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La Turquie recherche une « alliance » avec l’Iran contre les Kurdes

La Turquie a annoncé une alliance avec l’Iran pour contrer les ambitions kurdes alors que l’influence des États-Unis diminue. Mais cette coopération est à court terme et susceptible de changer. Analyse

ISTANBUL, Turquie – La symbolique était énorme, tout comme le message qui a suivi : des négociations du plus haut niveau depuis près de quarante ans entre commandants militaires turcs et iraniens, puis l’annonce par le président turc d’une nouvelle « alliance ».

Après que Hulusi Akar et Mohammad Hossein Bagheri se sont rencontrés le 15 août dernier, le président turc Recep Tayyip Erdoğan, qui a par le passé échangé des piques avec les dirigeants iraniens au sujet de leur ingérence « sectaire » à l’étranger, a suggéré que le moment était opportun pour entamer une coopération militaire.

Il s’agissait d’une nouvelle volte-face d’acteurs majeurs du Moyen-Orient, qui pourrait avoir d’énormes conséquences pour la région. Pourquoi maintenant et jusqu’où une telle alliance peut-elle aller ?

« À l’heure actuelle, nous avons un accord pour coopérer contre le PKK et ses ramifications. Ce qui est parfaitement conforme à la situation »

– Hüseyin Bağcı, professeur à Ankara

Hüseyin Bağcı, professeur de relations internationales à l’Université technique du Moyen-Orient, à Ankara, a déclaré à MEE que la relation en cours de développement était basée sur la lutte contre la « menace kurde » à travers la région.

« À l’heure actuelle, nous avons un accord pour coopérer contre le PKK et ses ramifications. Ce qui est parfaitement conforme à la situation, en particulier en Syrie et en Irak. Il est difficile de dire où cela nous mènera à l’avenir », a-t-il indiqué.

Hakkı Uygur, directeur adjoint du think tank İRAM, qui se concentre sur l’étude de l’Iran, a partagé cet avis, affirmant qu’il existe aujourd’hui une synergie croissante entre les politiques étrangères des deux pays. « Ce que nous avons maintenant, c’est une alliance à très court terme et très spécifique pour combattre le PKK, les YPG et, dans une certaine mesure, la question du référendum dans le nord de l’Irak, a-t-il expliqué. Cependant, le potentiel d’expansion de cette alliance est fort lorsque l’on prend en compte les développements régionaux, y compris la crise du Golfe. »

Erdoğan rencontre le chef d’état-major iranien Mohammad Bagheri à Ankara (Reuters)

La question kurde

Ankara est alarmé par l’évolution de la situation dans le nord de la Syrie et par les gains réalisés par le Parti de l’union démocratique (PYD) kurde syrien et son armée, les YPG, mais aussi et surtout par la possibilité de ces derniers de créer un couloir le long de la frontière turque en reliant les cantons sous leur contrôle.

La Turquie considère le PYD et les YPG comme des extensions du PKK, qu’elle combat depuis plus de trente ans et classe au rang de groupe terroriste, tout comme les États-Unis et l’Union européenne.

Les préoccupations ont atteint un tel niveau qu’İbrahim Karagül, un auteur turc connu pour refléter le point de vue du palais présidentiel, a écrit dans le journal pro-gouvernemental Yeni Şafak qu’Ankara devait envisager d’oublier le passé et de commencer à coopérer avec le gouvernement de Bachar al-Assad à Damas pour s’attaquer à la menace kurde syrienne.

L’appui militaire continu des États-Unis en faveur des YPG, au mépris de la préoccupation la plus existentielle de son vieil allié turc, a amené le gouvernement d’Ankara à remettre en question la valeur de son alliance avec Washington et, par association, avec l’OTAN.

« La Turquie et l’Iran ne s’identifient jamais comme des ennemis »

– Hüseyin Bağcı, professeur à Ankara

La Turquie a également rencontré un certain succès dans les efforts qu’elle a déployés pour rétablir le calme dans la Syrie déchirée par la guerre en coopérant avec les Russes et les Iraniens.

Les répercussions des événements dans la province syrienne d’Idleb, à la frontière turque, inquiètent également Ankara. Les États-Unis veulent que les forces rebelles dominées par al-Qaïda soient chassées de la province et poursuivent des négociations avec la Russie et la Turquie.

Selon Bağcı, la Turquie a signifié un changement dans sa politique en Syrie après que Binali Yıldırım est devenu Premier ministre. Et c’est une conséquence de ce changement de politique et du processus d’Astana visant à apporter la paix en Syrie qui ont entraîné un engagement plus proactif auprès de l’Iran, a-t-il précisé.

« La Turquie et l’Iran ne s’identifient jamais comme des ennemis. C’est toujours le terme de rival plutôt que d’ennemi qui est employé. L’intégrité territoriale est devenue un mot clé pour les deux pays, qu’il s’agisse de l’Irak ou de la Syrie, et cela les rapproche encore plus », a indiqué Bağcı.

Les tensions les plus récentes ont commencé à s’aggraver après que le Gouvernement régional du Kurdistan dominé par Massoud Barzani dans la région voisine du nord de l’Irak a annoncé un référendum d’indépendance prévu fin septembre.

Le secrétaire américain à la Défense Jim Mattis rencontre Massoud Barzani, leader du Gouvernement régional du Kurdistan, à Erbil, Irak (Reuters)

Barzani, la moins mauvaise option

Le clan Barzani est le moins repoussant des mouvements politiques kurdes pour Erdoğan et son gouvernement.

Les vastes liens commerciaux et la nature conservatrice islamiste du Parti démocratique du Kurdistan (PDK) de Barzani signifient qu’une relation s’est développée entre les deux camps, ce qui a été démontré par l’opposition relativement moins vive d’Ankara à l’annonce du référendum.

