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Le vote allemand sur le génocide, un « échec de la politique étrangère » turque

Selon des observateurs, ce vote peut mettre en danger la minorité arménienne de Turquie et faire capoter le fragile accord sur les migrants avec l’Europe

ISTANBUL, Turquie – Les répercussions du vote du Parlement allemand visant à reconnaître les massacres d’Arméniens en 1915 comme « génocide » pourrait nuire à l’accord sur les migrants de la Turquie avec l’Europe et même mettre en danger les citoyens arméniens de Turquie, selon des analystes.

La Turquie n’a pas tardé à réagir au vote de jeudi : Ankara a rappelé son ambassadeur à Berlin pour consultation quelques heures après l’adoption de la résolution.

Ce projet de loi, présenté par la coalition gauche-droite au pouvoir en Allemagne et les Verts de l’opposition, s’intitule « Se souvenir et commémorer le génocide des Arméniens et des autres minorités chrétiennes en 1915 et 1916 » et contient ce terme litigieux d’un bout à l’autre du texte.

Le moment choisi pour cette proposition a pris les observateurs par surprise, à la lumière des négociations en cours entre l’UE – menées par l’Allemagne – et la Turquie sur la façon de contrôler le flux de réfugiés du conflit syrien.

L’UE et la Turquie sont également embourbées dans les négociations sur l’adhésion tant souhaitée d’Ankara à l’Union européenne.

La définition comme génocide de la mort massive d’Arméniens et d’autres chrétiens en 1915 est l’un des plus grands casse-têtes de la politique étrangère turque. Ankara a tenté d’user de son influence pour empêcher les législatures de divers pays d’adopter des projets de loi qui le définiraient comme tel.

Les deux pays qui comptent le plus pour Ankara dans ce contexte sont les États-Unis et l’Allemagne. Les États-Unis n’ont jamais été plus loin que de l’appeler « Meds Yeghern » ou « grande tragédie », une décision qui serait en grande partie due à l’importance stratégique de leurs relations avec la Turquie.

Ahmet Kasim Han, professeur de relations internationales à l’Université Kadir Has d’Istanbul, estime que le vote allemand représente un autre échec de la politique étrangère de la Turquie : cette décision ne portera pas seulement un coup aux relations turco-européennes à long terme, a-t-il déclaré à Middle East Eye, mais aggravera également les pratiques clivantes et isolationnistes du gouvernement turc au niveau national.

« Il est difficile de le voir autrement que comme un échec de la politique étrangère », a jugé Han. « Pendant des décennies, la Turquie s’est efforcée d’empêcher que cette définition soit acceptée, plus particulièrement aux États-Unis et en Allemagne, et pourtant voilà ce qu’il se passe actuellement.

« Les répercussions ne se limiteront pas aux relations bilatérales, mais s’étendront aux liens entre la Turquie et l’UE parce que l’Allemagne est le principal moteur en Europe et la chancelière Angela Merkel a joué un rôle dans la revitalisation des négociations turco-européennes. »

Le moment choisi pour ce vote pourrait, selon Han, être attribué à des adversaires de Merkel, qui y voient une occasion d’éroder son statut national, les opinions publiques allemande et européenne étant irritées de ses ouvertures récentes vers la Turquie.

Il est peu probable que les relations entre la Turquie et l’Europe connaissent une fin abrupte, a-t-il estimé. Cependant, sur le plan national, le gouvernement turc dispose d’un autre bâton pour battre ses adversaires.

« Ce gouvernement va utiliser [le vote] dans le cadre de son éventail de politiques isolationnistes et clivantes. Tous ceux qui appartiennent aux franges pro-européennes, laïques et modernes de la société turque qui promeuvent les liens avec l’Europe seront attaqués pour rechercher des liens avec des pays qui se réfèrent aux Turcs comme des génocidaires. »

Test d’amitié

Avant le vote, le Premier ministre turc récemment nommé Binali Yıldırım avait déclaré que l’amitié entre les deux pays serait mise à « l’épreuve », mais avait tenu à souligner que la coopération avec l’UE ne cesserait pas.

« Nous sommes fidèles aux accords que nous avons conclus. L’UE devrait tenir sa parole de la même manière », a déclaré Yıldırım avant le vote jeudi. « Nous ne sommes pas un État tribal, nous sommes la République turque, un pays avec des traditions profondément ancrées », a-t-il déclaré aux membres de son Parti de la justice et du développement (AKP).

Le Premier ministre turc Binali Yıldırım répond aux journalistes lors d’une conférence de presse (AFP)

Après l’adoption du projet de loi au Parlement allemand, le Bundestag, le président turc Recep Tayyip Erdoğan a réagi de Nairobi, où il effectuait une visite de quatre jours en Afrique.

