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Avions russes en Libye : que changeront les MiG de Haftar sur le terrain ?

Pourquoi une flotte d’avions de combat russes jugés « inutiles » sur le plan militaire a-t-elle été envoyée en Libye en soutien à Haftar ?
Image diffusée par l’armée américaine mardi qui montre selon elle un des MiG qui a rejoint la Libye (Commandement des États-Unis pour l’Afrique)

La flotte d’avions de chasse de fabrication russe arrivée en Libye en soutien aux forces de l’Armée nationale libyenne (ANL) de Khalifa Haftar est « inutile » sur le plan militaire et ne « changera rien » sur le terrain, expliquent des analystes de l’aviation à Middle East Eye.

Ces avions, qui sont probablement pilotés par des mercenaires, ont vraisemblablement été déployés avec l’approbation de Moscou afin de dissuader toute nouvelle attaque contre les forces de l’ANL avec le soutien de la Turquie.

Au moins six MiG-29 Fulcrum et deux Sukhoï SU-24 Fencer escortés par deux appareils de l’aviation russe auraient atterri la semaine dernière dans le pays nord-africain.

Fathi Bachagha, ministre de l’Intérieur du Gouvernement d’union nationale (GNA) de Tripoli reconnu par la communauté internationale, a déclaré à l’agence de presse Bloomberg jeudi dernier que le GNA avait appris l’arrivée de ces avions.

Le même jour, une source fiable a déclaré à MEE qu’un MiG-29 supposé « syrien » était stationné sur la base aérienne détenue par Haftar dans la province d’al-Djoufrah.

Pendant ce temps, une image satellite prise le 19 mai semble montrer un MiG-29 sur le taxiway de la base, suggérant que les sept autres avions étaient là également.

Traduction : « MiG-29 au sol à al-Djoufrah, le 19 mai 2020. Coordonnées : 29.1916, 16.0112 / Vous êtes sur le point de voir la plus grande campagne aérienne de l’histoire libyenne dans les heures à venir », a déclaré dans un communiqué Jaroushi, qui appartient à l’ANL. Le chef de la sécurité du GNA Bachagha a déclaré qu’un certain nombre de MiG-29 et de SU-24 étaient parvenus à Haftar depuis une base syrienne contrôlée par les Russes. »

Mardi, le Commandement des États-Unis pour l’Afrique estimait que la Russie avait envoyé des avions militaires en Libye pour soutenir les contractuels privés russes, financés par l’État, qui combattent pour Haftar.

Le vol de transfert de cette petite flotte a probablement eu lieu le 14 mai depuis Astrakhan dans le nord du Caucase russe, avec une escale à Hamedan en Iran puis à la base aérienne opéré par les Russes à Hmeimim en Syrie, avant d’atteindre la Libye plusieurs jours plus tard.

L’armée américaine estime que les avions ont été maquillés en Syrie pour dissimuler leur origine russe.

Un site d’aviation russe a signalé que les appareils étaient des avions de chasse de l’aviation syrienne modernisés, mais Tom Cooper, spécialiste de l’aviation militaire et des conflits, connaissant bien l’aviation arabe syrienne, a indiqué à Middle East Eye que c’était improbable.

« Les MiG-29 syriens ont déjà été révisés et modernisés – en Syrie sur la base de Nayrab. Par ailleurs, le régime syrien n’a pas d’argent pour une nouvelle modernisation », explique-t-il.

Selon Akram Kharief, spécialiste de la défense, les MiG-29 pourraient être d’origine biélorusse via une commande de la part des Émirats arabes unis (EAU). Ce type de transaction entre les deux pays ne serait pas surprenant car au moins trois hélicoptères de combat Mi-24 PS livrés par les EAU à Haftar en avril 2015 provenaient de Biélorussie.

Ni la Biélorussie ni les EAU n’ont la capacité de déployer des MiG-29 en Libye sans l’assistance logistique complète et l’approbation politique de l’État russe. En outre, ce transfert discret, même clandestin, rappelle le déploiement en août 2015 de l’aviation russe en Syrie.

Le général Stephen Townsend de l’armée américaine a également fait cette comparaison ; il dirige le Commandement des États-Unis pour l’Afrique et a déclaré mardi : « La Russie essaie clairement de faire pencher la balance en sa faveur en Libye. Tout comme je les ai vus faire en Syrie, ils étendent leur empreinte militaire en Afrique en utilisant des groupes mercenaires soutenus par le gouvernement, comme Wagner. »

Traduction : « INFORMATION : La Russie déploie des avions de combat militaire en Libye / Depuis trop longtemps, la Russie dément l’ampleur de son implication dans le conflit en cours en Libye. Plus moyen de la nier désormais - Gén. Townsend. 

« Ni l’ANL ni les sociétés militaires privées ne peuvent armer, opérer et entretenir ces avions de chasse sans soutien étatique – soutien qu’ils obtiennent de la Russie. »

Pilotes mercenaires

Townsend a raison de dire que la force aérienne de Haftar ne dispose pas des pilotes et du personnel au sol avec les compétences pour faire voler et entretenir cette petite flotte. En effet, maîtriser un avion de chasse tel que le MiG-29 requiert des années de formation et l’aviation de Haftar est à court de bons pilotes.

