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« Ce qui manquait, c’était un feu vert politique » : pour la première fois, la Belgique rapatrie des mères de l’EI et leurs enfants

Les ressortissantes belges étaient attendues par la justice. Si elles n’ont pas participé à des exactions, à des combats ou à l’organisation d’un attentat, les peines ne dépasseront pas les cinq années de prison
Des enfants attendent avec des membres de leur famille à l’intérieur du camp d’al-Hol, qui accueille des proches de combattants présumés du groupe État islamique (EI) dans le gouvernorat de Hasakeh (nord-est), le 15 juillet 2021 (AFP)
Des enfants attendent avec des membres de leur famille à l’intérieur du camp d’al-Hol, qui accueille des proches de combattants présumés du groupe État islamique (EI), dans le gouvernorat de Hasakeh (nord-est de la Syrie), le 15 juillet 2021 (AFP)
Par Céline Martelet à PARIS, France

Ce vendredi 16 juillet, la majorité des femmes et des enfants retenus dans le camp de Roj dorment encore lorsqu’un convoi de voitures entre dans cette prison à ciel ouvert du nord-est de la Syrie.

Quelques minutes plus tard, vers 5 h 30, six femmes belges et leurs dix enfants sont sortis discrètement des tentes par des militaires kurdes, et dirigés vers un minibus.

Tout va très vite. Pas le temps de faire de longs adieux à leurs voisines, d’autres femmes du groupe État islamique (EI) avec lesquelles elles vivaient depuis plus de trois ans.

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Elles emportent avec elles seulement quelques sacs. Dans les voitures, les attendent des représentants des autorités belges envoyés spécialement au nord-est de la Syrie pour s’assurer du bon déroulement de l’opération.

« Une opération très risquée », selon une source proche du gouvernement belge jointe par Middle East Eye. Des cellules de l’EI sont encore actives dans cette zone, et elles ont intensifié leurs attaques ces derniers mois.

Une fois le convoi de véhicules sorti du camp de Roj, direction la frontière syrienne, puis l’aéroport d’Erbil en Irak. Un trajet de 300 kilomètres qui va durer six heures.

Sur le tarmac, un avion affrété par Bruxelles est en attente. À bord, des médecins pour s’occuper des dix enfants et des représentants de la police fédérale pour prendre en charge les mères.

En début d’après-midi, ce vol très spécial décolle pour la Belgique. À 21 h 20, l’avion atterrit à l’aéroport militaire de Melsbroek, la partie militaire de l’aéroport de Bruxelles.

Il aura donc fallu près de seize heures aux autorités belges pour rapatrier pour la première fois des adultes détenus en Syrie.

Échange de messages

La justice belge attendait les six femmes. Cinq avaient été jugées en leur absence et condamnées à cinq ans de prison pour « participation à une organisation terroriste ».

De retour aujourd’hui, elles ont la possibilité de faire appel de ce jugement et donc d’être présentes lors d’un deuxième procès. La sixième n’a pas encore été jugée en première instance.

Si elles n’ont pas participé à des exactions, à des combats ou à l’organisation d’un attentat, les peines ne dépasseront pas les cinq années de prison, bien en deçà des condamnations prononcées en France à l’encontre des épouses de membres de l’EI.

En novembre 2019, par exemple, une Française a été condamnée à quatorze ans de réclusion criminelle après un séjour de deux ans en Syrie.

« Je n’ai pas de sang sur les mains, je n’ai rien fait »

- Hala*, une Belge rapatriée

Durant plusieurs mois, MEE a pu échanger via plusieurs messageries cryptées avec l’une de ces Belges rapatriées.

Pendant près de quatre ans, Hala* a caché son téléphone dans sa tente. Elle l’avait enterré pour échapper aux fouilles des surveillantes kurdes.

Dans ses messages, la jeune femme s’inquiétait de ne jamais être renvoyée en Belgique, avec son fils âgé de 5 ans, né en Syrie.

