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Michaël Ayari : « Le système tunisien n’a pas changé depuis Ben Ali »

Alors que de nouvelles manifestations pour dénoncer le manque de réformes et de justice ont réuni plus de 2 000 personnes le 13 mai à Tunis, Michaël Ayari, de l’International Crisis Group (ICG), analyse les causes d’un malaise qui dure
« La corruption ne va pas passer », « Nous n'allons pas céder » ont scandé les protestataires réunis à l'appel du collectif Manich Msamah et de 52 ONG tunisiennes et internationales et des partis de l'opposition samedi 13 mai (AFP)

TUNIS - Le consensus politique en place depuis les élections législatives et présidentielle de fin 2014 a réussi à stabiliser la scène politique tunisienne, mais il commence à atteindre ses limites. Malgré la formation d’un gouvernement d’union nationale qui regroupe les principaux partis politiques, un sentiment d’exclusion socio-régional et de délitement de l’État s’accroît, alimenté par la prolifération de l’affairisme et du clientélisme.

La poursuite de la transition démocratique ainsi que le redressement de l’économie nationale nécessitent d’approfondir ce consensus au-delà des conciliations entre dirigeants politiques et syndicaux.

Les conclusions du dernier rapport de l’International Crisis Group (ICG), « La transition bloquée : corruption et régionalisme en Tunisie », publié le 10 mai, ont été illustrées ce samedi par de nouvelles manifestations à Tunis pour dénoncer le manque de réformes et de justice dans la Tunisie post-révolutionnaire.

Faire évoluer le consensus politique pour préserver le pays d’un retour à la dictature

Michaël Ayari, analyste principal pour la Tunisie à l’ICG, explique que dans un contexte où les équilibres macroéconomiques ont été mis à mal, la polarisation se renforce entre une élite économique établie qui entend le rester et une nouvelle classe d’entrepreneurs issus des régions déshéritées qui aspirent à se faire une place parmi l’élite. Et qu'en plus des réformes proposées par le gouvernement, d’autres mesures doivent être prises pour améliorer la moralité publique, protéger l’État des réseaux clientélistes, et commencer à s’attaquer aux sources de l’exclusion socio-régionale.

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Ces réformes doivent, selon lui, s’accompagner d’un véritable dialogue économique et social. Cela impliquerait de faire évoluer le consensus politique actuel vers un véritable contrat social et régional qui préserverait le pays d’une violente polarisation ou d’un retour à la dictature.

Samedi 13 mai, lors de la manifestation contre la loi de réconciliation, les manifestants montent sur la statue du leader Habib Bourguiba à Tunis (MEE/Lilia Blaise)

Middle East Eye : Votre rapport montre la persistance de pratiques déjà très ancrées sous Ben Ali. Pourquoi sept ans après la révolution, la corruption est-elle toujours présente en Tunisie ?

Michaël Ayari : La première chose à retenir, c’est que la corruption n’est plus la même que sous l’ancien régime, dans le sens où elle n’est pas centralisée.

Il y a eu une forme de rupture après la révolution, comme au moment de la chute de l’URSS : une disparition du centre qui canalisait les activités de corruption et limitait l’appétit des réseaux financiers.

Ce centre, même s’il prend tout pour lui, peut réduire l’ampleur de la corruption et la rendre moindre diffuse dans la société.

Le proverbe populaire qui dit « Ben Ali est parti et les quarante voleurs sont restés » est toujours vrai

Le proverbe populaire qui dit « Ben Ali est parti et les quarante voleurs sont restés » est toujours vrai. Le régime autoritaire – et c’est cela qu’il faut comprendre – n’est pas né de nulle part. Dès qu’il y a une révolution, on pense un peu de manière lyrique qu’un système peut être remplacé par des modèles démocratiques qui seraient prêts à être appliqués partout.

Or la diffusion de modèles démocratiques abstraits ne marche pas toujours quand ils sont appliqués sur des contextes et des spécificités locaux. Il faut des réformes en profondeur et un changement de mentalités pour que la greffe de démocratie puisse prendre.

Nous essayons d’expliquer dans le rapport que c’est finalement la relation à l’État et au citoyen qui est problématique en Tunisie. Le contrat social qui a été conclu dans certains pays européens ne l’a pas encore été en Tunisie.

