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Les Kurdes syriens peuvent-ils maintenir leur élan après la défaite de Daech à Tal Abyad ?

La récente avancée des Kurdes syriens face à Daech montre que le groupe peut être affaibli.

Après plusieurs jours de combats acharnés près de la frontière syro-turque, le groupe Etat islamique (Daech) semblent avoir essuyé l’une de ses plus lourdes défaites de ces derniers mois.

Les forces kurdes ont coupé lundi dernier les principales voies d’approvisionnement à partir de la Turquie et se trouvent désormais au cœur de la ville frontière de Tal Abyad tenue par Daech, ville tombée entre leurs mains il y a un an mais qui se trouvait sous contrôle des groupes rivaux du Front al-Nosra et d’Ahrar al-Sham depuis 2013.

Ce type de progrès semblait presque impossible il y a peu. Les experts avaient fait part depuis un certain temps déjà du manque d’efficacité des attaques aériennes étatsuniennes visant à paralyser l’avancée de Daech, le secrétaire général de l’OTAN Jens Stoltenberg ayant lui-même publiquement remis en question cette approche.

Le mois dernier, alors que la date anniversaire de la blitzkrieg menée par Daech sur l’ouest de l’Irak approchait, le groupe affichait sa constance, s’emparant de Ramadi, capitale de la province d’Anbar, et de la ville touristique de Palmyre, en Syrie. Plus à l’est, la quasi-totalité de la province de Deir ez-Zor tombait également sous le contrôle de Daech malgré les attaques portées à leur encontre sous la direction des Etats-Unis, selon les informations publiées par McClatchy.

Cela s’est tellement aggravé que les commentateurs ont commencé à se demander si Daech pourrait un jour être défait, Stephen Walt spéculant dans Foreign Policy qu’au vu de l’incapacité de Bagdad à contrer leurs offensives, Daech était probablement là pour y rester.

Mais maintenant que les Kurdes syriens se sont emparé de Tal Abyad, avec l’appui des frappes aériennes étatsuniennes, les vents pourraient bien tourner.

S’il ne parvient pas à contrer cet élan, Daech pourrait voir sa capacité à recruter des combattants, notamment à l’étranger, réduite. La coalition dirigée par les Etats-Unis pourrait également s’assurer une petite mais non négligeable victoire en termes d’image face à Daech, après une longue série de revers.

« Sans les frappes aériennes de la coalition anti-Daech, les YPG [milice armée kurde “Unités de protection du peuple”] auraient probablement nécessité de deux longues années avant de prendre Tal Abyad, mais l’appui de la coalition leurs a permis d’avancer très rapidement », affirme Zana Omer, une journaliste kurde basée en Syrie.

Nouvelles alliances

L’offensive était prévue depuis longtemps. En novembre 2013 déjà, les YPG prétendaient récupérer Tal Abyad afin de désenclaver les villes kurdes isolées de Kobané à l’ouest et d’Hassaké à l’est. Toutes deux avaient été séparées après l’avancée de Daech et du Front al-Nosra, leurs groupes miliciens ayant accru leur contrôle dans le nord du pays.

Pour chasser Daech, les YPG ont crée un centre d’opérations conjointes dénommé Volcan de l'Euphrate. La campagne était secondée par des groupes de l’Armée syrienne libre (ASL) et affichaient de fortes ambitions. Elle constituait le cœur de la force syrienne anti-Daech qui a résisté à l’assaut de Daech sur Kobané début septembre 2014, et qui prétendait s’emparer de tous les territoires situés autour du fleuve Euphrate, y compris Racca, véritable bastion de Daech.

La troupe de combattants YPG-FSA postés à proximité de Kobané avait tenté de demander de l’aide à la coalition récemment formée sous l’égide des Etats-Unis pour lutter contre Daech, mais initialement sans succès.

Tandis que les kurdes irakiens parvenaient à décrocher l’appui occidental suite aux attaques d’août 2014, les YPG kurdo-syriens n’étaient pas si chanceux. Le groupe est affilié au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), inclus sur la liste noire des groupes « terroristes » des Etats-Unis et de la Turquie. La Turquie a de surcroit rejeté de manière catégorique tout support militaire de peur que sa propre minorité kurde ne s’enhardisse.

