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Pourquoi la Tunisie s’est retrouvée sur la liste noire des paradis fiscaux de l’UE

Selon un ministre tunisien, un groupe non officiel de l’UE a inscrit son pays sur la liste noire des paradis fiscaux parce qu’une lettre est arrivée le jour de la date limite, mais après les heures d’ouverture
Début décembre, la Tunisie – ainsi que les Émirats arabes unis, Bahreïn et quatorze autres pays – a été inscrit sur la toute première liste noire des paradis fiscaux dressée par l’UE, avant d’en être retirée fin janvier (MEE)

La Tunisie a été inscrite sur une liste noire des paradis fiscaux publiée par l’Union européenne (UE), après le refus des fonctionnaires de Bruxelles d’accepter une lettre promettant des réformes, au prétexte qu’elle leur était parvenue avec plusieurs heures de retard.

Début décembre, la Tunisie – ainsi que les Émirats arabes unis, Bahreïn et quatorze autres pays – a été inscrit sur la toute première liste noire des paradis fiscaux dressée par l’UE, avant d’en être retirée fin janvier.

Élaborée suite aux informations fuitées sur les Panama Papers, la liste du groupe qui se fait appeler « Code de conduite » a été saluée pour sa vigoureuse poursuite des fraudeurs fiscaux, mais aussi largement critiquée pour n'avoir pas appliqué les critères qu’il a définis à ses propres États, qui comptent parmi les pires paradis fiscaux du monde.

« Il semblerait qu’ils n’aient pas tenu compte de notre lettre du 4 décembre, et maintenant qu’ils l’ont enfin prise en considération, ils ont décidé d’en retirer la Tunisie »

- Taoufik Rajhi, ministre tunisien chargé des Grandes réformes

L’inscription de la Tunisie sur la liste a suscité surprise et colère, quelques semaines seulement avant que des milliers de personnes descendent dans la rue pour manifester contre l’augmentation des impôts, la réduction des subventions et l’ampleur du chômage.

Le ministre des Affaires étrangères, Khemaies Jhinaoui, a déclaré que ce geste avait terni la réputation de son pays.

Six semaines plus tard, la Tunisie et sept autres pays, dont le Panama, ont été retirés de la liste, sans explication aucune.

Mais Taoufik Rajhi, ministre chargé des Grandes réformes, a expliqué à Middle East Eye que le pays avait en fait accepté de revoir à la hausse la faiblesse des impôts perçus dans son secteur « offshore » – problème qui avait dès le début attiré l’attention de l'UE – et écrit une lettre pour confirmer cette initiative. Or, cette lettre n’est arrivée qu’après 17 heures, la veille de l’annonce.

« Il semblerait qu’ils n’aient pas tenu compte de notre lettre du 4 décembre. Maintenant qu’ils l’ont enfin prise en considération, ils ont décidé d’en retirer la Tunisie... », a-t-il précisé.

La Tunisie n’a jamais figuré sur cette liste, a-t-il insisté, et n’a d’ailleurs pas plus sa place sur la liste, dite grise, où elle a été transférée.

« Nous ne sommes pas un paradis fiscal. Nous n’accordons aucun privilège. Cela contribue à notre politique de développement et mais n’a rien à voir avec du blanchiment d'argent. »

À huis clos

La liste litigieuse a été dressée par le groupe de travail « Code de Conduite », composé d’experts fiscaux des pays membres de l’UE, qui ne publie pas les procès-verbaux de ses réunions.

« À huis clos, les débats avancent plus efficacement », a déclaré un membre du groupe au site EU Observer. « La fiscalité est une question très sensible. Il est important que les États membres puissent s’exprimer librement ».

Selon un document publié suite à l’adoption de la liste par les ministres de l’UE début décembre, la Tunisie a été inscrite sur cette liste pour avoir offert « des régimes fiscaux préférentiels dommageables ». L’ambassadeur de l’UE en Tunisie a également déclaré, sur une station de radio locale, que le pays s’était retrouvé sur la liste à cause de problèmes relatifs à son secteur « offshore ».

« Si, au bout d'un mois, certains pays peuvent en être rayés sans qu’on sache pourquoi, cela rend le processus plutôt opaque... »

- Elena Gaita, chargée de mission chez Transparency International

Or, pour de nombreux Tunisiens, pas grand-chose d’autre n’était clair et le manque d’explications sur la raison de la présence de leur pays sur une liste, au même titre qu’un paradis fiscal aussi flagrant que le Panama, a alimenté des spéculations déjà très vives à un moment politiquement délicat.

