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La légalisation du cannabis au Maroc provoque une guerre entre territoires de production 

Les tensions au sein de l’économie du kif ont été exacerbées par la loi sur la légalisation du cannabis, adoptée mercredi, et révèlent l’équilibre politique fragile d’un espace fortement tribalisé
Le texte sur « les usages licites du cannabis, médical, cosmétique et industriel », a été adopté mercredi par la chambre des représentant avec 119 voix pour et 48 contre. L’usage récréatif reste par contre interdit et passible de poursuites (AFP/Fadel Senna)
Le texte sur « les usages licites du cannabis, médical, cosmétique et industriel », a été adopté mercredi par la chambre des représentant avec 119 voix pour et 48 contre. L’usage récréatif reste par contre interdit et passible de poursuites (AFP/Fadel Senna)
Par Khalid Mouna à MEKNÈS, Maroc

La loi 13-21 relative à la légalisation du cannabis au Maroc, adoptée mercredi, a pris une nouvelle dimension, à travers l’arrivée des acteurs locaux au sein du Parlement. Ces derniers s’imposent comme les porte-paroles des producteurs du cannabis dans le Rif central. 

Deux coordinations, essentiellement, revendiquent l’identité de « bled du kif », nom donné par les acteurs locaux au territoire historique de production du cannabis : celle des gens du pays du kif (Sanhaja et Ghomara) et celle des régions d’origine du kif. L’objectif : créer une autochtonie à travers la culture du cannabis et récupérer l’histoire de la plante.

Le 25 avril 2021, les représentants de la coordination des régions d’origine du kif ont ouvert le bal des rencontres, d’abord avec les représentants des partis politiques, puis à partir du 4 mai avec des représentants de la coordination des gens du pays du kif. 

C’est sur les pages Facebook que la guerre de communication entre les deux coordinations a pris forme. 

La coordination des régions d’origine du kif accuse, sans la nommer, la coordination des gens du pays du kif Sanhaja et Ghomara de « tribalisme » et d’« ethnicisation », et s’attaque aussi au Parti authenticité et modernité (PAM, centre gauche) – en raison de sa place importante dans le débat sur le cannabis –, notamment au parlementaire Wiam Mharchi, issu de la région d’Ouazane, zone pratiquant la culture du cannabis depuis les années 1980, mais qui se voit exclue des territoires dits historiques. 

Pour sa part, la coordination des gens du pays du kif Sanhaja et Ghomara accuse la coordination des régions d’origine du kif d’être à la solde du parti de l’Istiqlal (nationaliste conservateur), dans un but électoral. 

Une guerre via Facebook

Cette guerre prend forme via des photos postées sur Facebook dans lesquelles les acteurs des deux coordinations posent avec les partis politiques, mais aussi via des communiqués officiels ou encore des articles dans les journaux électroniques. 

Cette guerre montre que les tensions, qui existent à l’intérieur de cette économie entre les personnes et les groupes, ont été catalysées par la proposition de loi. 

Post de solidarité de la Voix de Tidgrine avec la coordination des gens d’origine du kif 

Le point commun entre les deux protagonistes, c’est d’abord l’ethnicisation et la territorialisation du conflit, qui transparaissent dans certaines propositions concernant la modification du texte de loi.

Le remplacement, par exemple, du terme « habiter » – pour avoir l’autorisation de cultiver le cannabis industriel et médicinal – par le terme « originaire », voulu par la coordination des régions d’origine du kif, impliquerait que seuls les gens originaires de la région auraient le droit de cultiver le cannabis.  

Le deuxième exemple concerne la création de l’agence de la production de cannabis thérapeutique, médicinal et industriel ; la coordination des gens du pays du kif Sanhaja et Ghomara demande à ce que seuls les chercheurs qui travaillent sur la question du cannabis originaires de cette région puissent y siéger. 

Un équilibre politique fragile

Il ne s’agit pas ici de débattre de la non-recevabilité de ces propositions pour des raisons discriminatoires et anticonstitutionnelles, mais plutôt de montrer que celles-ci révèlent l’équilibre politique fragile dans cet espace tribalisé, où tout est pensé en termes d’appartenance territoriale et tribale, et où le passé et l’actuel sont intégrés à l’intérieur de la lutte des acteurs locaux.

Les acteurs, pour donner sens à leurs actions et construire une historicité de leur territoire, mobilisent les témoignages des anciens qu’ils publient sur leurs pages Facebook.

Ainsi, la coordination des régions d’origine du kif poste sur Facebook le témoignage de Si Lahcen, un centenaire censé être la mémoire du groupe, qui témoigne des régions dites historiques du kif. 

Les récits mobilisés par les deux coordinations confondent l’ancienneté avec l’origine du kif, ce qui représente une forme de rhétorique permettant de déclasser l’adversaire et de délégitimer sa requête auprès des institutions étatiques et politiques, afin d’asseoir sa position de fondateur du groupe d’origine.

Cette lutte de territoire entre les deux coordinations est également renforcée par les formes de solidarité tribale postées sur Facebook, chaque groupe déclarant son soutien à la partie qu’il juge apte à défendre ses intérêts.  

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La compétition passe ainsi par plusieurs stratégies d’accusation : ethnicisation, tribalisme, électoralisme, séparatisme, intimidation, etc.

Chaque groupe dit parler au nom des cultivateurs et mobilise le passé pour garantir le présent. 

De leur côté, les partis politiques instrumentalisent leur enthousiasme pour ces rencontres : ainsi, le parti Istiqlal a refusé de recevoir la coordination des gens du bled du kif, et les membres de la coordination des régions d’origine du kif refusent de rencontrer les représentants du PAM.

Le projet de légalisation a donc initié une guerre électorale entre le PAM et l’Istiqlal pour les législatives prévues en septembre 2021, le grand perdant étant le Parti de la justice et du développement (PJD, islamistes), qui n’a pas su tirer profit de ce dossier.

La guerre tribale et ethnique entre les arabophones (berbères) et les amazirophones (des tribus amazighes arabisées) prend ici tout son éclat et les partis politiques, par opportunisme, n’hésitent pas à surfer sur un jeu très dangereux dans une région marquée par une division tribale.   

Le ministère de l’Intérieur n’ayant pas tenu compte de leurs remarques, les deux coordinations pourraient organiser dans un futur proche des actions de contestation.

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