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Les répercussions financières de la répression saoudienne ne font que commencer

Après les arrestations massives, les investissements à l'intérieur – comme à l’extérieur du royaume – sont remis en question. Les événements attireront-ils les investisseurs – ou les feront-ils fuir ?

Lancée il y a moins d’une semaine, la campagne saoudienne anticorruption a mis derrière les barreaux des douzaines de princes, dont trois parmi les plus riches du pays.

Ces arrestations sont présentées comme un nettoyage de l’environnement des investissements dans le royaume en vue d’engager des réformes économiques. Même ceux qui critiquent farouchement la façon dont elles ont été menées reconnaissent la nécessité d’une refonte du système.

Ce grand ménage a aussi été entrepris par le prince héritier Mohammed ben Salmane pour consolider son pouvoir, laissant certains sceptiques sur le fait que la corruption en soit la seule motivation – si tant est qu’elle en soit une.

« Il s’agissait en grande partie de dire à la famille al-Saoud de se tenir à l’écart des affaires du gouvernement, ce qui, en soi, est une très bonne chose »

- Steffen Hertog, professeur associé à la London School of Economics

Cependant, aux yeux des investisseurs qui, de l’extérieur, essaient d’interpréter les signes, peu importent les machinations et les motivations derrière cette vague d’arrestations. C’est l’avènement de réformes depuis longtemps indispensables.

« De toute évidence, la répression de la corruption est une bonne chose car cela fait des décennies que l’économie saoudienne est freinée par la corruption », relève Jason Tuvey, économiste du Moyen-Orient à la Capital Economics de Londres.

« D’une part, les petites entreprises avaient beaucoup de mal à concurrencer les grandes entreprises qui, auparavant, entretenaient d’étroites relations avec la famille royale. D’autre part, particuliers et entreprises devaient compter sur une armée d’intermédiaires pour ne pas s’engluer dans la bureaucratie ».

Toutefois, l’arrestation samedi dernier de onze princes, quatre ministres et des douzaines d’autres personnes, dont le prince Al-Walid ben Talal, pourrait – à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du royaume – paralyser en partie l’investissement ; au moins à court terme, jusqu’à ce qu’on sache plus clairement si le filet se déploiera encore plus largement.

En marge de la conférence Future Investment Initiative organisée fin octobre au Ritz Carlton à Riyad, un Saoudien discute avec un robot (AFP)

Après tout, quelques jours seulement après avoir servi de site au « Davos dans le Désert », organisé par le royaume (conférence sur l’investissement étranger), le Ritz Carlton, construit il y a à peine six ans, fut presque entièrement reconverti en prison, conversion brutale qui a de toute évidence troublé les investisseurs qui suivent les évolutions du pays

De même, de Twitter à Citigroup en passant par Apple, nombre de personnes réputées détenues à l’intérieur de l’hôtel détiennent d’importantes participations dans des sociétés multinationales. Des questions ont même été soulevées quant à savoir si l’hôtel Savoy de Londres, propriété de ben Talal, pourrait passer dans l’escarcelle du gouvernement saoudien.

Nous n’avons eu qu’un aperçu, pas encore très significatif, de ces ramifications car ce n’est que le début. Or, il est évident que l’un de leurs épicentres en est le Liban – sur les nerfs après la démission du Premier ministre Saad Hariri annoncée de Riyad le même jour que les arrestations, et compte tenu des liens économiques étroits entre les deux pays.

Tant de doigts, et autant de pots de confiture

L’Arabie saoudite cherche désespérément à attirer des investissements pour diversifier son économie et l’éloigner du pétrole. Vision 2030, programme de réforme annoncé par MBS en juin 2016, vise à créer 450 000 emplois hors secteur public d’ici 2020 et porter à 60 % la part du secteur privé dans le PIB (40 % en 2014).

D’après les observateurs, cette dernière vague d’arrestations, au-delà du fait qu’elle consolide le contrôle du royaume par MBS, sert également d’avertissement : l’heure est aux réformes, à vous de vous adapter.

« Il s’agissait en grande partie de dire à la famille al-Saoud de se tenir à l’écart des affaires du gouvernement, ce qui, en soi, est une très bonne chose », explique Steffen Hertog, professeur agrégé de Politique comparée à la London School of Economics. « Nous verrons l’étendue des dommages collatéraux en termes de fuite de capitaux et de confiance des entreprises ».

Jusqu’à présent, si les détenus y ont perdu financièrement, du fait de la chute des actions qu’ils détiennent dans leurs sociétés, l’économie saoudienne n’a pas souffert. La répression est passée par le gel des comptes bancaires des détenus, mettant en péril 33 milliards de dollars de patrimoine personnel – selon les chiffres suggérés par Bloomberg –mais les comptes des entreprises n’ont pas été gelés.

