Skip to main content

Tunisie : jusqu'où ira l'alliance Ennahdha-Nidaa Tounes ?

Les deux partis majoritaires, alliés depuis 2014 dans le gouvernement, ont scellé une nouvelle entente au début de l’été pour contrer le Premier ministre et remporter les municipales de décembre. Une stratégie qui n’est pas sans failles
À gauche : Rached Ghannouchi, leader d'Ennahdha (islamistes), à droite : Hafed Caïd Essebsi, leader de Nidaa Tounes (modernistes) (MEE)

TUNIS – Un soir d’été du mois de juillet, plusieurs jeunes du mouvement Manich Msamah (Je ne pardonne pas) se sont réunis sur la place du Bardo pour manifester contre le vote possible [finalement reporté] de la loi de réconciliation économique, dénoncée par une partie de la société civile comme « une loi d’amnistie » pour les personnes ayant travaillé dans l’administration sous l’ère Ben Ali.

Entre les chansons anti-Ennahdha (islamistes) et anti-Nidaa Tounes (parti au pouvoir), les slogans contre la corruption et le camion de promotion de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE) qui leur tournait autour pour faire la promotion de l’inscription sur les listes électorales, la scène ressemblait à une protestation de rue ordinaire à Tunis.

Manifestation du mouvement Manich Msamah en juillet (Facebook)

Or, sur cette même place, il y a quatre ans, des centaines de personnes avaient participé au sit-in du Bardo, au moment où le parti Nidaa Tounes avait le vent en poupe et qu’Ennahdha allait être chassé du pouvoir.

À l’époque, les slogans anti-Ennahdha accompagnaient une mobilisation autour du « vote utile », anti-islamiste. Pourtant quatre ans après, les jeunes du collectif Manich Msamah ne se font plus d’illusions, les deux partis autrefois ennemis sont devenus désormais de puissants alliés, et sont même tombés d’accord sur la future loi de réconciliation.

« Nous sommes habitués, le parti Ennahdha a toujours été dans les revirements de dernière minute, ce n’est donc pas étonnant », relève Imen Ben Ghozzi, membre du collectif, pour Middle East Eye.

À LIRE : Tunisie : sous la lutte anticorruption, les intrigues politiques

Pour sa collègue militante Fairouz Ben Slama, même la lutte anti-corruption menée par Youssef Chahed serait un leurre plutôt orienté vers des guerres fratricides entre familles politiques et clans mafieux que vers une réelle réforme du pays.

« Parmi ceux qui ont été arrêtés, certains ont été membres de partis au pouvoir et ont joué le rôle d’influenceurs dans certaines régions, parfois pendant les élections. Donc pour nous, il n’y a pas une stratégie claire de lutte contre la corruption, si ce n’est celle de répondre à des promesses électorales », analyse-t-elle.

La rupture entre les partis au pouvoir et les jeunes de la rue tunisienne est consommée. Pour beaucoup, l’alliance renforcée des deux partis majoritaires, Nidaa Tounes et Ennahdha démontre l’impossibilité d’avoir confiance dans les politiques.

Crise de confiance

Beaucoup de choses ont en effet changé dans les rapports entre ces deux partis qui avaient signé l’accord de Carthage en 2014 avec d’autres formations politiques et les deux centrales syndicales et patronales, un document qui donnait la feuille de route à un gouvernement d’union nationale.

Trois ans après cet accord, le rapprochement entre les deux partis fait craindre un « jeu antidémocratique » et crée aussi une crise de confiance de la part de l’électorat. Comme l’a expliqué un membre du parti Ennahdha à MEE, « ce qui était à la base une cohabitation est en train de devenir progressivement une alliance ».

« Ce qui ressort de ces alliances, c’est que les deux partis ont peur de la lutte anti-corruption menée par le Premier ministre »

- Ridha Chennoufi, ancien membre de Nidaa Tounes

Surtout depuis le mois de juin, lorsque leurs deux blocs parlementaires se sont alliés en pleine pendant la campagne anti-corruption.

Pour certains experts, le renforcement de cette alliance, déjà actée sur le gouvernement, servirait à s’imposer face à un Premier ministre semble avoir décidé de s’attaquer aux barons de la corruption.

Pour d’autres, il s’agit seulement d’une stratégie électorale de plus, où le nouveau Nidaa Tounes recomposé autour de la figure d’Hafedh Caïd Essebsi, le fils du président de la République, trouve son compte tout comme le parti Ennahdha, renforcé par les luttes internes de son rival.

