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« Pas d’autre choix que de partir » : l’Arabie saoudite chasse des milliers de Yéménites

La nouvelle réglementation de Riyad sur les migrants a forcé des dizaines de milliers de travailleurs yéménites à quitter leur emploi et à retourner dans un pays au bord du gouffre
Un homme achète des herbes dans un marché de Ta’izz, où s’affrontent depuis plusieurs années les Houthis et les forces fidèles au gouvernement yéménite soutenu par l’Arabie saoudite (AFP)

SANAA – L’Arabie saoudite a été accusée de forcer des dizaines de milliers d’expatriés yéménites à retourner dans leur pays gangrené par la pauvreté et la guerre suite à l’application de nouvelles règles strictes sur les travailleurs immigrés par Mohammed ben Salmane, en quête d’une économie favorisant « les Saoudiens d’abord ».

La politique « Vision 2030 » du prince héritier comprend deux éléments clés qui affectent les millions de travailleurs étrangers en Arabie saoudite – des sanctions sous forme de frais de résidence mensuels introduites en juillet dernier et une nouvelle politique de « saoudisation » interdisant d’employer des travailleurs étrangers dans dix-neuf catégories de métiers.

Ce double coup dur a causé le départ de dizaines de milliers de Yéménites depuis décembre et, selon des responsables, plus de deux millions de Yéménites se trouvant encore en Arabie saoudite devraient leur emboîter le pas.

Ceux qui rentrent retrouvent un pays déchiré par une guerre exténuante entre le mouvement houthi et une coalition dirigée par l’Arabie saoudite – un conflit qui a déjà tué plus de 10 000 personnes, exposé des millions d’autres à la menace d’une famine, plongé l’économie dans la crise et engendré des épidémies de choléra et de diphtérie.

Un Yéménite se tient devant le site d’une frappe aérienne saoudienne à Sanaa (AFP)

Yassin al-Ariqi a quitté Sanaa pour l’Arabie saoudite en 2009, plein d’espoir quant au fait que son nouvel emploi de vendeur allait être la réponse aux soucis financiers de sa famille et de ses parents au Yémen.

Pendant six ans, le salaire mensuel de 2 500 riyals saoudiens (environ 540 euros) de cet homme de 39 ans était suffisant. Mais en 2015, la guerre est arrivée au Yémen. Ses deux frères ont perdu leur emploi au pays, ce qui a fait de Yassin l’unique soutien de quatre familles.

En juillet dernier, l’Arabie saoudite a imposé des frais de résidence aux travailleurs immigrés et aux personnes à leur charge à hauteur de 100 riyals (environ 22 euros) par mois, un montant qui atteindra 400 riyals en 2020.

Ce fut ensuite l’estocade : l’emploi d’Ariqi a été répertorié dans les dix-neuf catégories soumises à la politique des « Saoudiens d’abord » et, par conséquent, il a dû quitter le pays au début de l’année.

« Avant, nous aidions nos proches au Yémen, mais aujourd’hui, nous avons besoin d’aide »

–  Khalil Abdurrahman, Yémenite rentré au pays

« Avec mes 2 500 riyals par mois, je devais payer les frais de résidence en plus de mes dépenses courantes et je devais envoyer de l’argent à quatre familles au Yémen », a-t-il expliqué à Middle East Eye

« Certains expatriés sont partis après l’introduction des frais de résidence, mais je suis resté parce que je n’avais pas de travail au Yémen. Ensuite, mon emploi a été déclaré interdit et je n’avais pas d’autre choix que de partir. »

Aujourd’hui, il vit à Sanaa, une zone de guerre régulièrement bombardée par la coalition saoudienne, où il est quasiment presque impossible de trouver un travail.

« Avant, je subvenais aux besoins de ma famille, de mes parents et de la famille de mes deux frères », a-t-il expliqué. « Aujourd’hui, je ne peux pas subvenir à mes propres besoins et je ne trouve pas de travail. Si cela continue, je partirai à Djibouti, où certains de mes amis sont déjà partis. »

L’histoire de Yassin Ariqi n’est pas un cas isolé. Il est l’un des nombreux expatriés yéménites à avoir été contraints de rentrer dans un pays en proie au chaos, en grande partie à cause du blocus et des bombardements menés par les Saoudiens contre les Houthis.

Des retours à plus grande échelle seraient catastrophiques. Selon le ministre yéménite de l’Information, Moammar al-Eryani, deux millions de Yéménites vivent en Arabie saoudite et permettent depuis de nombreuses années aux membres de leur famille, dont le nombre s’élève à 10 millions, de garder la tête hors de l’eau.