Le prince Al-Walid ben Talal détient des parts importantes dans Newscorp, Twitter et Citigroup, via sa société Kingdom Holdings (AFP)

Mais l’ampleur des investissements de ces princes dans l’économie saoudienne est inconnue. « Je suis sûr qu’ils ont les doigts dans de nombreux pots de confiture », explique Tuvey.

Pour maintenir la confiance des investisseurs, Riyad devra rapidement démontrer que les arrestations n’aboutiront pas à des simulacres de procès, et qu’il s’agit simplement de supprimer l’ordre ancien qui avait monopolisé l’économie.

À cet égard, le royaume peut tirer des leçons d’autres pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG), dont les Émirats arabes unis, qui ont lancé leurs propres campagnes de lutte contre la corruption, note Théodore Karasik, conseiller principal de Gulf State Analytics, société de conseil basée à Washington DC.

« Maintenant, c’est au tour des Saoudiens. Il s’agit d’envoyer, dans tout le royaume et la région, le message suivant : le nouvel État saoudien lutte contre la corruption et les pots de vin, et cherche à s’ouvrir aux investisseurs, dans un nouveau contexte de transparence », ajoute Théodore Karasik.

À LIRE : Qui a été arrêté dans la dernière rafle anticorruption en Arabie saoudite ?

Les Saoudiens ont toutefois déjà opté pour une approche différente : la campagne émiratie s’est déroulée moins publiquement et sur une certaine durée, et non suite à une annonce soudaine qui a regroupé les grands noms dans un hôtel cinq étoiles.

C’est aussi la rapidité et l’ampleur des mesures de répression qui pourraient à court terme porter un coup à l’économie, car les investisseurs se méfient de placer de l’argent dans un climat d’investissement déjà incertain.

« Il est intéressant de souligner la chute de 16 % des investissements l’année dernière en Arabie saoudite », note Tuvey. « Ils n’ont vraiment pas besoin de bouleversements politiques car, dans le cadre de Vision 2030, ils s’efforcent de courtiser les investisseurs étrangers. Mais vu l’incertitude et la dépendance des partenariats à des personnes actuellement détenues, cela va probablement freiner les ardeurs des financeurs. »

Pas de mises en examen internationales

L’incertitude entourant l’ampleur des enquêtes anticorruption risque d’inquiéter les investisseurs internationaux qui pourraient craindre de se retrouver, eux aussi, pris au piège. Les allégations de corruption lors de l’obtention des contrats dans le royaume remontent à des décennies, et impliquent même British Aerospace (BAE), qui, dans les années 2000, a fait l’objet d’une enquête menée par le Serious Fraud Office (service de répression des fraudes graves) du Royaume-Uni.

Il semble cependant que MBS ne veuille pas aller si loin.

« On ferme les yeux sur les pots-de-vin versés par des sociétés internationales à des ministres ou hommes d’affaires saoudiens. Je pense que la MBS ne souhaite pas piéger les grandes firmes internationales avec des participations dans le domaine public », analyse Tuvey.

« Il est trop tôt pour le dire, mais il serait économiquement très coûteux de s’en prendre à beaucoup d’autres hommes d’affaires extérieurs au cercle royal. Je suppose donc qu’à l’avenir les principales cibles, s’il y en a d’autres, seront d’autres princes et hauts fonctionnaires saoudiens », estime Steffen Hertog.

Karasik précise que selon ses sources, d’autres personnes seraient arrêtées pour corruption présumée au cours des deux prochaines semaines. 

Les entreprises de construction : une cible clé

Certaines de ces arrestations ont surpris les analystes, surtout celles impliquant des entreprises de médias, qui soutiennent depuis toujours la famille royale saoudienne, comme Alwaleed al-Ibrahim, propriétaire du réseau de télévision MBC, propriétaire d’Al-Arabiya TV, et ben Talal, qui détient une participation de 80 % dans Rotana.

Les mesures de répression à l’encontre des personnes travaillant avec des entreprises de BTP ont toutefois été beaucoup moins choquantes. « Il était inévitable que les entreprises de construction soient touchées car elles ont souvent été mises en cause pour des contrats outrancièrement gonflés », rappelle Jason Tuvey.

La plus grande entreprise épinglée dans la campagne appartient à Bakr ben Laden, président du groupe de BTP saoudien Ben Laden, l’un des principaux promoteurs immobiliers de la ville sainte (La Mecque).

Or, il convient de relever que cette entreprise se trouvait déjà en difficulté économique, car elle a déjà perdu des milliards de dollars après avoir été écartée des contrats gouvernementaux suite à la chute d’une grue qui fit 107 victimes en 2015. En 2016, l’entreprise a licencié 77 000 travailleurs étrangers.

