déclenché aussi l’irruption soudaine de ces musulmanes dans l’espace public, musulmanes qui se sont approprié une légitimité sociale, politique, médiatique.

Elles ont déclenché une levée de boucliers à la française en raison précisément de ce problème à accepter la visibilité du religieux dans l’espace public. En 2004, pour la première fois en France, des femmes, voilées ou non, parlaient POUR et PAR elles-mêmes. Loin des stéréotypes qui gangrénaient l’inconscient collectif…

Middle East Eye : Donc, ce qu’on a reproché à ces femmes est moins de vouloir porter le voile que de prétendre le porter dans l’espace public. Comme vous dites, en « visibilité » ?

MH : Il y a vingt ans, on évoquait des raisons spirituelles, intimes, personnelles pour lesquelles une femme portait le foulard islamique. Mais désormais, et je me base sur mes enquêtes de terrain, une nouvelle génération de femmes revendique le port du foulard au-delà de ces raisons.

Elles ont déclenché une levée de boucliers à la française en raison précisément de ce problème à accepter la visibilité du religieux dans l’espace public

Une musulmane interviewée me disait ainsi : « Mon foulard est politique ». Il ne faut pas entendre « politique » au sens de l’islam politique, mais dans le sens noble du terme : il s’agit aujourd’hui pour certaines d’« empowerment », d’une « prise de pouvoir socio-politique ». Ce sont des femmes qui ne vivent pas le foulard comme un enfermement mais comme un rayonnement dans les sociétés européennes.

La génération de nos mères rasait les murs, mais cette nouvelle génération défie clairement le pouvoir, pour une libération collective. Elles maîtrisent les enjeux politiques internationaux et nationaux, et c’est en cela qu’elles dérangent et inquiètent.

Middle East Eye : Au final, tous ces débats autour de l’islam et du voile en France n’ont-ils pas été une chance dans la mesure où ils ont obligé ces femmes à forger ou trouver des outils théoriques pour faire entendre leur voix ?

MH : Absolument, et je l’observe dans mon propre parcours en tant que sociologue, femme de foi et militante. Ma foi a nourri mon engagement, et ma spiritualité s’est politisée. Force est de constater que je ne suis qu’une parmi tant d’autres, en France, en Belgique et au Canada. Cette loi de 2004 a été une crise salutaire car il a fallu se prendre en charge, dénoncer cette négation des musulmanes qui, pour le coup, ont puisé une énergie renouvelée dans ce combat politique. Cette mobilisation a dépassé le débat autour du foulard et a déstabilisé une certaines classe politique et intellectuelle.

« Une musulmane interviewée me disait : ‘’Mon foulard est politique’’ […] il s’agit aujourd’hui pour certaines d’empowerment, d’une ‘’prise de pouvoir socio-politique’’ » (AFP)

En France, la grille de lecture concernant le débat politique nauséabond autour du foulard est intimement liée à la guerre d’Algérie. En 1958 déjà, une cérémonie publique de dévoilement des femmes algériennes était organisée sous l’égide de l’État français. La France n’a donc pas terminé de régler ses comptes avec les femmes musulmanes.

Aujourd’hui encore, reste l’idée selon laquelle la libération de la femme musulmane passe par le retrait du foulard et devient un enjeu politique majeur. La loi de 2004 participe de cette logique qui est de « libérer » et « civiliser » les femmes voilées. Le militant anticolonialiste et écrivain Frantz Fanon rappelait bien que pour détruire les structures de la société algérienne, il fallait d’abord débusquer les femmes de derrière leur foulard.

Au fond, ce féminisme musulman s’est développé à partir de nos blessures de femmes

Après 2004, nous, femmes musulmanes, initiions aux côtés de figures historiques du féminisme français, comme Christine Delphy, Catherine Samary, Monique Crinon et tant d’autres, le Collectif des Féministes pour l’Égalité (CFPE), qui s’est engagé contre toutes les formes de dominations, qu’elles proviennent des hommes, des femmes ou des institutions. Il aura fallu dénouer les préjugés mutuels, évidemment, de parts et d’autres.

Au fond, ce féminisme musulman s’est développé à partir de nos blessures de femmes. Il a fallu alors théoriser les oppressions, forger les outils pour les appréhender, s’engager et cibler avec pédagogie les discriminations rencontrées.

Parmi les outils, celui de l’intersectionnalité, créé en 1991 par Kimberlé Creshaw, qui permet aux musulmanes de réfléchir dans un cadre identitaire multiple, « compliquant » le débat sur les systèmes d’oppression, car il FAUT le compliquer ! Les musulmanes ont formulé elles-mêmes des problématiques pour mieux y répondre, pour et par elles-mêmes.

