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La chute de la livre inquiète le gouvernement turc

Les chiffres économiques et le ton féroce du président Erdogan menacent la stabilité de l’économie turque à l’approche des élections de juin

La livre turque (TL), monnaie de la Turquie, est en pleine dégringolade et a atteint à plusieurs reprises des valeurs historiquement basses par rapport au dollar américain (USD) au cours des dernières semaines, tandis que les scénarios de crise économique font leur chemin dans la presse internationale. Le président Recep Tayyip Erdogan est tout sauf heureux de la situation.

« Si la Banque centrale affirme que son devoir n’est que l’inflation et la stabilité des prix, cela signifie qu’elle ne comprend pas son devoir », a déclaré M. Erdogan à son retour d’Arabie saoudite il y a deux semaines.

« Si la Banque centrale révise [les prévisions d’] inflation trois ou quatre fois au cours d’une année, il y a un problème. Mais ce que vous faites, c’est essayer d’entretenir [une guerre de] mots avec le président et ceux qui vous critiquent. Demain, ils diront que les taux de change ont de nouveau augmenté, dans ce cas, prenez des précautions. Cette situation n’est pas viable s’ils appliquent les décisions des puissances occidentales, ils ne peuvent pas agir sous les ordres donnés par le "lobby d’intérêt". »

Le « lobby d’intérêt », terme imaginé lors des manifestations du parc Gezi par Yigit Bulut, aujourd’hui conseiller d’Erdogan, a été accusé d’avoir soutenu les manifestants dans le but d’ébranler la stabilité du gouvernement, voire de le renverser.

A peine une semaine avant cette déclaration, Erdem Basci, gouverneur de la Banque centrale, et Ali Babacan, vice-premier ministre responsable de l’économie, auraient démissionné. Cependant, leurs démissions n’ont pas été acceptées par le Premier ministre Ahmet Davutoglu.

Pour calmer la tempête, Erdogan a organisé ce mercredi soir une longue réunion au palais présidentiel d’Ankara en compagnie des dirigeants de l’économie turque. A cette occasion, il a formulé des commentaires apparemment plus modérés au sujet de la récente baisse.

Interrogé à propos de la réunion et de ses divergences d’opinion avec Erdem Basci et Ali Babacan lors d’une conférence de presse, M. Erdogan a déclaré : « Nous avons finalement réglé les différends. J’espère que nous pourrons aller de l’avant avec ce résultat dans les prochains jours en organisant des réunions plus fréquentes. »

Toutefois, les données économiques racontent une autre histoire. Depuis le début des manifestations du parc Gezi, la livre turque a perdu plus de 40 % de sa valeur par rapport au dollar. Bien que la perte ait été enregistrée sur une période d’un an et demi, le pourcentage de dépréciation est du même niveau que lors de la crise économique de 2001, suite à laquelle le gouvernement de coalition de l’époque avait volé en éclats, donnant lieu à la victoire écrasante du Parti pour la justice et le développement (AKP) aux élections de 2002.

Selon Ziya Onis, professeur d’économie politique internationale à l’université Koç, la crise de 2001 « a jeté les bases des réformes économiques desquelles l’AKP a ensuite pu tirer parti afin de maintenir sa coalition de soutien élargie regroupant plusieurs classes sociales, dans un environnement à forte croissance. [En outre,] la crise économique de 2001 a effectivement entraîné la chute du gouvernement de coalition à l’issue des successives élections législatives en 2002. »

Les origines de la baisse actuelle

Dans la complexité de l’économie mondiale actuelle, les causes sous-jacentes de la réussite ou de l’échec économique d’un pays ne sont pas pleinement inscrites dans les politiques économiques du pays en question. Les politiques monétaires restrictives et une bonne gouvernance économique ont certainement un impact important sur la stabilité économique, mais des facteurs externes influent également sur la viabilité des politiques monétaires ou des modèles économiques.

L’économie turque, orientée vers l’exportation depuis le boom des années 1980, a assuré une industrialisation rapide au cours de cette décennie, et les mesures politiques prises après la crise économique de 2001 ont facilité une croissance régulière.

