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En Algérie, l’effondrement du paysage médiatique se poursuit

Plusieurs médias algériens de premier plan luttent depuis des mois contre les difficultés financières et les pressions politiques. Le paysage est-il en train de changer de visage ?
Entre crise économique et pressions politiques, plusieurs médias algériens disparaissent ou, au mieux, agonisent (AFP/Ryad Kramdi)
Entre crise économique et pressions politiques, plusieurs médias algériens disparaissent ou, au mieux, agonisent (AFP/Ryad Kramdi)
Par Ali Boukhlef à ALGER, Algérie

« Mon contrat prendra fin en décembre. Il ne va certainement pas être renouvelé. » Comme une centaine d’autres employés, ce journaliste d’Ennahar TV compte désormais ses jours en tant que salarié au sein du célèbre groupe médiatique arabophone algérien.

Depuis quelques semaines, cette entreprise qui employait plus de 300 personnes, entre autres journalistes et techniciens, a procédé à une compression des effectifs pour faire face à des difficultés financières qui touchent par ailleurs ces derniers temps de nombreux médias algériens.

La chaîne Ennahar TV doit en partie son succès aux sujets choisis pour leur proximité avec les Algériens ordinaires (Twitter)
La chaîne Ennahar TV doit en partie son succès aux sujets choisis pour leur proximité avec les Algériens ordinaires (Twitter)

Selon ce journaliste, qui s’est confié sous le couvert de l’anonymat à Middle East Eye, une centaine de personnes auraient déjà quitté l’entreprise jusque-là. Si les employés sous contrat à durée indéterminée ont reçu des indemnisations représentant six mois de salaire, aucun dédommagement n’est prévu pour ceux ayant signé un contrat à durée déterminée.

C’est le cas de notre interlocuteur, grand reporter pour Ennahar TV, qui était jusqu’à une date récente le premier canal d’information en continu du pays. Et l’hémorragie va se poursuivre, selon d’autres sources internes qui évoquent « une volonté de la direction de dégarnir » le groupe médiatique, lequel compte, en plus de la télévision, un quotidien et un journal en ligne.

Trois affaires

S’il est aujourd’hui sur le déclin, le groupe Ennahar a connu le succès dès son lancement. D’abord dans la presse écrite, avec un quotidien créé en 2007 par l’Algérien Anis Rahmani. Le journal éponyme s’est vite imposé comme l’un des plus grands tirages du pays. Au début des années 2010, la publication revendiquait sortir chaque jour de l’imprimerie plus de 400 000 exemplaires.

Mais prompte à donner dans le sensationnel, la publication s’est aussi attiré des ennuis de toutes parts : des personnalités politiques aux artistes, en passant par des journalistes ou parfois des responsables de collectivités locales, ont dénoncé les méthodes d’Ennahar. C’est ainsi que la secrétaire générale du Parti des travailleurs (PT), Louisa Hanoune, a par exemple fait les frais de reportages, sur les deux médias du groupe, lui attribuant des « bien indus » et « une fortune » dont elle a nié l’existence. Elle a attaqué le média pour diffamation et obtenu gain de cause.

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Selon des sources internes, le journal traîne près de 200 poursuites en justice pour diffamation. Mais durant de longues années, Anis Rahmani, de son vrai nom Mohamed Megueddem, était devenu quasiment intouchable.

En 2012, il a lancé la première chaîne privée du pays, que le pouvoir politique de l’époque a su rapidement mettre à son service : elle a été notamment utilisée pour attaquer les opposants, y compris sur des questions privées qui ne pouvaient avoir été divulguées que par les services de renseignement.

En même temps, Ennahar TV a développé une politique faisant la part belle à l’information de proximité. Ses équipes, jeunes pour la plupart, se déployaient partout dans le pays pour couvrir des événements ou des sujets touchant les Algériens ordinaires.

Comme en ces jours de novembre 2016, lorsqu’un trou a soudainement fait son apparition sur une rocade d’Alger. Les journalistes de la chaîne se sont alors relayés pour faire vivre en direct les travaux de réfection de la route. La retransmission en direct a tenu en haleine les Algériens peu habitués à ce genre de couverture médiatique.

Mais avec la chute d’Abdelaziz Bouteflika en 2019, Anis Rahmani est tombé en disgrâce, arrêté puis poursuivi dans trois affaires distinctes.

En 2020, Anis Rahmani fait visiter les locaux d’Ennahar TV à l’ambassadeur américain en Algérie, John Desrocher (Twitter/@anisrahmanidz)
En 2020, Anis Rahmani fait visiter les locaux d’Ennahar TV à l’ambassadeur américain en Algérie, John Desrocher (Twitter/@anisrahmanidz)

Le 15 octobre 2020, il a été condamné à six mois de prison ferme pour diffamation dans une affaire l’opposant au directeur de la publication arabophone Echorouk El Arabi, Yassine Fodil. 

