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Tunisie : les non-jeûneurs réclament de vivre « dans un pays libre »

L’ouverture des cafés et des restaurants pendant les horaires du jeûne fait polémique à Tunis. MEE a rencontré ceux qui ont choisi de ne pas faire Ramadan et voudraient être protégés par l’État
Rassemblement du collectif #Fater au centre-ville de Tunis le 27 mai dernier (Twitter)

TUNIS – Cela fait plus de deux semaines que le Ramadan a débuté dans les pays musulmans. Mais la polémique autour de l'ouverture des cafés et restaurants en Tunisie pendant les horaires du jeûne est toujours d'actualité. 

L’interdiction d’ouvrir pour les cafés et les restaurants pendant la journée durant le mois sacré a été instaurée en 1981, après la publication d’une circulaire, dite circulaire Mzali, en référence à Mohamed Mzali l’ancien Premier ministre sous le régime de Bourguiba, à l’origine de cette interdiction.

Comme chaque année, quelques députés et des militants de la société civile dénoncent le maintien de l’application de cette circulaire, considérée obsolète pour certains et contradictoire avec la Constitution de 2014, pour d’autres.

Crainte des réactions violente

Sur les ondes de Jawhara FM, la députée Hajer ben Cheikh Ahmed, du Bloc national (progressiste), a déclaré que cette circulaire était anticonstitutionnelle. En effet, l’article 6 de la Constitution prévoit que l’Etat garantit la liberté de conscience et de croyance.

Hajer ben Cheikh Ahmed a d’ailleurs appelé le ministre de l’Intérieur à annuler cette circulaire, comme cela a été le cas pour la circulaire de 1973 interdisant le mariage d'une Tunisienne à un non musulman.

La députée a précisé qu’elle s’était interrogée sur la non-annulation de cette circulaire lors du Ramadan dernier, mais n’avait reçu une réponse du ministère de l'Intérieur qu’en novembre 2017. 

À l'appel du mouvement Mouch Bessif (pas contre notre volonté), les manifestants se sont rassemblés au centre de Tunis, pendant le Ramadan 2017, criant notamment « la liberté individuelle est garantie par la Constitution » (Facebook)

Cette réponse venait expliquer que l’ouverture des cafés et des restaurants pouvait être perçue comme une provocation, à même de heurter la sensibilité des jeûneurs et induire à des réactions violentes menaçant l’ordre public et notamment à d’éventuelles attaques terroristes.

À nouveau interrogé sur la question, le 18 mai, soit le deuxième jour de Ramadan, le ministre de l’Intérieur, Lotfi Brahem, a affirmé appliquer des mesures et des procédures en vigueur depuis des années au ministère de l’Intérieur.

Il a par ailleurs considéré que « la minorité » devait respecter « la majorité des Tunisiens, qui font le Ramadan ». Selon les médias tunisiens, cette réponse a choqué de nombreux Tunisiens. 

Une Constitution pour les Tunisiens

« Cette déclaration est grave ! », s’indigne Yamina Thabet, présidente d’Akaliyet, l'Association tunisienne de soutien aux minorités (ATSM).

« Un ministre de l’Intérieur qui a pour devoir d’assurer la sécurité de tous les citoyens, lui tout particulièrement, ne peut pas les considérer selon un quelconque critère, ni religieux, ni autre. Il n’a pas le droit de faire ça. Il doit avoir affaire à des citoyens tunisiens », souligne-t-elle à Middle East Eye.

« Il dit qu’il respecte la Constitution et ses principes, et que les invités de la Tunisie [les touristes] peuvent profiter des cafés ouverts dans les zones touristiques. Je lui réponds qu’en 2011, on a élu une Assemblée nationale constituante pour qu’elle rédige une Constitution pour les citoyens Tunisiens et non pour les touristes. La Liberté de conscience n’est pas assurée pour les touristes mais pour le peuple tunisien. »

À LIRE ►Tunisie : les non-jeûneurs veulent avoir le droit de manger en public pendant Ramadan

Toutes ces restrictions et mesures n’ont toutefois pas empêché les non-jeûneurs de créer le hashtag #Fater (non-jeûneur) sur les réseaux sociaux afin de repérer les cafés et restaurants ouverts avant l’iftar et s’échanger les bons plans.