« La crise de 2001 s’est avérée être un tournant décisif qui a clairement changé l’attitude du gouvernement de coalition en faveur de la réforme », a argumenté Ziya Onis.

« Le programme d’"économie forte" mis en œuvre en 2001 sous la direction de Kemal Dervis [ancien vice-président de la Banque mondiale], alors ministre d’Etat chargé de l’économie, a été une étape importante pour la rencontre entre la Turquie et le "néo-libéralisme réglementaire". »

« Des mesures importantes ont été prises dans ce contexte pour établir une discipline budgétaire et monétaire associée à des mesures réglementaires fortes visant le système bancaire et financier », a poursuivi Ziya Onis.

De surcroît, en plus d’une politique monétaire restrictive et d’une économie soigneusement planifiée, la croissance du PIB de la Turquie depuis 2002 a été consolidée par un boom considérable dans le domaine de la construction, par une hausse de la consommation et par le financement de l’économie par le biais des investissements étrangers directs et des flux internationaux de capitaux.

Grâce à la faible valeur du dollar américain et au faible taux d’intérêt de la Réserve fédérale des Etats-Unis (FED) depuis début 2009, les pays en développement comme la Turquie attirent depuis longtemps les investisseurs.

Cependant, pour de nombreux économistes, la viabilité du modèle économique turc est largement tributaire du flux de capitaux étrangers, qui sont ensuite transformés en crédits à faible taux d’intérêt pour les investisseurs et les emprunteurs particuliers.

D’après Sebnem Kalemli-Ozcan, professeur d’économie à l’université du Maryland, grâce à la stabilité monétaire, le taux d’inflation a baissé depuis 2002, ce qui a permis à la Turquie d’emprunter à moindre coût et au secteur privé de bénéficier de crédits.

Le succès financier de l’AKP au cours de ses trois mandats a été considérable étant donné que le parti au pouvoir est parvenu à réduire le ratio dette publique/PIB, qui est passé d’environ 70 % en 2004 à 33 % en 2014. Toutefois, au cours de cette même période, la baisse des coûts d’emprunt a eu pour conséquence une importante augmentation de la dette extérieure, passant de 147 milliards de dollars en 2004 à 401 milliards de dollars en 2014, ce qui représente environ 40 % du PIB.

Pour Sebnem Kalemli-Ozcan, cette situation met la Turquie dans une position de vulnérabilité en entraînant une croissance du déficit courant. Le déficit courant représente la somme empruntée par un système économique au reste du monde. Le niveau élevé d’endettement du secteur privé et sa part dans le PIB constituent un signe inquiétant ; actuellement, environ 30 % des besoins en PIB de la Turquie proviennent de l’extérieur.

Dans ce contexte, les fluctuations de la parité TL/USD forment un fardeau supplémentaire pour les débiteurs, qui sont, dans ce cas, à la fois le secteur privé et les particuliers.

Afin de maintenir la durabilité de ce système et de conserver un flux constant de capitaux extérieurs, la Turquie doit convaincre les marchés internationaux et les investisseurs mondiaux qu’elle constitue un endroit sûr pour les opportunités d’investissement.

Où la Turquie a-t-elle fait fausse route ?

En outre, un autre facteur important permet de déterminer la trajectoire de la croissance économique : la stabilité politique. L’AKP, parti au pouvoir qui a remporté trois élections générales, et son plan économique basé sur le modèle de l’ancien vice-président de la Banque mondiale, Kemal Dervis, apparaissaient comme un phare de stabilité dans la région.

Pendant de nombreuses années, la bonne gestion de l’économie par Ali Babacan et son équipe de technocrates a encouragé de nombreux investisseurs du monde entier à investir dans le marché turc.

Néanmoins, les manifestations du parc Gezi à l’été 2013 et les évolutions ultérieures ont par la suite porté atteinte à la fiabilité du marché turc. Le ton employé par Erdogan, Premier ministre de l’époque aujourd’hui président, à l’encontre des manifestants du parc Gezi, et son combat contre le mystérieux mouvement Gülen depuis fin 2013, ont eu un impact sur le comportement des investisseurs.