En mars 2021, Anis Rahmani a également été condamné en appel à trois ans de prison ferme pour avoir illégalement enregistré et diffusé en octobre 2018 une communication téléphonique avec un colonel des services de renseignement.

Enfin, le 25 septembre, la justice algérienne a confirmé en appel une condamnation à dix ans de prison pour des faits de corruption. Le sulfureux patron de presse était poursuivi notamment pour « mauvais usage des fonds », « infraction à la règlementation des changes, trafic d’influence pour l’obtention d’avantages indus et fausse déclaration ».

Son entreprise a par ailleurs été condamnée par la cour d’Alger à une amende d’environ 88 000 euros avec versement d’une indemnité de plus de 73 000 euros au profit du Trésor public

La justice a également demandé la saisie de ses biens, y compris certaines de ses sociétés. Pour l’instant, la sentence n’est pas mise à exécution.

Baisse de la publicité et déclin des ventes

C’est dans ce contexte qu’intervient la série de licenciements au sein du groupe Ennahar. Contactée par MEE, Souad Azzouz, épouse de Mohamed Megueddem et gérante du groupe médiatique depuis l’emprisonnement de son mari, se refuse à tout parallèle entre les ennuis judiciaires de ce dernier et les difficultés financières de la société.

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« Dans n’importe quelle entreprise, la compression des effectifs fait partie des mesures que l’on prend dès qu’on a des difficultés. C’est classique », défend-elle. « Cela est surtout lié à la baisse de la publicité et au déclin des ventes », assurent d’autres cadres de la société.

Pour Smaïl Maaraf, enseignant à l’École supérieure de journalisme d’Alger et activiste politique, les difficultés que rencontre ce média n’ont « rien d’économique ». « C’est le résultat des luttes de clans au sein du pouvoir », indique-t-il à MEE. Par « lutte de clans », l’universitaire estime que les dirigeants actuels cherchent à « neutraliser » ceux qui ont défendu le clan Bouteflika lors des dernières années du règne du président déchu.

Pourtant, dans cette tourmente, Ennahar n’est pas seul. Son concurrent immédiat, le groupe Echorouk, qui comprend une version papier et une chaîne de télévision, vit aussi des heures sombres.

Depuis plusieurs semaines, la publication arabophone ne paraît plus. À l’origine de cette suspension : la publication d’un article sur le renvoi par les autorités françaises de quantités de dattes algériennes présumées contenir un taux excessif de pesticides.

Au lendemain de la publication de l’article, le journaliste Belkacem Houam a été incarcéré – le 25 octobre, il a été condamné à un an de prison dont deux mois ferme pour « publication et propagation de fausses nouvelles » – et le journal interdit de publication.

Mais le gouffre financier que le quotidien a creusé au fil des années est immense. Des sources internes indiquent à MEE que les dettes de l’entreprise auprès des organismes de sécurité sociale sont estimées à plus de 2 milliards de dinars (environ 10 millions de dollars).

« Le journal ne paie plus l’assurance de ses employés depuis de longues années », indique à MEE un journaliste souhaitant préserver son anonymat.

Sans salaires depuis six mois

Pour assurer sa présence sur les étals, le journal a en outre contracté des dettes auprès de l’imprimeur public. Mais les largesses accordées ont un prix : c’est une arme qu’utilisent les autorités dès qu’une publication est jugée trop gênante.  

Ainsi, au lendemain de la publication de l’article controversé sur les dattes, la direction de l’imprimeur public aurait sommé les responsables du journal de payer leurs dettes dans l’immédiat, selon le témoignage d’un journaliste du quotidien.

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« La société d’impression nous a dit que la règle s’appliquait à tous et que beaucoup d’autres journaux, mauvais payeurs, avaient été suspendus », affirme à MEE un responsable d’Echorouk qui indique que malgré ce handicap, les journalistes travaillent dans l’espoir de revoir leur quotidien dans les kiosques.

Pour d’autres raisons, le journal El Watan risque, lui aussi, de disparaître. Sans salaires depuis plus de six mois, ses journalistes ont entamé, il y a plusieurs mois, une grève cyclique devenue illimitée depuis septembre.

Le quotidien est présent dans les kiosques mais le contenu est rédigé par ses actionnaires, en majorité d’anciens journalistes. Les comptes en banque de l’entreprise éditrice restent bloqués et en raison d’un litige avec les impôts, aucune opération n’est possible. El Watan, fleuron de la presse francophone en Afrique du Nord il y a encore quelques années, est donc quasiment condamné. Une situation économique compliquée à laquelle s’ajoutent, selon les responsables du journal, des pressions politiques sur l’administration pour empêcher le journal de se redresser.

Un autre grand quotidien francophone, Liberté, confronté aux mêmes pressions pour son indépendance de ton, a fermé en avril. Un signe que plus de 32 ans après l’avènement de la presse indépendante en Algérie, une page est en train de se tourner.

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