Dépourvue de ce soutien, l’opération Volcan de l’Euphrate pris rapidement l’apparence d’une erreur stratégique. Peu de temps après sa formation, Daech lança une attaque et paraissait à même de prendre Kobané. Les autorités turques et américaines laissaient entrevoir à cet instant la chute de Kobané.

Toutefois, avec l’arrivée des medias internationaux à la frontière syro-turque diffusant les images des combats et de l’exode de réfugiés qui s’ensuivit, les Etats-Unis firent, contre toute attente, marche arrière et commencèrent à lancer des frappes aériennes sur Kobané. Les choses prirent une toute autre tournure, amenant même les Turcs à autoriser des combattants kurdes en provenance d’Irak et lourdement armés à traverser la frontière pour porter secours aux YPG.

Dès lors, les Kurdes s’estimaient chanceux de voir que les Etats-Unis s’étaient finalement rendus compte que la chute de Kobané pourrait nuire à leur stratégie d’affaiblissement et de destruction de Daech. Pourtant, malgré ce soutien, la lutte n’eu rien d’un jeu d’enfants.

Ce n’est qu’en janvier 2015 que les YPG, désormais appuyés par la coalition dirigée par les Etats-Unis, sont parvenus à repousser Daech.

Cependant, cette victoire a été suivie par une série d’autres succès qui malgré leur moindre répercussion demeurent tout aussi importants. En février, les YPG avaient réalisé des progrès à Hassaké et expulsé Daech de Tall Hamis et de Tal Brak. En mai, les YPG – à nouveau épaulés par des frappes aériennes – étaient parvenus en direction sud jusqu’au Mont Abdul Aziz, à quelques 75 km de la frontière turque. La plupart de la province de Racca se trouve désormais sous contrôle des YPG, bien que ce ne soit pas le cas de sa capitale.

Les Etats-Unis se sont jusqu’à présent montrés réticents à admettre tout soutien direct aux forces YPG à Tal Abyad, préférant plutôt parler des frappes menées près d’Hassaké, de Racca et de Kobané. Mais suite à la prise de la ville frontière par les YPG, les Etats-Unis ont émis une déclaration où il est dit que « les frappes aériennes de la coalition imposent un lourd tribut aux terroristes de Daech en Irak et Syrie ».

Le brigadier général Thomas Weidley, commandant en chef de la coalition dirigée par les Etats-Unis a affirmé que « depuis l’automne 2014, les forces kurdes d’Irak et de Syrie, sous l’impulsion de la coalition, n’ont fait que prendre des territoires, sans jamais en céder ».

Objections turques

Les récents succès des kurdes syriens ont provoqué une certaine inquiétude au sein de l’administration turque, craignant que ces victoires ne deviennent une menace future pour la Turquie, bien que les YPG soient loin de représenter un danger en sol turc et qu’ils aient même permis aux soldats turcs de pénétrer en territoire dominé par les YPG, afin de sécuriser la tombe de Suleiman Chah, en février 2015.

« L’Occident, qui bombarde les Arabes et les Turcs, situe malheureusement les partis terroristes PYD (Parti de l’union démocratique) et PKK à Tal Abyad », a communiqué le président turc Recep Tayyip Erdogan dimanche dernier. « Comment pouvons-nous être d’accord avec cela ? Comment pouvons-nous considérer que l’Occident est sincère ? »

Au cours du week-end, la frontière a occasionnellement été fermée, le nombre de réfugiés syriens fuyant les violences de Tal Abyad et dont le passage a été refusé s’élevant au moins à un millier. Depuis, la frontière a été rouverte et les civils peuvent à nouveau passer de part et d’autre.

Ceren Kenar, journaliste turque basée à Istanbul, explique que cette réponse est alimentée par le fait qu’Ankara estime qu’il s’agit d’une tentative de changement de la démographie de la région.