Le Premier ministre Youcef Chahed (AFP)

« Ce qui ressort de ces alliances, c’est que les deux partis ont peur de la lutte anti-corruption menée par le Premier ministre », commente Ridha Chennoufi, professeur de philosophie politique et ancien membre de Nidaa Tounes. « Il ne faut pas oublier que l’élément clef entre les deux partis, est l’arrestation par Youssef Chahed de Chafik Jerraya. Or ce dernier a été proche aussi bien d’Ennahda que de Nidaa Tounes ;  donc quand Youssef Chahed l’a arrêté, il a directement frappé là où ça faisait mal », commente-t-il.

Dans tous les cas, les deux forces politiques semblent trouver leur compte dans une alliance qui s’apparente finalement à une lutte pour garder le pouvoir. 

« Le parti Ennahdha est en partie motivé par cette peur de l’exclusion, nourrie par le scénario égyptien où les islamistes ont accepté de quitter le pouvoir sous pression du contexte international et des bailleurs de fonds. C’est un parti qui veut rester dans la vie politique coûte que coûte et qui préserve ses arrières », témoigne le politologue Hatem M’rad.

À LIRE : Rached Ghannouchi : « La crise libyenne est une crise tunisienne »

Abdelkarim Harouni, président du Conseil de la Choura (conseil des sages) d’Ennahdha, confirme à sa manière : « Nous aurions pu voter en faveur de lois comme celle visant à exclure les anciens du parti de Ben Ali, le Rassemblement constitutionnel démocratique d’un retour dans la vie politique, mais nous ne l’avons pas fait. Le but de la démocratie, c’est de n’exclure personne. »

Des calculs qui affectent les bases

Le problème, c’est que les deux partis se trouvent aussi atteints dans leurs bases. Depuis un an, Nidaa Tounes se décompose sous l’effet des guerres de leadership liées à la présence du fils de Béji Caïd Essebsi dans le parti.

Ennahdha, qui cache toujours ses dissensions internes en affichant une discipline de vote à toute épreuve, n’a pas pu empêcher certains dérapages de ses membres, à l’instar du député Abdellatif Mekki qui a plusieurs fois exprimé dans les médias tunisiens ses réticences à l’égard de l’alliance, ou d’un militant qui a évoqué des fractures au sein du parti dans un article de Jeune Afrique.

« Le rapprochement Ennahdha-Nidaa était difficile pour les deux partis. Pour nous, l’intérêt national a primé. Mais c’est vrai que ce rapprochement n’a pas été bien vu »

- Nourredine Harbaoui, président du bureau politique d’Ennahdha

« Le rapprochement Ennahdha-Nidaa était difficile pour les deux partis,  ennemis déclarés juste avant 2014. Pour nous, l’intérêt national a primé. Mais c’est vrai que ce rapprochement n’a pas été bien vu », admet Nourredine Arbaoui, président du bureau politique d’Ennahda.

Le parti gère comme il peut ses contradictions. Après s’être fermement opposés à la loi dite de réconciliation économique, plusieurs députés nahdaouis sont finalement revenus sur leur décision. Et cela, alors même que le parti semblait jusqu’alors soutenir le processus de justice transitionnelle en Tunisie (qui selon les ONG pourrait être court-circuité par la loi).

Cette alliance apparemment « contre-nature » comme l’avait qualifié Yassine Brahim, le leader du parti Afek Tounes (qui fait aussi partie du gouvernement) tente au gré d’arrangements qui fonctionnent mieux depuis la prise de pouvoir d’Hafedh Caïd Essebsi.

À LIRE : Nidaa Tounes, ton univers impitoyable

Du côté d’Ennahda, la « stabilité » fait partie des éléments de langage récurrents, du président du bureau politique Nourredine Arbaoui à celui du Conseil de la Choura, les deux organes de décision au sein du parti.

« Il ne faut pas oublier que c’est le gouvernement de la Troïka qui a autorisé Nidaa Tounes à créer son parti. Et quand Ennahdha a tenu son Congrès en 2016, près de 1 600 congressistes ont applaudi Béji Caïd Essebsi, venu à l’ouverture », rappelle le député nahdhaoui Ajmi Lourimi. « L’alliance a eu un coût pour les deux partis mais elle a aussi permis à chacun de ne pas s’exclure. »

Des lignes de démarcation devenues floues

Pour Hatem M’rad, « Dès le départ, cette alliance est née de calculs politiques en lien avec les résultats des élections, ce qui selon moi est grave pour la démocratie ». Les calculs ont commencé dès les résultats des élections législatives, quand Ennahdha, voyant qu’il n’allait pas être majoritaire, a refusé de soutenir un candidat à la présidentielle.