L’autre société, Saudi Oger, fondée au Liban par la famille Hariri, a fait faillite en juillet. L’un des princes arrêtés, le prince Abdulaziz ben Fahd, détenait d’importantes participations informelles dans l’entreprise, selon Hertog. « Saudi Oger a été impliquée dans des projets discutables sous le règne des (rois) Fahd et Abdullah », souligne-t-il.

Ironiquement, c’est le saoudien Oger qui a construit l’hôtel Ritz-Carlton, où les princes sont actuellement détenus.

Une affiche de Saad Hariri – disant « Dieu vous protège » – collée cette semaine à Tripoli, ville du nord du pays (AFP)

Suite à la démission de Hariri quelques heures à peine avant les arrestations, les spéculations ont été nombreuses sur l’existence d’un lien entre cette démission et les enquêtes. « Difficile de savoir ce qui se trame vraiment, mais selon certaines rumeurs, Hariri serait impliqué dans cette répression de la corruption », indique Tuvey.

Jeudi, un haut responsable du gouvernement libanais a déclaré à Reuters que de nombreux membres du gouvernement pensent que le royaume détient Hariri contre sa volonté.

« Détenir Hariri en liberté restreinte à Riyad constitue une atteinte à la souveraineté libanaise. Sa dignité est notre dignité. Nous œuvrerons avec les États (étrangers) pour le renvoyer à Beyrouth », a-t-il promis.

D’autres spéculations vont plus loin en s’interrogeant sur une éventuelle coordination des mesures de répression entre Riyad et Washington, Jared Kushner, gendre du président Donald Trump, s’étant rendu inopinément au royaume en octobre afin de rencontrer MBS.

Curieusement, certaines allégations laissent entendre que certaines des personnes arrêtées, ben Talal entre autres, auraient été liées à la société de lobbying américaine, Podesta Group, dont le fondateur, John Podesta, était le directeur de campagne d’Hillary Clinton.

Ben Talal, qui soutenait Clinton, a sur Twitter rendu publique son opposition à la présidence de Trump pendant la campagne de 2016.

« Vous êtes une honte, non seulement pour le parti Républicain, mais pour l’Amérique toute entière », avait-il twitté à Trump. « Retirez-vous de la course présidentielle américaine car vous n’avez aucune chance de l’emporter ».

Le lien avec le Liban

Selon Karasik, ces arrestations sont également liées à « l’enchevêtrement de l’argent des banques libanaises et saoudiennes soumises au bakchich [pots-de-vin] ». « C’est la raison de la démission de Hariri, qui aide maintenant les Saoudiens à désolidariser le système bancaire libano-saoudien afin de créer une nouvelle culture autour de lui, et s’en prendre au Hezbollah ».

L’Arabie saoudite fait partie du Quartet antiterroriste (ATQ), qui comprend les Émirats arabes unis, Bahreïn et l’Égypte. Depuis six mois, l’ATQ bloque le Qatar, accusant Doha de financer le terrorisme, et il s’oppose farouchement à l’Iran et à ses mandataires, comme le Hezbollah, basé au Liban.

« Le retrait de seulement quelques milliards de dollars en dépôts affecterait l’économie »

- Un haut responsable d’une banque libanaise

Le secteur financier libanais subit des pressions suite à la loi américaine de décembre 2015, le Hezbollah International Finance Prevention Act (HIFFPA), et les États-Unis envisagent d’ajouter encore d’autres dispositions à cette loi.

Si les mises en examen saoudiennes se multiplient, certaines banques et entreprises de BTP libanaises risquent d’être impliquées. En début de semaine, l’Arabie saoudite a accusé le Liban de déclarer la guerre au royaume à cause de l’agression du Hezbollah. Si Riyad suit cette ligne, les acteurs saoudiens, ainsi que d’autres acteurs du Golfe, risquent de retirer de l’argent des banques libanaises.

« Le retrait de seulement quelques milliards de dollars de dépôts affecterait l’économie », a déclaré un haut responsable d’une banque libanaise, qui a souhaité garder l’anonymat. « La plus grande menace serait que l’Arabie saoudite expulse les Libanais qui y travaillent, à l’instar des Émiratis. Ce serait un désastre majeur, car de nombreux transferts de fonds vers le Liban proviennent du Golfe ».

Selon l’Union des banques arabes, ces transferts en provenance du Golfe représentent environ les deux tiers de tous les paiements envoyés au Liban, soit près de 15 % du PIB libanais.

« Le Liban court un risque majeur, et nous avons souligné que le Golfe pourrait lui imposer des sanctions. Le Liban est fortement dépendant des flux de dépôts au sein de son système bancaire », a reconnu M. Tuvey.

Photo : Un film publicitaire promeut le projet saoudien de la mer Rouge, en marge des trois jours de la conférence Future Investment Initiative, au Ritz Carlton de Riyad, le mois dernier (AFP).

Traduit de l'anglais (original) par Dominique Macabies.

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