Middle East Eye : Vous développez également l’idée que le féminisme musulman peut non seulement contribuer à l’égalité des sexes mais également à un nouveau souffle théologique. Pourquoi et comment cela ?

MH : Je suis une sociologue, je travaille donc à partir d’observations de terrain, notamment au sein des mouvements de musulmanes. Mais je n’ai pas prétention à forger de nouveaux outils théologiques, de proposer de nouvelles approches contextualisées des textes religieux.

Cela dit, selon certaines intellectuelles féministes musulmanes engagées, il existe des interprétations misogynes, machistes à dénoncer. Il faudrait donc procéder à des réinterprétations, portées notamment par des femmes et des hommes spécialistes en exégèse. Des intellectuelles engagées comme les Égyptiennes Zainab al-Ghazali, Bint al-Shati’ (Aisha Abd al-Rahman) et tant d’autres versaient dans les sciences religieuses et ont malheureusement été marginalisées.

Des musulmanes prient dans une mosquée en Allemagne (AFP)

L’urgence aujourd’hui est de promouvoir une approche théorique et historique de l’herméneutique coranique à l’aune des concepts du genre pour théoriser un cadre d’analyse pour cette égalité entre les genres. Mais d’après mes enquêtes de terrain, cette nouvelle approche devrait être avalisée par les savants musulmans, ou oulémas, afin d’être diffusée en masse.

Selon certaines intellectuelles féministes musulmanes engagées, il existe des interprétations misogynes, machistes [des textes religieux] à dénoncer

En 2011, je participais au Caire à un congrès qui rassemblait des chercheurs et militants, musulmans ou non, qui réfléchissaient à la concrétisation de cette relecture des Textes. Les savants de l’Université d’al-Azhar présents se sont montrés ouverts à cette perspective féministe en matière de réinterprétation des versets relatifs aux questions liées à l’héritage, au témoignage de la femme, à la polygamie... En Iran, à majorité chiite et berceau du féminisme musulman, la question est foisonnante.

Un cadre interprétatif contextualisé de certains textes doit donc éclore pour aider les musulmanes sur le terrain à faire fusionner la pensée théorique et la pratique. Si le féminisme est un projet politique qui souhaite l’égalité des genres, il n’en demeure pas moins que nombre de musulmanes ont du mal à s’approprier cette identité qui renvoie, selon elles, au féminisme colonial.

À LIRE : La jeune génération tunisienne révolutionne le féminisme

Il faut ainsi se centrer sur la substance du combat à mener – nos luttes ont mûri, notre (re)lecture des sources scripturaires aussi – pour aller vers cette lecture égalitaire des textes religieux. Il existe une forme de résistance face à ce courant chez certaines musulmanes qui peuvent se montrer « gardiennes des traditions » et dont certaines craignent que la sacralité du Coran soit remise en question. Il faut alors clarifier et les réconcilier avec la théorisation de la pensée féministe musulmane.

Il faut également contextualiser les combats féministes musulmans : la lutte féministe de la musulmane d’Europe n’est pas celle de la musulmane marocaine, qui n’est pas celle de la musulmane d’Afrique sub-saharienne. Pour l’une, ce sera principalement une lutte contre l’islamophobie et le paternalisme d’un certain féminisme occidental à prétention universaliste, pour la seconde, une réforme du code de la famille, et pour la dernière, une lutte contre la pauvreté et l’analphabétisme.

Middle East Eye : Les outils théoriques qui élaborent ce féminisme islamique plongent dans la théorie politique moderne mais également dans la tradition de lecture et d’interprétation, ijtihad et fiqh en tête. Comment concilier cela en dialectique porteuse ?

MH : Je me définis comme une « afro-féministe » de la diversité. J’observe avec intérêt les débats sur l’intersectionnalité. L’intérêt de cet outil est de nommer et poser la problématique de l’entrecroisement des systèmes d’oppression. À mon sens, la diversité pourrait répondre au défi que pose le féminisme de la 3e, voire 4e vague.

Les féministes musulmanes de l’espace francophone refusent le féminisme « taille unique » qui est un féminisme imposé avec un schéma d’émancipation unique

Les féministes musulmanes de l’espace francophone refusent le féminisme « taille unique » qui est un féminisme imposé avec un schéma d’émancipation unique. Les féministes musulmanes réfléchissent à présent à partir d’une éthique intersectionnelle. Elles bousculent ainsi la cartographie traditionnelle du féminisme, notamment le féminisme occidental. Elles proposent ainsi de sortir d’un certain ethnocentrisme.

