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La crise des réfugiés rend-elle une condamnation pour crimes de guerre en Syrie plus probable ?

Des actes d’accusations pourraient être déposés si les États européens découvraient des auteurs de crimes de guerre en Syrie parmi les flux migratoires en Europe

Attaques chimiques, bombes barils, centaines de milliers de morts, des villes entièrement détruites. La guerre en Syrie a apporté d’immenses souffrances à des millions de personnes, donc beaucoup ont été déplacées à l’intérieur du pays ou à l’étranger.

En Occident, les tentatives se multiplient depuis longtemps pour essayer de trouver un responsable à cette crise, et pour faire juger le président syrien Bachar al-Assad pour crimes de guerre. Même si certains dirigeants ont suggéré qu’Assad réponde de ses actes devant la justice, et si les Français ont récemment ouvert une enquête sur les allégations à l’encontre du chef en guerre, peu de progrès tangibles ont été enregistrés. Cette situation est peut-être sur le point de changer.

Selon Stephen Rapp, ancien ambassadeur itinérant des États-Unis chargé des crimes de guerre, la crise des réfugiés déclenchée par ce conflit brutal qui dure depuis plus de quatre ans augmenterait la probabilité d’une future poursuite contre Bachar al-Assad pour crimes de guerre.

 « Les autorités nationales doivent avoir compétence pour lancer des poursuites », a déclaré Stephen Rapp au quotidien britannique The Daily Telegraph, plus tôt ce mois-ci. « Avec la crise des réfugiés, cette piste s’élargit par rapport à ce qu’elle était il y a quelques mois encore. »

La convention de droit stipule que pour avoir compétence nationale pour juger quelqu’un pour crimes graves, un État doit démontrer un intérêt national à engager ces poursuites.

Stephen Rapp estime que la crise des réfugiés crée ces conditions, avec ces millions de réfugiés fuyant vers les pays voisins du Moyen-Orient et de plus en plus vers l’Europe.

Il n’a pu être joint afin de commenter son point de vue, mais d’autres experts juridiques et enquêteurs en droits de l’homme interviewés par Middle East Eye l’ont corroboré, expliquant le lien entre un futur acte d’accusation possible contre des représentants du gouvernement et la crise des réfugiés en cours. Cependant, la réalité est bien plus complexe qu’il n’y paraît.

Hugo Relva, un conseiller juridique de l’équipe Justice Internationale d’Amnesty International en Argentine, a décrit les commentaires de Stephen Rapp comme « logiques » parce qu’ils invoquent la notion de compétence universelle relevant du droit international. Cela signifie que des États « peuvent exercer leur compétence lorsqu’un crime a été commis à l’étranger par un étranger et que les victimes ne sont pas des ressortissants de l’État concerné ».

La directrice du plaidoyer du programme Justice Internationale de Human Rights Watch, Géraldine Mattioli-Zeltner, a déclaré à Middle East Eye que les crimes en Syrie - souvent décrits en termes de crimes de guerre, crimes contre l’humanité et torture - permettraient aux États européens d’exercer leur compétence universelle, bien que certaines conditions subsistent.

 « Habituellement un État poursuivra contre un crime s’il y a un lien étroit avec cet État » dit-elle, expliquant que les moyens conventionnels de revendiquer compétence sont que le crime ait eu lieu dans cet État, ou que la victime ou l’auteur soit un ressortissant de cet État.

La plupart des États appliquent aujourd’hui la condition qu’un auteur de crimes graves doit être présent sur leur territoire pour être jugé par les tribunaux. Ces règles excluent Assad et les hauts responsables du gouvernement pour l’instant.

En septembre, la France a lancé une enquête criminelle contre le gouvernement d’Assad pour allégations de crimes contre l’humanité, y compris pour les enlèvements et actes de torture commis entre 2011 et 2013.

Le ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius a déclaré dans un communiqué après cette annonce que « face à ces crimes qui outragent la conscience humaine, à cette bureaucratie de l’horreur, face à ce déni des valeurs de l’humanité, il y va de notre responsabilité d’agir contre l’impunité des tueurs ».

Mais beaucoup admettent qu’une telle enquête rencontrera de nombreuses difficultés procédurales. Géraldine Mattioli-Zeltner affirme que les reportages de médias suggérant que la France poursuit Assad sont « inexacts ».

Geoff Gilbert, professeur de droit à l’université d’Essex, spécialisé en droit pénal international et dans la protection des réfugiés et des personnes déplacées, a déclaré à Middle East Eye : « Il faut qu’il sorte de Syrie ».

« Alors, est-ce que quelqu’un va l’extrader ? Peu probable. Supposons [qu’Assad] quitte la Syrie et aille quelque part ailleurs. Il reste un président, un chef d’état... il ne peut donc être poursuivi devant le tribunal national d’aucun autre pays. Il jouit d’une immunité– complète et totale. »

Le président serbe Slobodan Milosevic a été extradé vers le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie afin d’être jugé pour crimes de guerre, après sa démission du pouvoir en 2000. Un mandat d’arrêt contre le général Augusto Pinochet, émis par le parquet espagnol qui cherchait à obtenir son extradition lors d’une visite de Pinochet au Royaume-Uni, a également eu lieu une fois que ce dernier n’était plus chef d’état du Chili.

Par conséquent, à l’heure actuelle, pour que les actes d’accusation soient susceptibles de déboucher, il faudrait que les États européens découvrent que des auteurs de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité ou de torture en Syrie aient effectivement quitté la Syrie et rejoint les flux de migrants et réfugiés en Europe.

Si les États européens trouvaient de tels individus sur leur territoire, ils pourraient engager des poursuites. Bien que la possibilité que ces cas gravissent la chaîne de commandement existe, en vertu du principe de responsabilité du commandement par exemple, les hauts responsables demeurent sur le sol syrien.