« Je n’ai pas de sang sur les mains, je n’ai rien fait », a souvent répété par écrit la Belge. Au cours des échanges avec MEE, Hala se disait prête à faire face à la justice de son pays pour mettre son enfant en sécurité.

« La situation est vraiment devenue intenable, les responsables kurdes du camp nous traitent de plus en plus mal. Ce n’est pas une vie, ça. Les femmes vont se radicaliser encore plus », écrivait Hala en août 2020.

Six ans après avoir rejoint l’EI, la jeune femme est donc rentrée en Belgique. Au pied de l’avion, sur le tarmac de l’aéroport, elle a été séparée de son fils. Avec les neuf autres enfants, il a été hospitalisé et devrait être confié dans quelques semaines aux proches de Hala. Sa filiation a déjà été établie.

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En effet, avant de rapatrier ces femmes et leurs enfants, en mai 2021, des représentants des autorités belges se sont rendus au nord-est dans le camp de Roj pour prélever des empreintes digitales, mais aussi des échantillons sanguins afin de prouver au plus vite la filiation des enfants nés « sur zone ».

La Belgique est le pays européen qui a vu le plus d’hommes et de femmes rejoindre Daech en Syrie ou en Irak : près de 400 au total.

Depuis les attentats du 22 mars 2016 à Bruxelles, le sujet du retour de ces compatriotes qui ont fait le choix de gonfler les rangs de l’EI est très sensible en Belgique.

Après la chute territoriale de l’EI en mars 2019, la politique de la Belgique a été la même que celle de la France : pas de rapatriement des adultes, mais un traitement au cas par cas pour les enfants en danger, les orphelins notamment.

L’annonce du rapatriement des mères le 4 mars par le Premier ministre Alexander De Croo a donc surpris tout le monde, y compris les services de renseignement et les juges belges.

Une décision « politique »

Pour Thomas Renard, chercheur à l’Institut Egmont à Bruxelles, aucun doute : la décision est bien politique.

Joint par MEE, il explique : « Ce qui manquait en Belgique, c’était un feu vert politique, et le nouveau gouvernement d’Alexander De Croo arrivé au pouvoir en octobre 2020 s’est senti suffisamment en confiance pour mettre en œuvre cette décision sans succomber à la pression de l’extrême droite. La police, la justice, des ONG avaient pris position depuis plusieurs mois pour des raisons différentes en faveur du retour des mères et des enfants, il y avait véritablement un consensus. »

Le spécialiste des filières islamistes armées ajoute : « La décision d’Alexander De Croo prouve que quand il y a une volonté politique, c’est tout à fait possible d’organiser des rapatriements. »

Lors de l’annonce de ce rapatriement devant les députés belges, le Premier ministre avait parlé du retour de treize femmes et de leurs enfants.

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Finalement, elles n’étaient que six dans l’avion du retour vendredi 16 juillet. Au moins trois ont refusé d’être renvoyées en Belgique.

Les autres se trouvent soit dans le camp d’al-Hol, autre site de détention sous contrôle kurde où l’instabilité rend difficile toute exfiltration, soit se sont évadées et sont aujourd’hui considérées comme « disparues » par les autorités belges.

Ces dernières semaines, d’autres pays ont rapatrié leurs ressortissantes. Samedi 17 juillet, onze femmes du Kosovo et 23 originaires de Macédoine du Nord ont été récupérées avec leurs enfants par leurs pays respectifs.

De nombreuses Françaises, ex-membres de Daech, demandent leur rapatriement depuis plusieurs années mais pour le moment, la ligne fixée par Emmanuel Macron ne leur permet pas de rentrer.

« Je suis contente pour mes amies belges mais un peu triste aussi, parce que moi, je suis encore là », écrit une Française à l’un de ses proches.

Dans ce message que MEE a pu consulter, la jeune femme ajoute : « Ça prouve que les choses bougent tout de même. Donc je garde espoir, et j’espère que notre tour va arriver pour nous, les Françaises et nos enfants. »

* Le prénom a été modifié

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