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Syrie : trois ans après la défaite de Daech, Raqqa, abandonnée, « manque de tout »

Le 20 octobre 2017, après cinq mois de combats qui ont tué plus de 1 600 civils et détruit 80 % de la ville, les Forces démocratiques syriennes célébraient leur victoire face à l’EI. Trois ans après, Raqqa agonise
Depuis novembre 2017, selon le ministère des Affaires étrangères français, 82 millions d’euros d’aides ont été versés par des ONG internationales ou des agences des Nations unies pour reconstruire Raqqa (AFP)
Depuis novembre 2017, selon le ministère des Affaires étrangères français, 82 millions d’euros d’aides ont été versés par des ONG internationales ou des agences des Nations unies pour reconstruire Raqqa (AFP)

« En cinq mois, nos soldats ont visé près de 30 000 fois des cibles de l’EI [groupe État islamique]. Ils ont plus tiré en un mois que n’importe quel autre bataillon de Marines pendant la guerre du Vietnam. Chaque minute de chaque heure, nous procédions à des tirs, que ce soit des tirs de mortier, d’artillerie, de roquettes, ou de drones armés. »

Ces mots sont ceux John Wayne Troxell. À l’époque, en novembre 2017, le sergent major de l’armée américaine est fier de la force de frappe de la coalition et ses alliés arabo-kurdes.

Trois ans plus tard, la victoire a un goût amer pour les 300 000 habitants de Raqqa.

Bouchra a 26 ans. Elle a pu retrouver sa maison au cœur de la ville et sa famille est parvenue à réparer les dommages causés par une bombe. Mais la jeune Syrienne, jointe par téléphone par Middle East Eye, se désespère de l’état de son quartier.

Des jeunes filles marchent dans Raqqa, ex-capitale du groupe État islamique, le 21 août 2019 (AFP)
Des jeunes filles marchent dans Raqqa, ex-capitale du groupe État islamique, le 21 août 2019 (AFP)

« Aujourd’hui, nous avons besoin d’avoir un minimum de services comme dans n’importe quelle ville du monde ! Nous avons besoin d’eau potable, d’électricité », s’emporte-t-elle. « Depuis trois ans, de nombreux quartiers de Raqqa n’ont plus d’électricité. Les gens doivent utiliser des générateurs. Il est essentiel de ramener l’électricité dans toute la ville ».

Les immeubles complètement détruits n’ont pas été reconstruits. D’autres habitations peuvent accueillir des occupants mais, la plupart du temps, au premier voire au deuxième niveau.

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Les étages les plus hauts ont été pulvérisés par des tirs de mortier. Quasiment tous les appartements et toutes les maisons de Raqqa ont été endommagés.

Certains quartiers de la ville ont bénéficié d’aides financières versées par des ONG internationales pour remonter les murs, réparer les fenêtres : entre 400 dollars et 600 dollars, une somme insuffisante pour réparer les dégâts d’un mortier ou d’une bombe.

Les familles les plus pauvres ne sont donc pas revenues à Raqqa, elles vivent encore aujourd’hui dans des camps de réfugiés sous des tentes. D’autres réfugiées en Turquie ou en Europe ne reviendront jamais dans leur ville, autrefois surnommée « la perle de l’Euphrate ».

Une aide humanitaire quasi inexistante

Pendant la dernière bataille pour libérer Raqqa, le grand hôpital public de la ville a été détruit. Aujourd’hui, l’immense bâtiment ressemble à un navire fantôme, figé dans le temps. Il n’y a plus de fenêtres ni de portes, des murs sont criblés de balles… Un établissement beaucoup plus petit, financé en partie par la France, a été construit juste à côté.

Des centres de santé ont également été ouverts par les Forces démocratiques syriennes, une alliance arabo-kurde qui contrôle désormais Raqqa.

Mais les habitants ont toujours du mal à se faire soigner, comme l’explique à MEE Ahmad Abdulkadder de l’ONG syrienne Hope Team.