Différents comptes Twitter, notamment @EU_MilitiaWatch, prétendent détenir des preuves du passage de « criminels de guerre » du régime shabeeha ou de milices chiites vers des pays de destination de prédilection tels l’Allemagne ou la Suède. Cependant, ils ne documentent pas le passage d’autres acteurs, comme l’armée syrienne libre ou Jabhat al-Nusra, qui sont également susceptibles d’avoir commis des crimes graves dans la crise syrienne. Un administrateur anonyme du compte a déclaré à MEE qu’ils communiquent avec les autorités européennes pour essayer de traduire en justice des criminels de guerre présumés.

Mais les problèmes sont plus profonds. « Il est important de rappeler que tous les belligérants dans le conflit commettent des crimes... donc chacun devrait faire l’objet d’une enquête et, s’il existe des éléments de preuve recevables, être poursuivi en justice par des tribunaux civils partout dans le monde », a déclaré Hugo Relva d’Amnesty International.

César : « ils torturent pour tuer »

Toute poursuite future contre le gouvernement syrien s’appuierait sans doute lourdement sur le dépôt secret de 50 000 photos sorties clandestinement de Syrie par un ancien photographe de la police militaire syrienne, connu sous le nom « César ». Jusqu’à présent, il s’agit de la plus grande masse de preuves des abus commis par le gouvernement Assad et ses alliés.

S’adressant à la journaliste française Garance le Caisne, dans un article publié dans The Guardian le 1er octobre, César semble se souvenir de son emploi avant la révolution comme d’un travail banal, pas vraiment acharné. Il se rendait sur des scènes de crime ou d’accident pour photographier les corps, « les suicides, par exemple, ou les noyades, les accidents de la circulation ou les incendies de maison ». Il faisait cela peut-être deux ou trois fois par semaine, ensuite il rédigeait un rapport et rentrait chez lui.

Cependant, lorsque les manifestations antigouvernementales se sont propagées en mars 2011, les corps ont commencé à arriver en plus grand nombre. Les blessures étaient différentes aussi. Les corps auraient été déposés à Tishreen et Mezzeh, deux hôpitaux militaires de la capitale syrienne qui auraient été transformés en chambres de torture et en morgues, témoignages concrets de la répression sanglante exercée par le gouvernement.

 « Je n’avais jamais rien vu de similaire », a déclaré César à Garance le Caisne. « Avant l’insurrection, le régime torturait les prisonniers pour obtenir des informations ; désormais ils torturaient pour tuer. »

 « J’ai vu les marques laissées par des bougies allumées, et une fois, la marque ronde de brûlure avec un réchaud, comme ceux utilisés pour faire chauffer le thé, sur le visage et les cheveux de quelqu’un. Certains avaient des coupures profondes, d’autres les yeux arrachés, les dents cassées ; on pouvait voir des traces de coups de fouet avec ces câbles qu’on utilise pour faire démarrer les voitures. »

Après avoir copié et sauvegardé ces photographies pendant deux ans, César a fui la Syrie, muni de 50 000 images. Il vit maintenant en France, sous des mesures de haute sécurité, sa vie étant en danger.

Des corps ont commencé à être identifiés à partir des photographies.

Ahmad, un enseignant syrien vivant au Caire, qui a demandé que son nom réel ne soit pas révélé, a dit à MEE avoir identifié le corps d’un ami proche d’après les photos.

 « Nous avons découvert un de nos amis sur les photos. Nous ne savions pas ce qui lui était arrivé, mais ensuite nous l’avons reconnu quand les photos ont été divulguées. »

Les amis d’Ahmad avaient convenu de ne rien révéler aux parents de l’ami défunt, mais cela a finalement filtré et les parents ont voulu voir la photo.

 « Son corps était si maigre, gisant là, la bouche ouverte », a déclaré Ahmad. « Mais bon, nous y sommes habitués maintenant. »

Les familles et amis de certains morts, parmi les milliers de cadavres des photos de César, seraient censés coopérer avec les procureurs. Mais il ne s’agit que d’une nouvelle piste pour le parquet.

La crise des réfugiés ouvre-t-elle de nouvelles possibilités ?

En fait, la crise des réfugiés pourrait maintenant renforcer cette masse de preuves et ouvrir de nouvelles possibilités dans le processus.

 « Pendant longtemps, il a été très difficile pour les unités de crimes de guerre en Europe d’avoir accès à ces victimes quand elles se trouvaient dans des camps en Turquie, au Liban, en Jordanie, où qu’elles soient » explique Géraldine Mattioli-Zeltner de Human Rights Watch. « [Mais] maintenant, il est plus probable que des personnes ayant été détenues dans des centres de torture en Syrie, ou ayant subi d’autres violations des droits de l’homme, soient dans un endroit sûr où elles peuvent parler à la police. »

 « Les procureurs peuvent maintenant recueillir ce genre de preuves, d’une manière sûre, qui ne [leur] était pas accessible auparavant » explique-t-elle, ajoutant que les pays sont désormais en mesure de rassembler ces preuves. « Cela rendrait possibles les poursuites contre Assad une fois qu’il ne sera plus président du pays... ou contre des hauts responsables du gouvernement syrien, une fois qu’ils ne seront plus en Syrie – s’ils quittent leur fonction et partent, par exemple. »

Comme de plus en plus de réfugiés atteignent l’Europe, fuyant la guerre et l’instabilité vers une vie plus sûre, ils apportent aussi avec eux des témoignages et des preuves potentielles d’abus.

Photo : Des millions de réfugiés syriens ont fui vers les pays voisins et l’Europe (AFP).

Traduction de l’anglais (original) par Françoise Arvieu 

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