À LIRE : Les 14 milliards de dollars qui pourraient garder la Tunisie sur la voie de la démocratie

Et le terme corruption est réduit à une diatribe politique avec beaucoup d’autres choses qui lui sont associées. Le problème n’est pas la corruption en tant que telle mais la dimension morale, la décomposition de l’État, et la critique des possédants dans un contexte où la société tunisienne est considérée comme injuste. Autrement dit, celui qui est riche est forcément corrompu.

Quand le citoyen tunisien dit que « la corruption augmente », il décrit finalement la difficulté de vivre dans une société où l’arbitraire de l’État, la présence de réseaux clientélistes influents qui protègent une élite, et le fait que la loi soit appliquée au cas par cas.

Des solidarités familiales et régionalistes se forment pour contrer les conflits entre réseaux corrompus. Avant, le régime autoritaire régulait tout cela. Ce système clientéliste organisé a explosé avec la révolution.

MEE : Pourtant le Premier ministre Youssef Chahed a répété à maintes reprises sa volonté de lutter contre la corruption. Ce n’est donc pas un manque de volonté politique…

MA : En Tunisie, l’article 96 du code pénal condamne à deux ans de prison tout fonctionnaire ayant commis un acte de corruption. L’arsenal répressif existe mais il est peu appliqué.

Souvent, les mesures anti-corruption sont couronnées de succès lorsqu’un clan prend le dessus sur un autre. On l’a vu en Géorgie ou dans la Tunisie du début des années 1980, mais ce n’est pas systématique. 

L’essentiel est de montrer l’exemple. Si les gouvernants sont eux mêmes corrompus, ou considérés comme tels, comment cela peut-il fonctionner ? Il faut qu’il existe au moins quelques personnes intègres ou des « niches d’intégrité ». Mais avec les scandales qui éclatent chaque jour, les citoyens ne voient pas de modèle de référence.

Le Premier ministre Youssef Chahed lors de sa visite à Tataouine, dans le sud tunisien, le 27 avril (AFP)

Autre chose : personne n’affronte vraiment les causes de la corruption. L’accès compliqué au financement bancaire et au marché, le copinage, le népotisme, le clientélisme, la discrimination et le régionalisme : tous ces problèmes, causes de la corruption, sont profondément ancrés en Tunisie depuis l’indépendance.

Les agents administratifs qui utilisent la loi pour « bloquer » ou « débloquer » un projet sur le principe du donnant-donnant ont un réel pouvoir : ils ont ainsi tendance à laisser la machine bureaucratique s’enrayer puis la dégrippent lorsqu’ils sont sollicités afin d’en tirer profit, comme nous le montrons dans le rapport.

Finalement, ce système, fondé sur l’exclusion socio-régionale n’a pas changé depuis Ben Ali, le rapport de force ne l’a pas permis.

MEE : Vous parlez aussi de ces « hommes de l’ombre, toujours influents et issus du milieu des affaires, qui entretiennent le clientélisme. Comment s’y prennent-ils ?

MA : Ce sont des hommes qui profitent des tractations politiques en cours depuis le consensus Nida-Ennahdha [entente entre le parti islamiste et le parti de Nida Tounes pour créer un gouvernement national]. En coulisses, ils tirent les ficelles pour mieux servir leurs intérêts économiques.

Comme le note un économiste dans le rapport, si avant, la mafia était clairement identifiée via le clan Trabelsi, aujourd’hui, c’est l’État dans son ensemble qui est considéré comme mafieux.

Il faut aussi prendre en compte tous les barons du secteur informel, dans le sud du pays, qui ont perdu leur interlocuteur avec la chute du régime et profitent des mouvements sociaux liés au chômage et au développement pour faire pression sur le gouvernement.

Ceci renforce la polarisation dans le monde des affaires entre l’élite économique établie et une classe émergente d’entrepreneurs, soutenue en grande partie par la troïka [le gouvernement tripartite constitué en 2011 à l'issue des élections législatives] mais de plus en plus livrée à elle-même.  

Samedi 13 mai à Tunis : sur une pancarte des manifestants est représenté l'homme des médias Borhen Bsaies, qui ouvre sa chemise montrer ce qui est écrit : « J'adore la corruption » (MEE/Lilia Blaise)

MEE : Vous dénoncez le manque de moyens d’une institution comme celle de la lutte contre la corruption. Comment expliquez-vous que les institutions nées de la révolution (Instance vérité et dignité, Instance supérieure indépendante électorale, Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle) sont souvent décrédibilisées ?