Fermement opposé aux taux d’intérêt élevés, Erdogan s’est lancé dans des querelles sporadiques avec la Banque centrale de Turquie et a fait pression sur l’institution afin qu’elle réduise les taux d’intérêt. Ces dernières semaines, la situation a pris des proportions plus spectaculaires lorsqu’Erdogan a reproché à Ali Babacan et au gouverneur de la Banque centrale, Erdem Basci, d’avoir prétendument suivi les ordres du soi-disant « lobby d’intérêt ».

Le 6 mars, le quotidien pro-gouvernemental Sabah a publié un article intitulé « Le plan visant à semer le chaos avec le taux de change du dollar américain », rejetant la responsabilité sur le « lobby d’intérêt ». Selon l’article, les banquiers de Londres et leurs collaborateurs locaux sont derrière la récente dévaluation de la livre turque.

Cela a coïncidé avec la visite aux Etats-Unis du Premier ministre Ahmet Davutoglu, d’Ali Babacan ainsi que du ministre des Finances Mehmet Simsek. Bien que Davutoglu et son équipe aient rencontré des investisseurs de Goldman Sachs, Citibank et Merrill Lynch, ils semblent ne pas avoir réussi à « [apaiser] les investisseurs à New York, qui détiennent plus d’un cinquième du principal indice boursier turc ».

Selon Cem Sidar, directeur du cabinet de recherche et de conseil Sidar Global Advisors à Washington DC, les tentatives de Davutoglu de convaincre les investisseurs que l’économie turque est stable et sûre pour les investissements ne représentent pas la réalité. « Après les commentaires d’Erdogan et son intervention [indirecte] auprès de la Banque centrale, toute confiance en une gestion rationnelle de l’économie par le gouvernement a été perdue », a argumenté Cem Sidar.

En revanche, lors de son retour en Turquie, Davutoglu a déclaré à la presse que les pourparlers avaient été fructueux, plaçant les débats sur la livre turque dans le contexte de l’économie mondiale. « Cela ne peut être lié uniquement à des débats en Turquie. Toutes nos institutions prennent les mesures nécessaires en lien avec la vigueur du dollar. Après la hausse initiale, je me suis entretenu hier avec le gouverneur de notre banque centrale », a-t-il affirmé.

A l’approche des élections prévues en juin, Erdogan ne tolérera aucune fluctuation de l’économie turque. Le gouvernement Davutoglu et ses collaborateurs sont du même côté, mais la façon dont le président intervient dans la situation aggrave les choses.

Selon Ahmet Insel, du département d’économie de l’université de Galatasaray, les propos d’Erdogan n’ont pas un effet positif étant donné la fragilité de la situation économique.

« [Les propos d’Erdogan] accentuent les turbulences sur le taux de change dans un environnement économique fragile, et réduisent ainsi la prévisibilité des développements futurs », a-t-il écrit.

Pour Fatih Keresteci, directeur de la trésorerie à la banque HSBC de Turquie, les débats nationaux et la possible décision de la FED de relever ses taux d’intérêt dans un avenir proche ont davantage limité la mainmise de la Banque centrale sur la valeur de la livre turque.

Le 18 mars, la FED doit se réunir et devrait annoncer une décision quant à sa politique en matière de taux d’intérêt. Quel que soit le résultat, Cem Sidar pense qu’il serait erroné de s’attendre à une crise économique similaire à celle de 2001. « Les paramètres sont différents. Lors des crises économiques précédentes, la Turquie avait une énorme dette publique, mais cette fois, la dette publique est gérable, tandis que la dette privée est devenue énorme. »

« Les données montrent depuis 2013 des signes de dépression économique en Turquie. Au cours de la dernière année seulement, les politiques économiques non viables de l’AKP, [poursuivies] pour des raisons politiques, ont donné lieu à de graves problèmes structurels macroéconomiques en Turquie. »
 

Légende photo : le président turc Recep Tayyip Erdogan (AFP).

Traduction de l’anglais (original).

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