« On dirait que les autorités turques pensent que le PYD est en train d’altérer la démographie du Rojava (l’auto-proclamée enclave autonome turque en Syrie) et de « kurdifier » la zone, en forçant les populations arabes et turques à partir », déclare Ceren Kenar. « Les autorités tuques se méfient du cas où cela ferait partie d’un programme politique plus vaste, comme la création d’un terrain fertile à l’établissement d’un Etat kurde homogène. »

Selon certains rapports, des villageois arabes ont fui leurs maisons devant l'avance des YPG, alors que les représentants des YPG ont jusqu’à présent nié les accusations de participation à des nettoyages ethniques dans les zones non kurdes et ont garanti un retour sécurisé des populations civiles.

« Nous garantissons leur sécurité et répondons à leurs besoins humanitaires. Ils pourront retourner dans leurs villages et récupérer leurs propriétés dès que la sécurité aura été rétablie dans la région », a déclaré le porte-parole des YPG Redur Xelil sur sa page Facebook, demandant aux civils de Tal Abyad de se déplacer vers la province d’Hassaké.

Les tensions ont aussi débordé sur la sphère politique. Lors des dernières élections turques, le pro-kurde Parti démocratique des peuples (HDP) est parvenu à s’assurer une large minorité de sièges et à empêcher le Parti pour la justice et le développement d’Erdogan, actuellement au pouvoir, de disposer d’une majorité absolue au Parlement.

Selon certains Kurdes turcs, la victoire électorale serait même une conséquence directe des victoires kurdes à Kobané, démentant la chute de la ville avancée par Erdogan.

La foi de Tal Abyad

Avec Tal Abyad désormais en mains kurdes, il est probable que les kurdes syriens deviennent encore plus audacieux.

Un commandant de Daech de la ville de Suluk, tombée entre les mains des YPG samedi, discutait par téléphone des renforts avec d’autres militants de Daech, insinuant qu’il est préférable pour les combattants de Daech de lutter jusqu’à la mort, comme le démontrent les enregistrements de ces conversations téléphoniques.

Toutefois, des images sont actuellement diffusées, où l’on peut voir des combattant de Daech se rendant, semble-t-il, aux forces turques de l’autre côté de la frontière. Il est estimé que des dizaines d’entre eux ont été tués, et beaucoup d’autres se trouveraient encerclés. En raison des frappes aériennes de la coalition dirigée par les Etats-Unis, les renforts de Daech peinent à arriver sur les lieux.

« Il est très risqué d’arriver jusqu’ici, vous ne pouvez pas lever le siège, vous ne pouvez pas atteindre la zone à cause des avions de guerre de la coalition qui survolent la région ; ne courrez pas au massacre pour nous sauver, laissez-nous plutôt faire face à notre destin ici. Nous venons pour la Chahada [martyre] », a déclaré le commandant de Daech, selon l’Observatoire syrien pour des droits de l’homme.

Un combattant des YPG a confié à Al Jazeera Arabic que Daech s’était nettement affaibli.

« Ils ne sont pas si forts qu’auparavant, ils ont été durement touchés par les YPG et les frappes de la coalition. Nous continuerons notre campagne et nous trouvons maintenant aux portes de Tal Abyad », déclare le soldat.

Le journaliste kurde basé aux Etats-Unis Mutlu Civiroglu, qui vient de rentrer aux Etats-Unis en provenance de Turquie, a affirmé que la perte de Tal Abyad constituait un terrible coup dur pour Daech.

« Tal Abyad était leur principal voie d’accès au monde extérieur. Selon certaines sources, la plupart des combattants étrangers pénétraient en sol syrien par Tal Abyad », a-t-il dit à Middle East Eye par téléphone.

« Par ailleurs, le commerce frontalier de Daech devrait également en pâtir, car les soldats étrangers ne se contentent pas seulement de venir, ils vendent également des choses [comme du pétrole] à l’extérieur », a-t-il rajouté, se référant au commerce transfrontalier entre les régions frontalières soumises à Daech et certaines zones de la Turquie.

La récupération de Tal Abyad ouvre aussi la route du Sud aux YPG et à ses alliés, et pourrait aider les rebelles syriens de la FSA à poursuivre leurs attaques dans la province de Racca. Avec les zones kurdes désormais partiellement libérées, celles-ci pourraient devenir une base opérationnelle solide contre la capitale de Daech en Syrie. Encore une fois, une chose impensable il y a tout juste une semaine semble désormais être à leur portée.

Traduction de l’anglais (original) par José Manuel Sandin.

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