« À l’époque, nous voulions déjà éviter la confrontation et soutenir plutôt un candidat du consensus », affirme Karim Harouni, président du Majlis al-Choura (conseil consultatif). « Il fallait choisir : soit être au pouvoir, soit être dans l’opposition. Selon nous, être au gouvernement était plus un facteur de stabilité. »

Hafedh Essebsi, 54 ans, fils du président, leader non élu de Nidaa Tounes (Facebook)

Mais pour garder cette stabilité, les compromis et les ambiguïtés ont rendu les lignes de démarcation entre les deux partis, floues.

D’un côté, le parti supposé progressiste et moderniste Nidaa Tounes a vu son président de la République prendre des positions très conservatrices sur la question de l’homosexualité et même limoger le ministre de la Justice qui voulait dépénaliser la sodomie.

De l’autre, Ennahdha a voulu se présenter en défenseur de la liberté des mœurs via Lotfi Zitoun, ancien ministre et conseiller de Rached Ghannouchi qui avait écrit une tribune en janvier 2017 pour inciter à décriminaliser la consommation de cannabis et réformer l’article 52 (loi qui présente des articles répressifs pour les consommateurs de cannabis).

Au final si les articles répressifs ont été amendés dans la loi 52 par l’ARP en avril dernier, le projet de loi sur la prévention de consommation de stupéfiants, le projet 79/2015 qui a été déposé depuis 2015 ainsi que le projet d’amendement de l’article 230 du code pénal sur la criminalisation de la sodomie sont encore en stand-by à l’assemblée des représentants du peuple.

Quand un membre de Nidaa Tounes se montre critique à l’égard de son propre parti ou d’Ennahdha, il se retrouve tout de suite limogé

En revanche, quand un membre de Nidaa Tounes se montre critique à l’égard de son propre parti ou d’Ennahdha, il se retrouve tout de suite limogé.

Leila Chettaoui en sait quelque chose, elle qui a été remerciée après avoir été accusée d’avoir mis sur écoute Hafedh Essebsi lors d’une réunion en interne et d’avoir fait fuité les écoutes. Elle a ensuite été mise à l’écart de la commission dont elle avait la présidence à l’assemblée, celle sur les réseaux d’embrigadement des jeunes Tunisiens en Syrie. Elle avait laissé entendre que le parti Ennahdha serait en partie responsable puisque les réseaux de l’EI avaient été financés par des associations mises en place sous le gouvernement de la Troïka.

Si depuis, elle a été réintégrée dans cette commission, la députée est l’une des seules à s’exprimer ouvertement sur les affaires de corruption qui concernent Ennahdha, comme les problèmes de la compagnie aérienne Syphax Airlines, dont le propriétaire et homme d’affaires, Mohamed Frikha est aussi député à l’Assemblée des représentants du peuple pour le parti Ennahdha.

Les luttes intestines de Nidaa Tounes en arrière-plan

Si les membres d’Ennahda sollicités par MEE restent prudents sur les affaires internes de leur allié – « la cuisine interne du parti ne nous regarde pas » déclarent-t-ils – reste que la lutte de leadership chez Nidaa Tounes et sa progressive recomposition autour de Hafedh Caïd Essebsi est un enjeu précieux dans cette alliance.

« Il [Hafedh Caïd Essebsi] est tout à fait partisan d’une alliance avec les islamistes », confirme Ridha Chennoufi. « Ennahdha n’a pas intérêt à trop s’exposer au premier plan et l’alliance avec Nidaa lui permet de rester présent dans les décisions politiques sans trop prendre le blâme des responsabilités », ajoute Hamadi Redissi, islamologue et politologue tunisien.

« Si Ennahdha s'identifie aux anciennes élites du régime et à d'autres qui soutiennent Nidaa, cela pourrait éventuellement endommager la position du parti dans sa base »

- Robert Kubinec, doctorant américain

En profitant parfois des problèmes de son rival tout en craignant que cette alliance puisse aussi se retourner contre lui, Ennahdha joue les équilibristes.

« Si Ennahdha s'identifie aux anciennes élites du régime et à d'autres qui soutiennent Nidaa, cela pourrait éventuellement endommager la position du parti dans sa base, ouvrant potentiellement la porte à un autre parti religieux qui pourrait rafler ses votes. Bien sûr, Ennahdha a évité cela en soutenant la répression de certains de ses rivaux, comme l’interdiction du parti Hizb Ettahrir, mais je pense qu'ils doivent faire attention aux limites de cette stratégie », analyse Robert Kubinec, un doctorant américain qui travaille sur les réseaux d’influence des businessmen dans les cercles politiques des pays en transition.

À LIRE : Menaces sur les avancées démocratiques de la Tunisie

« C’est vrai, il existe un risque réel de perdre une partie de notre électorat, mais nous avons toujours dit que nous étions prêts à perdre une partie de nos électeurs, mais pas la stabilité du pays » répond Nourredine Harbaoui. « On ne peut pas perdre la stabilité pour acheter des voix aux élections », renchérit-il.