Cependant, cela ne veut nullement dire que la Turquie n’apprécie ne serait-ce que l’idée d’un État Kurde indépendant, compte tenu de l’impact potentiel sur son importante population kurde.

Ici aussi, comme dans le nord de la Syrie, Ankara tient rancune aux États-Unis. La seule intervention américaine effectuée jusqu’ici a été un appel téléphonique adressé par le secrétaire d’État Rex Tillerson à Barzani.

« Ankara n’a eu recours à cette option qu’après que les États-Unis ont commencé à soutenir les YPG »

– Hakkı Uygur, directeur adjoint du think tank İRAM

Barzani a balayé cette conversation d’un revers de main dans une récente déclaration, affirmant que tout ce qu’il avait promis à Tillerson à propos du référendum prévu était de communiquer de manière plus intensive avec le gouvernement central irakien à Bagdad.

Le secrétaire américain à la Défense James Mattis a également rencontré Barzani le 22 août dans le cadre d’une tournée régionale lors de laquelle il s’est également rendu à Ankara.

Pour l’Iran, le PDK de Barzani représente une plus grande menace kurde. C’est le père de Massoud Barzani, Moustapha, qui a dirigé la branche armée de l’éphémère République de Mahabad, un État kurde qui a existé en 1946 dans le territoire actuel de l’Iran.

Téhéran n’est pas non plus très friand des liens étroits entre le Gouvernement régional du Kurdistan, dominé par le PDK, et les États-Unis dans l’Irak actuel.

« Il n’y a rien que la Turquie et l’Iran puissent faire à propos de ce référendum. C’est entre les mains de Barzani, a expliqué Bağcı. Que vont faire l’Iran et la Turquie ? Déclarer la guerre ? »

Erdoğan, qui a également eu un entretien avec le chef d’état-major iranien Mohammed Hossein Bagheri, a déclaré le 21 août dernier que Téhéran et Ankara avaient des discussions au sujet d’opérations militaires conjointes contre le PKK et sa filiale iranienne, le PJAK, dans le nord de l’Irak et le long de leurs propres frontières.

Cela représenterait un point de départ pour entamer en douceur une coopération militaire accrue à l’avenir. Par le passé, l’Iran et la Turquie ont eu une coordination limitée – à défaut de véritable coopération – dans des opérations contre le PKK et le PJAK.

Les combattants kurdes iraniens représentent une menace croissante pour Téhéran (AFP)

Des points de rupture à foison

Il est peu probable que les États-Unis se réjouissent de voir la Turquie, qui représente la deuxième plus grande armée de l’OTAN, coopérer avec un régime qu’ils considèrent comme leur ennemi juré.

La première visite d’un chef d’état-major iranien en Turquie depuis la révolution de 1979 n’est pas le seul signe de liens croissants entre Téhéran et Ankara, malgré le fort symbolisme qui lui est associé.

Un contrat énergétique majeur a été annoncé le 15 août entre des compagnies turque, iranienne et russe.

Ces dernières années, Téhéran et Ankara semblent avoir convenu d’une politique consistant à autoriser les querelles régionales mais à s’abstenir de toute critique nationale, a indiqué Uygur.

Le gouvernement turc a gardé le silence face à la répression brutale des manifestations pro-démocratiques de 2009 en Iran. Téhéran a été l’un des premiers gouvernements à exprimer son soutien au gouvernement d’Erdoğan alors qu’une tentative de coup d’État était en cours en juillet dernier.

Pourtant, lors de deux apparitions publiques au cours des six derniers mois, Erdoğan a attaqué Téhéran, l’accusant de s’engager dans ce qu’il a décrit comme un « nationalisme perse » dans la région et de recourir à des politiques sectaires pour faire progresser ses ambitions expansionnistes.

Téhéran a pour sa part averti Ankara que sa patience était limitée face à de telles accusations.

Si le référendum dans le nord de l’Irak est peut-être ce qui pousse Ankara et Téhéran à se rapprocher en urgence, c’est aussi l’Irak qui pourrait mettre un terme à une alliance entre les deux pays.

« Ankara entretient une relation de longue date et significative avec l’OTAN et ne cherche pas d’excuse pour y mettre fin »

- Hakkı Uygur, directeur adjoint du think tank İRAM

Ankara est consterné face à l’influence croissante que l’Iran exerce sur l’Irak par le biais de sa connexion chiite et de son ingérence militaire. Le gouvernement régional de Barzani, malgré son origine kurde, est sunnite. Il représente l’une des rares pistes significatives restantes à travers lesquelles la Turquie peut maintenir son influence en Irak.

La situation idéale pour Ankara serait que Téhéran ou Washington intervienne pour contrarier le processus référendaire, ce qui permettrait à la Turquie de conserver des liens cordiaux avec Barzani et sa connexion avec l’Irak.

La profondeur de l’alliance entre les États-Unis et la Turquie est telle que même si Washington surveillera la Turquie et l’Iran avec une certaine préoccupation, il ne devrait toutefois pas y avoir d’inquiétude pour le moment.

Washington détient toujours la carte maîtresse. Si les États-Unis mettent fin à leur soutien militaire en faveur des YPG, ce serait une Turquie reconnaissante qui reviendrait totalement dans leur camp, indépendamment des autres problèmes qui affectent la relation.

« L’alliance avec l’Iran constitue les plan B et C de la Turquie, a précisé Uygur. Ankara n’a eu recours à cette option qu’après que les États-Unis ont commencé à soutenir les YPG. »

« Si cela devait changer, la Turquie recommencerait à s’aligner sur les politiques de l’OTAN en Irak et en Syrie. »

« Ankara entretient une relation de longue date et significative avec l’OTAN et ne cherche pas d’excuse pour y mettre fin. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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