« Raqqa aujourd’hui manque de tout dans le domaine de la santé. On manque d’équipements, de docteurs… Par exemple, rien n’est prévu pour les blessés de guerre », se désole-t-il.

« S’ils veulent se faire soigner, ils doivent quitter la ville, aller par exemple au Kurdistan irakien, en Turquie ou même dans les zones contrôlées par le régime. C’est la même chose pour les patients atteints de maladies chroniques, comme le diabète, ou les malades du cancer. Nous ne pouvons pas les soigner à Raqqa. »

L’hôpital public de Raqqa, ici pris en photo le 13 octobre 2018, ressemble toujours à un navire fantôme (AFP)
L’hôpital public de Raqqa, ici pris en photo le 13 octobre 2018, ressemble toujours à un navire fantôme (AFP)

Bachar Alkaraf est revenu dans sa ville avec l’espoir de la reconstruire. En novembre 2017, juste après la défaite de Daech, il crée l’ONG « Oxygen » pour aider notamment les agriculteurs, essentiels pour la province de Raqqa, considérée comme l’un des greniers de la Syrie.

Aujourd’hui, Bachar Alkaraf a perdu espoir. Joint par téléphone, il confie à MEE : « J’espère que la coalition mettra un jour autant d’énergie pour reconstruire Raqqa qu’elle en a mis pour la libérer. Notre ville est totalement détruite par cette guerre contre le terrorisme. »

La plupart des ONG internationales ne sont plus présentes à Raqqa. Trop dangereux, a répondu l’une d’elles à MEE. Ces grandes organisations internationales se sont appuyées longtemps sur des ONG syriennes comme Oxygen, mais aujourd’hui, les fonds sont de plus en plus rares, comme l’explique Bachar Alkaraf.

« Fin 2019, il y a eu des problèmes de sécurité. On a dû arrêter certains de nos projets. Ils devaient concerner Raqqa et plusieurs villes de la province. Ensuite, les donateurs ont mis fin à nos financements et nous n’avons aujourd’hui plus assez d’argent », poursuit-il.

Des enfants privés d’éducation

« Nous ne sommes pas les seuls, beaucoup d’autres programmes d’aide ont été touchés. On espère qu’en 2021, les choses vont changer, que nous allons pouvoir obtenir de l’aide à nouveau de nos donateurs étrangers. »

Mais, Raqqa reste une ville dangereuse. Des cellules dormantes de l’EI passent régulièrement à l’action : au début du mois d’octobre 2020, des combattants ont assassiné quatre membres des Forces démocratiques syriennes.

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Dans la guerre, les écoles de Raqqa n’ont pas été épargnées. Beaucoup ont été endommagées, voir totalement détruites. Reconstruire ces écoles a été l’une des priorités de nombreuses ONG internationales.

Certaines peuvent donc à nouveau accueillir des élèves. Les murs sont debout mais le système scolaire ne suit pas, comme l’explique à MEE, Bouchra, la jeune habitante de Raqqa.

« Nous avons besoin d’aide pour relancer nos écoles. Les enfants de Raqqa ont le droit à une véritable éducation avec des programmes, des évaluations, des professeurs qualifiés. Les étudiants sont obligés encore aujourd’hui de partir dans les zones tenues par le régime pour espérer avoir un diplôme certifié », relève-t-elle.

« Pendant les quatre années de présence de Daech à Raqqa, les enfants ont été privés d’éducation. Beaucoup ne savaient même pas lire ou écrire. Alors oui, c’est vrai qu’aujourd’hui la situation est un peu meilleure dans nos écoles, mais nos enfants méritent bien mieux ! »

Au total, depuis novembre 2017, selon le ministère des Affaires étrangères français, 82 millions d’euros d’aides ont été versés par des ONG internationales ou des agences des Nations unies pour reconstruire Raqqa.

Les autorités locales, les Forces démocratiques syriennes, assurent de leur côté qu’il leur faudrait encore un milliard de dollars pour reconstruire la ville.

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