Pourtant, selon nos sources, juste après les résultats du baccalauréat fin juin, le parti Ennahdha n’hésitait pas à organiser dans le gouvernorat de l’Ariana (à Tunis), une fête pour récompenser les bacheliers, futures voix électorales, à coup de cadeaux.

Du côté de Nidaa Tounes, si Hafedh Essebsi a pu s’entourer de nouvelles têtes comme le chroniqueur controversé Borhène Bsaies ou encore le député Sofiène Toubel (entendu par la justice dans l’affaire Chafik Jerraya), il joue les discrets, restant à l’écart des médias et tirant les ficelles dans l’ombre, « un peu à la manière d’un parrain », analyse Ridha Chennoufi, « ce qui n’arrange pas l’image du parti qui passe déjà pour un parti de mafieux… »

L’enjeu des élections municipales

« Finalement, avec la nouvelle popularité gagnée par Youssef Chahed et sa lutte anti-corruption, il est très difficile de prédire l’issue des élections municipales du 17 décembre. Il a été acclamé dans le Sud lors d’une visite à Zarzis, par exemple, plutôt un fief des islamistes », note commente Hatem M’rad. « Si jamais il avait des velléités créer son parti politique, cela pourrait être déstabilisant pour les deux grands partis qui doivent déjà compiler avec les indépendants et les nouveaux partis ».

Si certains avancent que Ennahdha et Nidaa Tounes s’arrangent déjà pour proposer des listes communes aux municipales, d’autres s’y opposent fermement comme Wafa Makhlouf, députée de Nidaa Tounes.

À LIRE : Tunisie : pourquoi les élections municipales sont les plus importantes depuis la révolution

« Pour moi, l’alliance avec Ennahdha était nécessaire, car c’est un parti qui existe réellement sur le terrain. Mais aujourd’hui, c’est ce même terrain qui est difficile à regagner pour nous, Nidaa Tounes, car nous avons mal communiqué sur l’alliance », explique-t-elle à MEE.

Au lieu de rendre les partis populaires, l’alliance pourrait aussi démobiliser l’électorat. Les derniers chiffres sur les taux d’enregistrement aux listes électorales publiés par l’ISIE sont probants : 299 000 électeurs se sont inscrits à la date du 25 juillet depuis l’ouverture des registres le 19 juin dernier. Le dernier délai est le 10 août. Le total des inscrits est de 5 millions 200 000 sur un total de 11 millions d’habitants.

« Le taux d’abstention aux municipales le dira, mais qu’on le veuille ou non, avec cette alliance, il y a eu une trahison du vote populaire »

- Hamadi Redissi, islamologue et politologue

« Le taux d’abstention aux municipales le dira, mais qu’on le veuille ou non, avec cette alliance, il y a eu une trahison du vote populaire. Nidaa Toutes a perdu son identité, ce n’est plus un parti d’initiative, mais un parti de gestion qui n’a plus forcément le poids qu'il avait en 2014 », ajoute Hamadi Redissi.

À l’heure où la bipolarisation qui caractérisait la Tunisie de 2011-2014 a laissé place à une alliance unie et une flopée de nouveaux partis, l’enjeu pour Ennahdha et Nidaa Tounes est bien celui des municipales. Ils doivent réunir près de 8 000 candidats qui doivent se présenter en vue de couvrir les 357 municipalités et reconquérir ainsi leurs bases.

À LIRE : Le parlement tunisien, un contre-pouvoir encore trop faible

Mais l’alliance va désormais encore plus loin puisque les élections présidentielles de 2019 semblent être une nouvelle priorité, comme semble le dire l’entretien de Rached Ghannouchi, leader du parti islamiste, à la chaîne Nessma le 1er août. Il a notamment déclaré le soutien d’Ennahdha au gouvernement, à la loi de réconciliation « une fois amendée », à la lutte contre la corruption et a même donné son avis sur une éventuelle candidature de Youssef Chahed aux présidentielles de 2019.

Il a déclaré que le Premier ministre ne devait pas se présenter aux prochaines élections, confirmant ainsi la crainte des deux partis des velléités politiques de Youssef Chahed. Mais cette déclaration a aussi suscité des critiques chez certains députés de Nidaa Tounes qui y voient une ingérence dans le parti. De l’alliance à l’ingérence, la force des liens entre les deux partis risque d’être mise à mal par les conquêtes de chacun pour le pouvoir.

Stay informed with MEE's newsletters

Sign up to get the latest alerts, insights and analysis, starting with Turkey Unpacked

 
Middle East Eye delivers independent and unrivalled coverage and analysis of the Middle East, North Africa and beyond. To learn more about republishing this content and the associated fees, please fill out this form. More about MEE can be found here.