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Récit d’un témoin syrien de la guerre : « Quelque chose s’est brisé en moi »

Mohammed Abdullah (Artino) s’est joint aux manifestations de 2011, il a été arrêté, torturé et plus tard a été témoin de l’attaque chimique sur la Ghouta
Comme beaucoup d’autres, Mohammed Abdullah – Artino – a perdu beaucoup de poids après le siège de la Ghouta en mai 2014 (Photo fournie par Artino)

Mohammed Abdullah (Artino) a parlé à Middle East Eye de ce qu’il a vécu depuis qu’il s’est joint aux manifestations syriennes en 2011, devenant plus tard un photographe de guerre qui a été témoin de l’attaque chimique sur la Ghouta.

J’ai rejoint le mouvement de protestation en mars 2011. C’était une décision qui m’a coûté beaucoup d’amis et a changé le cours de nos vies. C’étaient des jours grisants et palpitants. Nous étions tellement nombreux. Nous pensions vraiment que notre manifestation pacifique pourrait battre le système. Lorsque la vieille génération a rejoint le mouvement, nous nous sommes sentis invincibles.

Je suis Alaouite, comme la famille al-Assad et une grande partie de l’establishment militaire. J’avais grandi en voyant comment les gens se servaient de leur influence et en abusaient et détestais la corruption si répandue partout en Syrie. Je voulais vivre dans un pays où tout le monde pouvait être considéré comme égal.

Artino (à gauche) lors d’une manifestation à Zabadani en février 2012 (Photo fournie par Artino)

Après quelques semaines, j’ai été filmé assistant à un enterrement et arrêté. J’ai été emmené à la célèbre prison du Moukhabarat, la police secrète syrienne, où j’ai été placé en isolement, les yeux bandés et attaché à une chaise. Un gardien était particulièrement méchant. Il devait être grand parce que je pouvais sentir ses mains énormes quand il me tabassait avec ses poings.

Un jour, je me suis révolté. « Qu’est-ce que j’ai fait ? Détachez-moi, ôtez ce masque ! Pourquoi ne me montrez-vous pas votre visage, êtes-vous un lâche ? Pourquoi ne pouvons-nous pas parler d’homme à homme ? » Il est devenu fou, a pris la chaise et m’a jeté contre le mur.

J’ai été également soumis au supplice tristement célèbre du « tapis volant » où le prisonnier est attaché à une planche à charnière et les extrémités sont réunies. Le but est de plier la colonne vertébrale et d’infliger une douleur maximale. L’expérience de la prison me hante encore. Quand je suis sorti, je me sentais tellement sale que je passais des heures sous la douche.

Parce que mon père était dans l’armée, il a pu obtenir ma libération après une semaine, contre le paiement de 60 000 livres syriennes. Il était officier de renseignement dans l’armée de l’air syrienne, appartenant au Moukhabarat, rien que ça. Mes deux parents étaient originaires du Golan. Ma mère était Circassienne et sunnite. Elle est morte en me donnant naissance, son troisième fils, j’ai donc été élevé par mon oncle maternel et sa femme.

J’ai découvert que les autorités étaient après moi, donc je me suis enfui dans la Ghouta, une zone rurale à l’est de la ville où mes parents adoptifs possédaient une maison. Des soldats fouillaient régulièrement la zone et toute personne considérée comme rebelle ou traître était arrêtée ou abattue. Par conséquent, ma mère m’a habillé d’un khemar, porté traditionnellement par les femmes du coin. Toute personne me rencontrant peut voir que je ne suis pas vraiment le plus féminin des hommes, mais là je me suis enveloppé dans les couches de coton noir. Chaque fois que nous entendions les forces gouvernementales se rapprocher, on me disait d’aller m’asseoir avec les femmes.

Échappé de peu à la mort

Lorsque le mouvement de protestation s’est transformé en une guerre à grande échelle, j’ai rencontré le célèbre photographe serbe, Goran Tomasevic. Il m’a pris en tant qu’assistant, j’organisais son emploi du temps et je transportais du matériel.

Chaque jour, nous montions sur la ligne de front et prenions des photos de l’armée syrienne libre (ASL). Je me réveillais à 4 heures du matin et j’attendais qu’un des soldats rebelles appelle. Ils nous disaient où les combats allaient probablement se produire. Voir la mort et les tueries de si près était un travail risqué et effrayant.

Goran était fou, il ne semblait pas avoir peur. Un matin de janvier, une balle de sniper a manqué ma tête à quelques millimètres près, il s’est simplement tourné vers moi et a ri : « Heureusement que tu es si petit, p****n ».