À Tunis, MEE est allé à la rencontre de jeunes qui ne font pas le Ramadan. Pour la plupart, cette situation est incompréhensible. 

« Soit on vit dans un pays laïc, soit non. Il faut choisir. Le juste milieu ne doit pas exister. Si on vit dans un pays qui a pour religion l’islam, alors il faut appliquer la loi de la charia », s’emporte Hassen Abid, 33 ans, ingénieur en électromécanique.

« Toute cette polémique est inutile : les cafés et les restaurants qui ouvrent discrètement en Tunisie ont toujours existé. Je ne vois pas pourquoi en faire tout un plat. »

Une affaire personnelle

Manel Laajimi ne comprend pas pourquoi les mentalités ont changé après la révolution. Elle raconte avoir été insultée par des passants pour avoir fumé une cigarette dans sa voiture.

« Bourguiba buvait de l’eau à la télé, me racontait mon père. On était vraiment dans un pays démocratique. Aujourd’hui et après la révolution surtout, les mentalités sont de plus en plus fermées », déplore à MEE l’institutrice de 28 ans.

Elle estime que jeûner est une affaire personnelle qui doit être respectée. « À part les musulmans, pratiquants ou pas, il y a tout un monde à côté : des personnes âgées, des femmes enceintes, des personnes malades, qui veulent s’arrêter pour boire ou manger. En quoi un café ouvert va heurter la sensibilité des jeûneurs ? D’un point de vue religieux, un vrai musulman doit avoir la foi, rien ne peut le déranger ou le faire céder à la tentation. » 

« Bourguiba buvait de l’eau à la télé, me racontait mon père. On était vraiment dans un pays démocratique »

- Manel Laajimi, institutrice

Contrairement à Manel, sa cousine Sihem, 36 ans, gérante d’un salon de thé, ne rencontre aucun problème. « Le peuple tunisien est tolérant. Quand j’entre dans un café, personne ne me regarde à travers ou ne me juge », témoigne-t-elle à MEE. « Peut-être que j’ai de la chance mais je fume dans ma voiture librement et je bois de l’eau dans la salle de sport sans pour autant ressentir une gêne ou une pression autour de moi. »

Les deux cousines sont fières de préciser qu’elles sont issues d’une famille moderne, tolérante, où les libertés individuelles sont respectées.

Informer les autorités 

Mais Sihem n’ouvre son salon de thé, qu’elle gère avec son mari, qu’après l’iftar. Elle explique qu’elle manque d’effectif et n’arrive pas à assurer le service du matin au soir. 

« Si je trouve du personnel, je n’ai aucun problème à ouvrir les portes de mon salon pendant les horaires du jeûne, il faut juste informer les autorités », assure-t-elle.

Sihem, qui nous reçoit dans son salon de thé à El Manar, un quartier résidentiel chic, ne comprend pas cette polémique. « Je ne vois pas pourquoi on doit fermer les cafés, ni d’ailleurs les ouvrir tout en baissant les stores ? Ceux qui font le jeûne en Europe n’ont aucun problème avec les cafés et les restaurants ouverts. Alors pourquoi cela dérangerait quand c’est en Tunisie ? », s’interroge-t-elle.

À LIRE ► Non jeûneurs marocains : « Au secours, le Ramadan, c'est ce week-end ! »

MEE a rencontré aussi Oussema Ouerfeli, 23 ans, gérant d’un café dans un hôtel au centre-ville de Tunis. Lui a choisi d’ouvrir puisqu’il a obtenu « une autorisation touristique ». Le café est plein à craquer. Rien ne suggère qu’on est en plein mois de Ramadan. L’odeur des narguilés, des cigarettes, du café et du thé se mêle au brouhaha des conversations des clients.