MA : Pierre Rosanvallon [historien et sociologue] explique que les instances constitutionnelles se sont développées récemment dans les contextes démocratiques comme des espaces de consensus destinés à atténuer la virulence de la compétition politique.

En Tunisie, ces instances ont été mises en place mais le consensus se fait en amont. Elles tendent donc à remplir un autre rôle. En même temps, on a une société très clientéliste dont la puissance a été sous-estimée. Ainsi, ces institutions se retrouvent souvent vidées de leur substance.

Les citoyens ont tendance à les considérer comme des espaces de transaction pervertis par la logique de l’argent. D’ailleurs, la plupart des critiques à l’encontre de l’Instance vérité et dignité ont porté sur la corruption et les questions d’argent plutôt que sur sa réelle vocation, à savoir la mémoire. Ce n’est qu’avec les premières auditions publiques que le débat a un peu évolué.

À LIRE : La parole est aux victimes de la dictature tunisienne

Affaiblir les réseaux clientélistes devient urgent : à cet égard, il conviendrait d’augmenter les moyens financiers et humains de l’Instance de lutte contre la corruption, obliger le parlement à réduire le pouvoir discrétionnaire des agents administratifs, ou encore contraindre les partis politiques à présenter leur rapport financier à la Cour des comptes au lieu de toujours rechercher le consensus à travers des tractations occultes qui favorisent finalement la corruption.

MEE : Quelle influence ont les organisations de la société civile comme Manich Msamah ou I Watch ? Représentent-elles une réelle force de pression selon vous?

MA : Oui car le gouvernement a toujours peur pour l’image de la Tunisie. Un peu comme sous Ben Ali finalement, où quand un représentant de Human Rights Watch [HRW] arrivait, le régime le faisait suivre tout en faisant aussi très attention car il craignait un effet boomerang, le fait que la réputation du régime soit ternie à l’international. Il suffisait qu’il y ait quelques articles dans Le Monde sur la torture pour que Ben Ali soit mécontent.

Aujourd’hui, certains ont même appelé à remettre en place une agence comme l’Agence tunisienne de communication extérieure [ATCE], ancien organe de propagande du régime de Ben Ali, qui aurait pour mission de cacher la réalité comme avant plutôt que de mettre en place des réformes. Ce serait plus facile. Une sorte de « communication nationale » permettrait de mieux contrôler cette image.

Pour Michaël Ayari, aujourd’hui, c’est l’État dans son ensemble qui est considéré comme mafieux. Sur la photo : le président Béji Caïd Essebsi (AA)

MEE : Dans quelle mesure la loi sur la réconciliation proposée par la présidence pourrait passer ?

MA : Savoir si elle passera ou pas n’est pas important. Il faut plutôt s’interroger sur l’avenir du processus de justice transitionnelle qui a été dès le départ, très ambitieux. Il était, en un sens, prévisible que son chemin soit semé d’embûches, d’autant que l’IVD s’occupait aussi bien de l’aspect économique que de la mémoire, des crimes de torture etc.…

Pour notre part, en termes de prévention de conflits meurtriers, nous sommes pour une réconciliation économique nationale. Mais, nous préconisons un véritable dialogue économique national et non pas la mise en place précipitée de mesures d’amnistie perçues comme le simple renforcement de l’élite établie, et notamment le premier cercle des Ben Ali/Trabelsi. Il faut que l’élite économique établie et la classe d’affaires émergente dialoguent sérieusement avec la médiation des pouvoirs publics.

Nous préconisons un véritable dialogue économique national et non pas la mise en place précipitée de mesures d’amnistie perçues comme le simple renforcement de l’élite établie

La mesure la plus radicale contre la corruption consisterait à rendre l’économie plus inclusive pour les entrepreneurs de l’intérieur du pays en diminuant le pouvoir discrétionnaire des administratifs. Par la simplification des formalités administratives dans le domaine économique et l’élimination les dispositifs juridiques trop répressifs et privatifs de liberté, qui ont tendance à défendre les privilèges de l’élite économique établie, et à discriminer la classe émergente d’entrepreneurs.

Or, ceci suppose un dialogue économique national, réunissant les acteurs qui contribuent à affaiblir la volonté politique dans ce domaine. Les membres de l’élite économique établie et de la classe émergente d’entrepreneurs doivent parvenir à sortir du jeu perdant-perdant qui les conduit à se saboter économiquement les uns les autres, ce qui pourrait engendrer de violents conflits à l’avenir.  

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