Un autre photojournaliste photographie Artino, couché pour prendre une photo à Jobar, en septembre 2013 (Photo fournie par Artino)

Un autre jour, nous attendions dans un bâtiment vide lorsque deux ou trois grenades ont sifflé dans les airs, suivies d’un barrage d’artillerie lourde. Les rebelles ont riposté. Les balles volaient partout. Pendant 30 minutes, sans relâche. Très lentement, nous avons pénétré dans un placard dans l’une des pièces à l’arrière. Je ne peux pas croire que nous en sommes sortis en vie.

Photographe amateur avant la guerre, Goran est devenu mon professeur. Il m’a introduit à Reuters où j’ai commencé ma carrière comme photojournaliste. Lorsque mes photos ont commencé à apparaître sur les premières pages des grands journaux internationaux, je me suis senti heureux et fier. Je ne suis qu’un civil. Je ne suis pas un soldat. Je ne suis pas un combattant. Aucun de nous ne s’attendait à ce que ce soit notre travail, mais quand nos pays étaient à feu et à sang, nous avons pris une caméra.

En chemin pour photographier une brigade locale, j’ai été touché par un obus. À un moment, je marchais dans la rue, l’instant d’après, j’étais dans les airs. Quand j’ai repris connaissance, je savais que cela s’annonçait mal. Mon genou, ma cuisse, mon épaule, ma main, tout le côté droit de mon corps a été gravement endommagé. On m’a mis dans une vieille ambulance dont toutes les vitres avaient été soufflées. Alors qu’elle faisait des écarts, je me suis penché par la fenêtre pour orienter le chauffeur entre les nids-de-poule.

J’ai été cloué au lit pendant deux mois. Je souffrais – il n’y avait pas d’analgésiques – mais je n’ennuyais également d’être contraint de garder la chambre. J’ai harcelé mes amis pour sortir. À contrecœur, ils me poussaient vers la ligne de front dans mon fauteuil roulant afin que je puisse continuer à prendre des photos.

Témoin de la Ghouta

En août 2013, j’ai été témoin de l’attaque chimique sur la Ghouta. J’avais été réveillé au milieu de la nuit par la nouvelle d’une attaque au gaz. Le lendemain matin, malgré plusieurs avertissements de ne pas y aller, je suis allé enquêter moi-même. Rien ne m’avait préparé à ce que j’ai vu : des enfants, des bébés couchés par terre en pyjama, si tranquilles et sans blessures apparentes. On dirait qu’ils dormaient, mais tout autour, c’était le chaos : tout le monde criait et pleurait, mais ces enfants étaient si tranquilles et éthérés. J’ai remarqué leur teint étrange ; du liquide sortait de leurs bouches et de leurs yeux. Ils étaient tous morts. Ils disent que plus de 400 enfants ont été tués.

J’étais paralysé. Je ne pouvais pas bouger, encore moins prendre une photo. Lorsque la nausée s’est évanouie, j’ai trouvé un médecin et je lui ai demandé : « Comment pouvez-vous être sûr que c’est chimique et pas une mort normale ? » Lui-même était en état de choc, son collègue était mort après avoir inhalé le gaz sarin. Il m’a montré soigneusement le bleu foncé sur leur peau ; l’écume et le vomi autour de leur bouche étaient des signes d’asphyxie.

Les corps étaient disposés dans des écoles et des mosquées, des rangées et des rangées de corps. J’ai erré d’un bâtiment à l’autre en prenant des photos. Quelque chose s’est brisé en moi : tant de victimes, des survivants hallucinants et haletants. L’enfer s’était abattu sur la Ghouta orientale ce jour-là. Barack Obama avait déclaré que si Assad avait utilisé des armes chimiques sur son propre peuple, il n’y aurait pas d’autre option que d’intervenir. Nous attendons encore.

J’ai persuadé mes parents de quitter la Ghouta parce que toute la région était assiégée par les forces gouvernementales. Le siège se resserrait et la nourriture que nous avions stockée ne durerait pas longtemps. Personne ne choisit d’abandonner sa maison, mais parfois il n’y a pas d’autre option. Mes parents ont la cinquantaine et vivre dans une zone de guerre est un énorme fardeau.

Améliorer sa condition physique, cultiver son esprit

Resté seul pendant deux mois avec un genou brisé, j’ai dû me débrouiller du mieux que j’ai pu. Je rampais sur le sol juste pour atteindre la salle de bain. C’était dur et humiliant, mais plus que ça, j’en avais assez. J’ai commencé à lire avidement, lisant un roman chaque jour et recherchant des techniques de survie sur Internet. Cependant, cela ne suffisait pas. J’étais impuissant et mon corps n’était plus le mien.