Pour Oussema, chacun est libre d’être pratiquant ou pas, musulman, juif, chrétien ou athée. « On est dans un pays libre et on doit se respecter mutuellement et respecter le choix de chacun. »

Au centre ville de Tunis, l’ambiance est plutôt maussade, en cet après-midi de samedi. Tout est fermé sauf quelques pâtisseries et kiosques à journaux – en Tunisie, les kiosques vendent aussi de l’eau minérale, des fruits secs et des sucreries.

Discrétion requise 

Mais certains cafés et restaurants exercent en toute discrétion, avec des cartons collés sur les vitres pour cacher l’intérieur. D’autres ont baissé leurs stores. Rien ne laisse présager que l’endroit est ouvert, seuls les habitués peuvent reconnaître les lieux de services pendant la journée.

« Cette situation ne me dérange pas, j’ai mes repères, je connais les endroits ouverts dans mon quartier, et mes lieux de prédilection. Mais si cela ne tenait qu’à moi, j’approuverais l’ouverture de tous les cafés et les restaurants ostensiblement, pour que l’économie ne ralentisse pas. Car on voit bien que tout marche au ralenti pendant le Ramadan. Il faut continuer à travailler comme les autres jours de l’année », réclame Hassen.

Rabiî, quant à lui, peine à s’adapter durant ce mois. Cet étudiant de 22 ans explique que même sa famille n’accepte pas son choix.

Image du groupe fermé Fater (non-jeûneur) sur Facebook, donnant les adresses des lieux où boire et manger pendant Ramadan (capture d'écran)

« Même chez moi, je ne peux pas manger et boire car ma famille n'arrive pas à l'accepter. Et vu la diminution du nombre de cafés et de restaurants ouverts durant la journée, il faut se déplacer pour manger un morceau. J’essaie de m'adapter. Il y a des groupes de discussion, où on peut partager les lieux ouverts ainsi que les prix des produits et la qualité des services. 

Pour Manel aussi, trouver un café ouvert pendant la journée est un vrai parcours du combattant. Elle raconte être obligée de passer par une application pour trouver les cafés ouverts et les chercher avant de s’y rendre.

« J’aurais bien aimé manger et boire librement durant la journée. Mais actuellement c'est impossible, vu que même la loi ne nous protège pas. Et honnêtement, je pense que la situation va se dégrader dans le futur. Car pour changer les choses, il faut que les responsables aient du courage, de l'honnêteté, et de l'ouverture d'esprit », regrette Rabiî.

Le premier jour du Ramadan, le 17 mai, le vice-président du Parlement et dirigeant au sein du mouvement islamo-conservateur Ennahdha, Abdelfatteh Mourou a été invité par La Matinale de Shems FM.

« J’aurais bien aimé manger et boire librement durant la journée. Mais actuellement c'est impossible, vu que même la loi ne nous protège pas »

- Rabiî, étudiant

Interrogé sur cette polémique, il a expliqué que le Tunisien avait « des choses plus problématiques à régler que l’ouverture ou non des cafés pendant le Ramadan ». Il a notamment évoqué le pouvoir d’achat qui s’érode face au coût de la vie.

Sur Facebook, la députée Sabrine Goubantini est revenue des rumeurs selon lesquelles la police avait procédé à des descentes agressives, à Cité Ennaceur, un quartier résidentiel connu pour ses innombrables cafés, pour en fermer quelques-uns.

Traduction : Les autorités régionales ont assuré à la députée avoir reçu l’ordre de fermer les cafés uniquement dans les quartiers populaires, durant les horaires du jeûne, sans pour autant violenter les clients.

Selon Sabrine Goubantini, la police aurait confirmé une descente dans un café soupçonné de distribuer des boissons alcoolisées. Une supposition qui s’est avérée incorrecte par la suite.

L’Association des libres penseurs et le collectif #Fater ont organisé, dimanche 27 mai, un rassemblement d’une centaine de personnes au centre-ville de Tunis pour défendre les libertés individuelles et dénoncer la fermeture des cafés pendant le Ramadan, sous le nom Mouch bessif (pas contre notre volonté). Des slogans tels que « Laïcité pour vivre ensemble », « Au ministre des majorités, la Tunisie est pour tous » ou encore « Liberté… liberté dans un pays civil » ont été scandés.

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