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Algérie : Tartag, ou comment exister après Toufik

Professionnel de la lutte anti-terroriste formé par le KGB, Athmane Tartag, qui remplace Mediène à la tête des services secrets algériens, est un homme difficile à cerner. Portrait du nouveau chef du DRS

ALGER - En Algérie, un mythe en chasse un autre. Dimanche 13 septembre, la présidence a officiellement « mis à la retraite » Mohamed Lamine Mediène, alias « Toufik », le patron des services secrets et le militaire le plus puissant du pays, pour le remplacer par un général-major à la retraite, Athmane Tartag, dit « Bachir », dont seules de fausses photos circulent dans les médias.

Du nouveau chef du DRS, le Département du Renseignement et de la Sécurité algérien, le grand public ne connaît finalement pas grand-chose, à part ses terribles surnoms, « le Boucher » et « le Bombardier », et sa réputation de « tête brûlée ».

Mais qui est-il vraiment ? « Il est né à el-Eulma, près de Sétif, dans l’est algérien », affirme un cadre du DRS à Middle East Eye. « Il a été recruté dans les années 70 par la Sécurité militaire [ancêtre du DRS] alors qu’il était à l’université », poursuit un conseiller à la présidence.

Malgré l’absence de biographie officielle, ceux qui le fréquentent affirment qu’il est parti se former en Russie – au KGB –, comme Mediène.

« Mais sa réputation s’est construite à l’époque où il dirigeait le célèbre Centre principal militaire d’investigation (CPMI) dans les années 90 », poursuit le cadre du DRS. « Cette structure avait pour vocation d’enquêter sur les affaires militaires. Sa mission de lutte contre les islamistes armés lui a été attribuée après. Tartag était une terreur à la fois pour les islamistes et les militaires corrompus. »

Torture

Ce qui s’est passé sous sa direction dans le centre n’est guère apprécié par les ONG de défense des droits de l’homme, qui dénoncent « dépassements et tortures ».  

Dans son rapport « La machine de la mort », publié en 2003, Algeria Watch, une ONG basée à Berlin, écrit : « Le CPMI était, à partir de 1992 [quand Tartag en a pris la direction], un des principaux centres de torture et de liquidation d’opposants ».

La présidente d’Amnesty International Algérie, Hassina Oussedik, rappelle à MME que son organisation a toujours considéré que « les services secrets ont un vaste pouvoir en matière d’arrestation et de détention au secret, ce qui favorise la pratique de la torture et les mauvais traitements ».

« Il est d’ailleurs assez étrange », note sous couvert d’anonymat un avocat spécialisé dans la défense des droits de l’homme, « que l’on mette le haut gradé le plus dénoncé par les ONG internationales en pleine lumière et à la tête d’un service aussi sensible ».   

Un proche d’Abdelaziz Bouteflika – lequel avait l’an dernier nommé Tartag conseiller aux affaires de sécurité – assure que « l’homme des rapports des ONG n’est pas celui qu’il croise. Tartag ne ressemble en rien à un militaire taciturne. Il est avenant, souriant, presque timide ».

Au DRS, un opérationnel qui l’a rencontré à plusieurs reprises confirme : « Oui, il est vraiment chaleureux. Mais comme tous les militaires, il a deux personnalités. À l’intérieur de la structure, c’est un homme brutal, convaincu de ce qu’il fait. Un homme de terrain dont la spécialité est la surveillance et le renseignement. Un véritable faucon, à la différence de Mediène, dont le caractère est plus tempéré. »

Calcul et récompense

Sa gestion de la prise d’otages du site gazier de Tiguentourine en janvier 2013 par « Les Signataires par le sang », un groupe armé islamiste dissident d'al-Qaïda au Maghreb islamique, a fini de parfaire sa réputation. Il agissait alors en tant que numéro 2 du DRS, où le chef de l’État Abdelaziz Bouteflika l’avait nommé, en 2011, directeur de la sécurité intérieure (DSI).