Puis, cela m’a frappé. J’ai commencé à faire de l’exercice. Si je pouvais améliorer ma condition physique, cela aurait un impact positif sur mon état mental. Quel type de 30 ans ne veut pas avoir d’abdos ? Est-ce que cela importait que je vive dans une ville assiégée, dans un pays en guerre ? Non. Quand je postais les photos sur Facebook, mes amis commentaient frénétiquement. Ils avaient vu trop de sang et de balles, c’était différent, drôle même, ma quête d’un beau corps. Peu à peu, j’ai commencé à gagner en force et à bouger de nouveau. J’étais fier de développer des abdos. Peut-être qu’ils n’étaient pas parfaitement sculptés parce que je manquais des protéines et du gras nécessaires pour produire du muscle. Cela peut sembler étrange que, pendant que mes voisins se démenaient pour trouver assez de nourriture pour nourrir leurs enfants, je m’inquiétais de mon apparence. C’est ce que les situations extrêmes vous font.

Le calcium dans mon genou se décomposait et la seule option à long terme était une transplantation de genou, quelque chose d’impossible dans la Ghouta. Chaque fois que j’allais à l’hôpital de campagne pour que mes vis soient fixées, je pouvais voir que mon cas n’était pas une priorité ; les personnes atteintes de maladies mortelles n’avaient pas accès à suffisamment de médicaments. Clopinant avec une canne, j’ai enseigné la photographie aux enfants mais je ne pouvais pas marcher plus de quelques mètres. La douleur était insupportable.

Quand il ne prenait pas de photos, Artino enseignait aux enfants comment utiliser un appareil photo. Liban, octobre 2014. (Photo fournie par Artino)

À qui peut-on faire confiance ?

J’ai donné 4 000 dollars à un passeur pour me fournir une fausse carte d’identité syrienne et me conduire au Liban. Avant la guerre ce voyage prenait moins de deux heures, mais il nous a fallu près d’un mois. Je ne pouvais pas me déplacer rapidement en raison de ma blessure et il y avait des combats de tous les côtés. On est déplacé de maison sûre en maison sûre, passé d’un groupe à un autre ; il s’agit parfois de l’ASL et parfois d’individus qui pourraient être qualifiés au mieux de trafiquants d’armes ou de bandits. C’est un processus terrifiant, la peur est constante, on sursaute au moindre bruit. Peut-on faire confiance aux passeurs ou vont-ils vous trahir et vous livrer aux forces gouvernementales ? Nous devions esquiver les différents groupes armés, dormir dans des bâtiments bombardés ou parfois à l’extérieur.

Après les bombes, le froid et la faim, je me suis senti entouré de luxe au Liban. Quand j’ai demandé à mon ami un verre d’eau, je m’attendais à ce qu’il se dirige vers l’évier, mais comme il a ouvert le réfrigérateur et la lumière allumé, je me suis effondré et j’ai pleuré. J’étais tellement bouleversé et épuisé.

Alors que j’essayais de refaire ma vie là-bas, j’ai découvert que j’oubliais de petites choses : les noms et les rendez-vous. On m’a diagnostiqué un trouble de stress post-traumatique. Je n’avais toujours pas pu réparer mes blessures. J’ai alors entendu parler d’une autre option, la réinstallation.

« Je suis juste un metalleux ordinaire »

Je suis arrivé en Europe vers la fin de l’année dernière. Les gens sont étonnés quand je leur dis que je viens de Syrie. Ils ont cette image selon laquelle nous sommes tous des djihadistes qui vivent dans le désert avec les chameaux. Je n’ai vu qu’un seul chameau dans ma vie. Je suis juste un metalleux ordinaire avec un rire bruyant et quelques tatouages.

J’ai appris que mon demi-frère a été tué au combat plus tôt cette année. Il était un combattant pro-gouvernemental et est mort en défendant ce en quoi il croyait. Je n’ai pas parlé à ce côté de ma famille depuis le début du soulèvement. Mon frère aîné est également dans l’armée. Nous avons toujours eu une relation difficile, il se moquait de moi quand j’étais enfant et me reprochait d’avoir tué sa mère. Il m’a envoyé un SMS pour me dire que j’étais une honte pour ma famille et que s’il me trouvait, il me tuerait. Il est tellement loyal que je suis sûr qu’il me tuerait s’il le pouvait.

Mon père biologique est mort en 2014. Même s’il a toujours soutenu le gouvernement de Bachar al-Assad, il avait accepté nos différences. Lorsqu’il a obtenu ma libération au début de tous ces événements, il m’a dit qu’il était fier de moi. « Ton oncle a fait du bon travail, il a fait en sorte que tu aies une bonne éducation et tu as hérité de sa bonne nature. » Mon père m’avait supplié d’abandonner, mais il savait que je n’allais probablement pas le faire. Il m’avait dit qu’il avait pu me sauver une fois, mais que si je me faisais prendre une nouvelle fois, il n’y aurait plus de ficelles à tirer.

Il y a deux semaines, j’ai subi une intervention chirurgicale, trois ans après que mon genou a été touché par le bombardement. Quand je serai apte physiquement, je rentrerai chez moi.

Mon pays me manque. Bien sûr que mon pays me manque.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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