« J’ai parlé au Premier ministre. Notre décision commune était, pour commencer, de rappeler notre ambassadeur pour consultation », a déclaré Erdoğan au cours d’une conférence de presse.

« Cette décision du Parlement allemand peut sérieusement affecter les relations germano-turques. Nous allons évaluer la situation à mon retour. Alors, nous prendrons les mesures qui doivent véritablement être prises », a-t-il annoncé.

Sa réponse sera l’indicateur ultime de la réaction de la Turquie.

L’accord migratoire conclu entre l’UE et la Turquie le 18 mars est déjà mis à rude épreuve puisqu’Ankara a menacé de le réviser si un autre accord concernant le voyage sans visa pour les citoyens turcs dans l’espace Schengen est bloqué.

À un moment aussi critique pour les relations turco-allemandes, l’absence de Merkel et la plupart des ministres lors du vote pourrait être un geste habile empêchant les relations de capoter complètement.

Cependant, le porte-parole de l’AKP, Yasin Aktay, a affirmé que l’absence d’Angela Merkel n’était rien de plus que le signe d’un leadership inefficace et faible, qualifiant le vote « d’attaque ouverte contre la Turquie et d’insulte ».

« Il s’agit d’une action totalement irresponsable et inhumaine de la part du Parlement allemand », a déclaré Aktay à MEE. « Politiser la douleur et la mort de tant de personnes est une insulte à la mémoire de ceux qui sont morts. »

Aktay a ajouté que, indépendamment de la façon dont le gouvernement turc réagit, les liens affectifs du public turc avec l’Europe ont été rompus.

« Tout d’abord, pourquoi ne pensent-ils même pas aux musulmans qui sont morts au cours de cette période ? Leur nombre était beaucoup plus élevé », a-t-il demandé.

« Notre président, Recep Tayyip Erdoğan, était sincère lorsqu’il a exprimé ses regrets pour tous ceux qui sont morts à l’époque, notamment les chrétiens et les musulmans.

« C’est un acte hypocrite qui coupe les liens affectifs de notre pays avec l’Europe. Il s’est passé la même chose avec leurs jeux en ce qui concerne l’accord sur le voyage sans visa pour nos concitoyens. »

La République de Turquie a toujours rejeté l’utilisation du terme « génocide » pour décrire les événements de 1915, au cours des dernières années de l’Empire ottoman, et a demandé à plusieurs reprises que les archives de la Turquie et de l’Arménie soient ouvertes à des chercheurs neutres pour examen.

Hormis le Parti démocratique des peuples (HDP), les autres partis du Parlement turc – le Parti républicain du peuple (CHP) et Parti d’action nationaliste (MHP) – sont également opposés à toute déclaration faisant référence aux incidents de 1915 comme à un génocide.

Après une réunion avec les ambassadeurs de l’UE mercredi matin, le leader du CHP Kemal Kılıçdaroğlu a déclaré qu’il avait mis en garde les ambassadeurs contre la transformation de ce qu’il appelait « le soi-disant génocide » en question politique. Il a dit qu’il les avait informés du fait qu’il s’agissait pour lui d’une question historique et que l’Arménie devrait ouvrir ses archives comme l’a fait la Turquie.

« Reconnaissance allemande vitale »

Yetvart Danzikyan, rédacteur en chef du journal hebdomadaire turco-arménien Agos, a déclaré à MEE que la reconnaissance par l’Allemagne des événements de 1915 comme un génocide est poignante, mais a averti que les conséquences en Turquie seraient imprévisibles.

« Il est difficile de prédire la réaction de la Turquie. Toutefois, c’est un vote essentiel parce que l’Allemagne était un proche allié de l’Empire ottoman à l’époque du génocide, donc ils auront beaucoup de documentation à ce sujet », a-t-il dit.

Danzikyan a dit qu’il ne pouvait pas exclure des attaques contre la communauté arménienne en Turquie, mais a insisté sur le fait qu’il est trop tôt pour prédire quoi que ce soit.

« Tout dépend de la façon dont la Turquie réagit au sommet. Tout peut arriver », a ajouté Danzikyan.

En 2015, pour le centenaire des massacres de masse de 1915, Ankara avait rappelé ses ambassadeurs de plusieurs pays, notamment le Vatican, pour avoir qualifié ces événements de génocide. Cependant, Ankara s’était abstenu de rappeler ses ambassadeurs de pays avec lesquels elle avait des liens plus importants, dont la Russie.

Cette même année, l’Allemagne avait abandonné un projet de loi similaire qui devait être soumis au vote du Parlement.

« La reconnaissance par l’Allemagne est une avancée », a déclaré Danzikyan. « Cela signifie que la politique de déni que la Turquie tente d’imposer à tous ne fonctionne plus. »

Photo : des militants arméniens agitent leur drapeau national devant le Reichstag après le vote sur la reconnaissance du « génocide » (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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