« C’est lui qui a dirigé l’intervention militaire que les médias internationaux ont qualifiée d’‘’attaque à l’algérienne’’ après que plusieurs otages étrangers ont été tués », se souvient, amusé, l’un de ses collaborateurs. « Ahmed Gaid-Salah, le chef d’État-major, voulait pour sa part faire traîner les négociations. Mais Tartag a refusé et il a lancé l’attaque. Le DRS et l’État-major se sont vraiment fait la guerre ! »

Dans les couloirs de la « maison », sa promotion est accueillie par certains comme une « bonne nouvelle ». « Les cadres en avaient marre de voir Mediène laisser le DRS se faire dépouiller de ses services », explique un officier à MEE en évoquant la restructuration opérée depuis deux ans par Abdelaziz Bouteflika, visant à rattacher certains services du DRS à l’État-major de l’armée, fidèle au président, et à en dissoudre d’autres.

« On a beau savoir que Toufik est un homme du KGB, que son cœur de métier c’est le renseignement, et que les services qui lui ont été enlevés ne sont pas les plus importants à ses yeux, mais tout de même, pour les hommes, le rattachement à l’État-major a été vécu comme une humiliation. »

Pour d’autres membres du DRS, que Tartag ait accepté de se ranger aux côtés d’Abdelaziz Bouteflika comme conseiller du président – qui l’avait pourtant démis de ses fonctions de numéro 2 du DRS en le mettant à la retraite en 2013 – reste « une trahison », en plein confit entre la présidence et le DRS.

« Tartag voulait prendre la place de Mediène. C’est grâce à lui que Bouteflika a pu démanteler le DRS », croit savoir un haut-gradé à la retraite. « Tout cela était calculé depuis le début. Lui donner les services secrets a été sa récompense ».

« Ver dans le fruit »

Un cadre du renseignement contacté par MME assure que la version du traître « est un nouvel écran de fumée que l’on essaie de propager pour faire croire que le clan présidentiel est toujours fort ».

« La théorie de la trahison de Tartag pour expliquer le limogeage de Mediène ne tient pas. Je crois plutôt que Tartag est le ‘’ver dans le fruit’’.

« N’oubliez pas que l’infiltration est son métier. Comment un homme de 65 ans, qui a été au cœur de la lutte anti-terroriste, pourrait-il s’allier par conviction à un camp qui choisit de mettre en avant les islamistes ? », s’interroge-t-il en référence à Bouteflika, suspecté de vouloir blanchir les islamistes.

« Je vous le dis, Mediène est parti en choisissant son successeur », poursuit-il.

Nombreux sont ceux qui, en effet, pensent qu’un homme aussi puissant que Mediène, chef suprême des services secrets, interlocuteur des services de renseignement étrangers, notamment de la CIA, dans la « lutte anti-terroriste », ne peut être chassé aussi aisément. C’est lui-même qui avait créé le DRS en 1990 ; il est donc probable qu’il ait voulu s’assurer, en partant, de laisser la « maison » entre de bonnes mains.

« Et il est parti en prenant sur lui le démembrement de certains services… et plusieurs dossiers très chauds dans ses cartons ! »

Toufik, un enfant du MALG (ministère de l’Armement et des Liaisons générales - le service secret qui a mené la guerre contre la France durant la guerre d’indépendance) et du KGB russe, a depuis 1990 accumulé des dossiers réputés compromettants sur tout le monde – mais s’est toujours tu pour le « bon fonctionnement de l’État ».

L’un des sherpas des Bouteflika domicilié à Zéralda, la résidence médicalisée du président, qui n’a pourtant jamais porté Mediène dans son cœur, affirme lui aussi que « c’est à sa propre demande que le patron du DRS est parti à la retraite ».

« Il n’est d’ailleurs pas exclus qu’il revienne comme super coordinateur des services », lance-t-il innocemment.

« En pleine restructuration du DRS, face aux enjeux sécuritaires du moment, dans la perspective d’une crise économique et de la succession de Bouteflika, le nouveau chef des services cumule les défis. »

Alors que la succession présidentielle en Algérie est décidée collégialement, le départ de Mediène pourrait insinuer que Bouteflika est seul à décider de l’avenir. Pas sûr. Car les militaires et les services de renseignement restent historiquement la colonne vertébrale du régime.

« Enfin, conclut-il, tout cela n’est rien à côté de son principal défi… exister après Toufik. »
 

Photo : depuis son départ à la retraite, des photos de Mediène – introuvables depuis des années – circulent sur Internet (capture d’écran Al Jazeera).

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