« Faute de débat à ce sujet dans les médias tunisiens et internationaux, et parce que les mécanismes par lesquels ces décisions ont été prises sont inconnus du grand public, les rumeurs se répandent comme une traînée de poudre », note Youssef Cherif, analyste politique tunisien.

Le bruit a couru que la Tunisie, en échange d’un retrait de la liste, avait conclu un accord illégal, où elle concédait d’engager davantage de mesures d’austérité du genre qu’affectionne le FMI. Ou encore que les Européens tentaient d’affaiblir la Tunisie avant ses négociations commerciales avec l’UE.

Mais manque d’explications claires a également suscité des doutes sur la crédibilité de l’ensemble du processus.

« Si, au bout d’un mois, certains pays peuvent être rayés de la liste sans qu’on sache pourquoi, cela jette le soupçon sur tout le processus », s’étonne Elena Gaita, responsable des politiques chez Transparency International. 

« Plus important encore, si l’on ignore ce qu’ont promis spécifiquement certains pays en échange de leur retrait de la liste, les sociétés civiles ne seront pas en mesure de demander des comptes à leurs gouvernements et élus. »

La Tunisie prévoit d’exporter 200 000 tonnes d’huile d'olive entre 2017 et 2018 (AFP)

Selon Taoufik Rahji, le groupe de l’UE s’inquiétait de la faiblesse de l’imposition appliquée par la Tunisie aux entreprises exportant la plupart de leurs marchandises à l’étranger, ce qu’on appelle le secteur offshore tunisien.

Dans les années 1970, l’UE et la Banque mondiale ont encouragé ce système dans le cadre d’une restructuration de l’économie tunisienne et pour aider le pays à s’intégrer dans la zone économique de l’UE. Jusqu’en 2015, aucune taxe n’était perçue sur les entreprises offshore. Désormais, elles sont imposées à 15 %.

Taoufik Rahji a expliqué que l’UE craignait de voir ses propres entreprises délocaliser en Tunisie pour profiter du régime fiscal.

Néanmoins, cette politique demeure essentielle pour que la Tunisie garde sa capacité à développer son économie.

« Nous voulons utiliser ces politiques incitatives pour consolider le secteur des exportations afin de soutenir notre balance commerciale », a déclaré Rajhi.

« Un enfer fiscal »

Selon les analystes, si la première inscription à la liste fut une surprise, l’incident a également mis en évidence la puissance de la bureaucratie tunisienne, et cela même avant les soulèvements de 2011.

« Les gens ont été choqués. Comment se fait-il que le pays X – si notoirement corrompu et si je-ne-sais-quoi – ne figure pas sur la liste, alors que nous, qui avons déjà fait tant d’efforts, nous y figurions ? Ceci dit, certains analystes tunisiens laissent entendre qu’il s'agit d’un problème bureaucratique typique de la Tunisie », relève Sarah Yerkes, analyste tunisienne et collaboratrice du programme Carnegie Moyen-Orient.

Lorsque la liste a été rendue publique, Yerkes se trouvait à Bruxelles, où les points de vue étaient très différents.

« Certains fonctionnaires de l’UE avec lesquels j’ai parlé en voulaient aux autorités tunisiennes. Ils disaient : ‘’Nous leur avons donné toutes les chances de ne pas figurer sur cette liste. Nous leur avons servi tout ce qu’il fallait sur un plateau d’argent’’. »

À LIRE : La Tunisie placée par l'UE sur la liste noire des paradis fiscaux : un moyen de pression ? 

Le Maroc, note-t-elle, s’est retrouvé dans une position similaire à celle de la Tunisie, mais « a réussi à se ressaisir, au contraire de la Tunisie, ce qui est un autre motif d’agacement. »

Cherif, analyste tunisien, affirme que ses compatriotes étaient non seulement choqués du fait de l’importance du marché de l’UE pour leur pays, « mais aussi parce que peu de Tunisiens profitent de ce paradis fiscal dont parle l’Europe. Certains disent en plaisantant que la Tunisie est un enfer fiscal, plutôt ».

« Ce qui ne veut pas dire que le système fiscal soit parfait et la bureaucratie du pays, un modèle à suivre. Ils ont besoin d’une restructuration drastique et cette décision conduira peut-être à cela. »

Sollicité par MEE, le groupe « Code de conduite » de l’UE, n’a pas souhaité nous répondre.

Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabies.

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