Pas d’argent, plus de problèmes

L’effet combiné des frais de résidence et des mesures de « saoudisation » a contraint Khalil Abdurrahman, comptable, ainsi que quatre « compagnons » – principalement ceux qu’il parraine lui-même – à quitter l’Arabie saoudite pour retourner au Yémen.

« Je ne peux pas payer pour quatre compagnons et ma profession a été ajoutée à la liste des emplois réservés aux Saoudiens », a déclaré Abdurrahman à MEE depuis son domicile, dans la province de Ta’izz.

« Même si j’avais changé de profession, je n’aurais pas pu payer les frais, alors j’en ai conclu que je devais retourner dans mon pays, dans un village que je n’avais pas revu depuis 2007.

« Avant, nous aidions nos proches au Yémen, mais aujourd’hui, nous avons besoin d’aide. Mais j’ai de l’argent et j’essaie actuellement d’ouvrir un petit magasin. »

« Les expatriés sont les victimes directes des nouvelles décisions en Arabie saoudite, mais les victimes indirectes sont les millions de personnes au pays qui dépendaient d’eux pour subvenir à leurs besoins »

– Fadhl al-Thobhani, professeur de sociologie à l’université de Ta’izz

Fadhl al-Thobhani, professeur de sociologie à l’université de Ta’izz, a déclaré que le retour d’Arabie saoudite d’un nombre aussi élevé d’expatriés aggravait la situation vécue par des millions de Yéménites.

« Les expatriés sont les victimes directes des nouvelles décisions en Arabie saoudite, mais les victimes indirectes sont les millions de personnes au pays qui dépendaient d’eux pour subvenir à leurs besoins », a-t-il expliqué.

« En outre, les expatriés qui sont rentrés se disputent désormais le travail au Yémen ; le gouvernement doit donc résoudre ce problème en se coordonnant avec les autorités saoudiennes pour exempter les Yéménites de ces décisions. »

De nombreux expatriés yéménites essaient encore de changer de profession, tandis que d’autres attendent que le gouvernement yéménite se coordonne avec les autorités saoudiennes pour exempter les Yéménites des nouvelles politiques.

Des carrières qui dérapent

Saleh Nasher travaillait depuis huit ans comme vendeur de vêtements à Djeddah lorsqu’il a perdu son emploi en raison de la nouvelle réglementation.

« Je n’ai pas de travail et j’ai essayé de changer de profession, mais [tous les emplois] qui me convenaient faisaient partie des dix-neuf emplois réservés aux Saoudiens », a déclaré l’homme de 33 ans.

Père de trois enfants, Nasher a expliqué que sa seule option était désormais de retourner à Ta’izz, une ville dévastée par des années de guerre et sujette à une violence persistante.

« Je ne veux pas rentrer, a-t-il confié. Je sais que la vie sera plus difficile là-bas mais je n’ai pas d’autre choix que de rentrer.

« Je ne peux pas m’opposer aux décisions des autorités saoudiennes et nous les remercions de nous avoir donné l’occasion de travailler au cours des dernières années », a-t-il indiqué, avant d’ajouter qu’il espérait voir Riyad entendre raison et exempter les Yéménites de la réglementation punitive.

Entre le marteau et l’enclume

Mohammed al-Dailami, un analyste politique houthi, a déclaré que les changements de politique opérés par l’Arabie saoudite étaient une question interne, mais que les Yéménites pouvaient protester par d’autres moyens.

« Les Saoudiens nous tuent au Yémen et chassent les Yéménites d’Arabie saoudite, a-t-il soutenu. Il y a beaucoup de produits saoudiens sur les marchés yéménites, nous devons donc les boycotter. »

Selon lui, les Yéménites en exil doivent raconter au monde les mauvais traitements infligés par les autorités saoudiennes, qui les forcent à retourner dans leur pays en pleine guerre.

« Les autorités saoudiennes auraient dû exempter les Yéménites. Cela prouve clairement qu’ils ne respectent pas les êtres humains »

– Mohammed al-Dailami, analyste politique houthi

« Les autorités saoudiennes auraient dû exempter les Yéménites. Cela prouve clairement qu’ils ne respectent pas les êtres humains. »

Selon Yassin Ariqi, l’expatrié qui est rentré en janvier, les Yéménites ont été pris dans une situation inextricable.

« Les autorités saoudiennes nous ont exilés de [leur pays] et nous ne pouvons pas nous y opposer, mais nous pouvons nous opposer à la guerre saoudienne contre le Yémen », a-t-il soutenu.

« Nous pouvons espérer que l’Arabie saoudite mettra fin à son intervention au Yémen, afin que nous puissions vivre en paix et reprendre notre vie. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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