Cet outil de l’intersectionnalité est utile dans le sens où il pose la question politique du rapport de la domination, surtout d’un point de vue socio-politique. Il questionne aussi les représentations stéréotypées néocoloniales des femmes musulmanes. En cela, nous ne pouvons faire l’économie d’une réflexion également à l’aune des théories postcoloniales. Encore faut-il que ces concepts dépassent les cercles universitaires, le jargon académique et qu’il puisse aujourd’hui être traduit sur le terrain. Il faut passer de l’élaboration théorique à l’action politique.

Middle East Eye : Effectivement, le piège de l’élaboration théorique du féminisme islamique est peut-être de paraître purement spéculatif ou « hors-sol », sans accès aux réalités du vécu quotidien des musulmanes. Comment contourner cet écueil ?

MH : À travers notamment les nouveaux outils de communication qui permettent de faire circuler le savoir mais également les expériences des femmes, des groupes transnationaux, ou de ce que j’appelle une « sphère publique féministe musulmane transnationale » qui a émergé.

Ces femmes musulmanes engagées ont pu traduire leur combat, à partir de leur identité religieuse et au-delà des frontières nationales. Elles élaborent une pensée et à travers ces réseaux, elles forment d’autres femmes qui implantent concrètement sur le terrain cette pensée qui semble élitiste.

Des manifestants brandissent des pancartes, dont l’une affirme « l’islamophobie n’est pas la liberté », devant l’ambassade de France à Londres en août 2016 lors d'une manifestation contre l’interdiction des burkinis sur certaines plages françaises (AFP)

Seulement, ces initiatives ne sont pas mises en avant par les médias. Ce « réseautage » permet de renforcer des luttes locales par un soutien au plan international. Prenons à titre d’exemple le fléau des mariages forcés, un phénomène culturel qui a pu être dénoncé jusque dans les maisons de quartiers et les mosquées grâce au travail des femmes musulmanes consistant à extraire le culturel du religieux.

Une féministe en accord avec les principes qu’elle prétend défendre devrait accepter qu’une femme puisse décider de porter un foulard comme une mini-jupe. C’est aussi simple que cela. Les féministes musulmanes ne revendiquent pas le port du foulard islamique, elles revendiquent le droit de pouvoir le porter

Il m’arrive d’être invitée à intervenir dans des quartiers dits « sensibles », comme à Molenbeek [Belgique], dans des associations de femmes, souvent primo-arrivantes, et de devoir parler de féminisme musulman. Mon discours ne saurait être trop « théorique », mais plutôt concret. Je vais plutôt évoquer dans ces cas les figures féminines de l’islam qui ont contribué à l’âge d’or de l’islam afin de faire écho en elle. On revient plutôt aux questions liées aux réalités quotidiennes et expériences des femmes des quartiers populaires. Il s’agit de sensibiliser également les femmes sur leur rôle crucial au sein de la mosquée.

Enfin, à titre personnel, j’ai pu dernièrement intervenir aussi auprès de policiers belges dans le cadre de la quinzaine de la diversité pour répondre à leurs questionnements relatifs au statut des femmes en islam, au sens du foulard, etc. Tout cela est à mes yeux un combat féministe !

Middle East Eye : Que répondez-vous aux féministes qui voient dans votre approche un « relativisme culturel » qui irait à l’encontre de l’universalisme des valeurs et droits humains ?

MH : Ce terme, « relativisme culturel », ne me semble pas approprié dans ce débat. Une féministe en accord avec les principes qu’elle prétend défendre devrait accepter qu’une femme puisse décider de porter un foulard comme une mini-jupe. C’est aussi simple que cela. Les féministes musulmanes ne revendiquent pas le port du foulard islamique, elles revendiquent le droit de pouvoir le porter.

À LIRE : INTERVIEW – Asma Lamrabet : « On ne veut pas de moi comme féministe musulmane parce que je dérange »

Le féminisme musulman ne mobilise pas seulement les concepts féministes et les textes religieux, il puise également dans la philosophie des droits humains. Aujourd’hui les femmes musulmanes devraient bénéficier des droits et libertés consacrées par les traités internationaux.

Il s’agit au final de se décentrer de sa propre culture et de ces féministes « universalistes », qui trahissent d’ailleurs l’universalité de la lutte, n’arrivent justement pas à se remettre en question, voyant dans le foulard un symbole d’oppression. Nous faisons un énorme travail de déconstruction des préjugés auprès des féministes dites mainstream. On arrive ainsi à créer malgré tout des liens de solidarités, des sororités réelles.

Je pense aussi que c’est une question générationnelle, la nouvelle génération de féministes remet en question l’ancienne génération, celle des années 70, qui s’est battue contre le « carcan » religieux. Pour ce féminisme de la 3e, voire 4e vague, les féministes musulmanes renouvellent et redéfinissent les enjeux d’un militantisme au féminin qui devrait s’inscrire dans la « réforme de l’idéologie dominante ».

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