En Libye, des avions russes viennent à la rescousse de Khalifa Haftar
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La plupart des meilleurs aviateurs opérationnels de l’ancienne aviation de Kadhafi ont été tués au fil des ans de la guerre civile. On peut donc être quasiment certain que ces nouveaux avions ne sont pas pilotés par des Libyens.

Il est également hautement improbable que les pilotes soient des Syriens, selon Cooper.

« Ils n’ont quasiment aucune formation – et c’est voulu – et ont besoin d’un strict contrôle au sol pour mener de simples attaques au sol en Syrie. Envoyer l’un d’entre eux en Libye maintenant et les laisser voler sans bon contrôle au sol (quasiment inexistant en Libye) serait une totale perte de temps », estime-t-il.

La conclusion la plus logique est que ces équipages sont d’anciens pilotes russes et/ou biélorusses embauchés via des sociétés de mercenaires privés.

Attaque sur Tripoli

En avril 2019, Haftar a lancé une offensive sur Tripoli. Tandis qu’il rencontrait une résistance farouche des milices locales alignées avec le GNA, les soutiens étrangers de Haftar, sous la houlette des EAU, ont introduit un armement moderne et des milliers de mercenaires dans l’espoir qu’ils aideraient ses forces à pénétrer dans la capitale – en vain.

La destruction d’environ neuf systèmes de missiles Pantsir émiratis par des drones turcs au cours des derniers jours illustrent parfaitement cet échec.

Un porte-parole de l’armée du GNA se tient à côté d’un MiG-23 partiellement en pièces sur la base aérienne d’al-Watiya, le 18 mai 2020 (AFP)
Un porte-parole de l’armée du GNA se tient à côté d’un MiG-23 partiellement en pièces sur la base aérienne d’al-Watiya, le 18 mai 2020 (AFP)

Cependant, les experts ne s’attendent pas à ce que le déploiement des MiG-29 ou des Su-24 ne change quoi que ce soit aux chances de Haftar. Sans doute, la prise de la capitale libyenne uniquement par la force brute est impossible. 

« Amener des MiG-29 en Libye ne changera rien : aucun modèle de MiG-29 pourrait accomplir davantage que les Mirage 2000-9 et les Wing Loongs des Émiratis déjà actifs sur le théâtre libyen », a déclaré Cooper.

Cela ne veut pas dire que les nouveaux avions de guerre ne pourront pas larguer de bombes sur les zones civiles de Tripoli. Mais les frégates turques actuellement stationnées au large de la ville côtière ont démontré leur capacité à abattre les drones des EAU dès que ceux-ci s’aventurent près de la côte. Les MiG et Sukhoï s’exposeront aux mêmes risques.

Alors pourquoi envoyer une flotte d’avions de combat « inutiles » sur le plan militaire en Libye en soutien à Haftar ?

Comme indiqué précédemment, ces MiG-29 et Su-24 n’ont pas pu être déployés sans le soutien et l’approbation de Moscou. Quelle que soit l’origine et le propriétaire de ces appareils, et indépendamment de qui les opère pour le compte de l’ANL, ils sont indissociables de la Russie – et c’est pour cette raison que personne ne va prendre le risque de leur tirer dessus.

Ainsi, même non armés, leur présence suffit à dissuader la Turquie de tenter une attaque sur al-Djoufrah. En protégeant cette base aérienne cruciale, la Russie accroît son influence dans l’est de la Libye en tant que négociateur décisif du côté de Haftar.

Réaction de la Turquie

La réaction de la Turquie au déploiement des avions de guerre russes a été immédiate, plusieurs avions cargo ont décollé d’Istanbul en direction de Misrata, notamment les appareils de l’aviation turque Hercules C-130 et Airbus A400 ainsi qu’un avion de transport militaire C-17 Globemaster III fourni probablement par le Qatar.

L’objectif d’Erdoğan en Libye a toujours été de rééquilibrer les forces dans une guerre par procuration, et non une confrontation directe entre des forces étatiques comme on l’a vu en Syrie

Ce pont aérien suggère un renforcement des défenses turques, en particulier des systèmes antiaériens conçus pour offrir une bulle de protection autour de Tripoli, Misrata et la base aérienne d’al-Watiya, que les forces du GNA ont repris à l’ANL la semaine dernière.

L’injection d’un nouveau groupe de drones « low cost » Bayraktar TB2 est presque certaine, étant donné que plus d’une vingtaine ont été abattus cette année.

Cependant, il est peu probable qu’Ankara déploie davantage de ressources aériennes, même à al-Watiya. Indépendamment de la fréquence à laquelle certains commentateurs anticipent l’implication des F-16 turcs dans le conflit libyen, cette perspective est improbable. Et il en va de même pour tout combat aérien entre la Turquie et la Russie.

L’objectif d’Erdoğan en Libye a toujours été de rééquilibrer les forces dans une guerre par procuration, et non une confrontation directe entre des forces étatiques comme on l’a vu en Syrie.

À nouveau dans l’impasse

En prenant tous les éléments susmentionnés en compte, et puisque ni Ankara ni Moscou ne sont prêts à risquer une escalade, le scénario le plus probable semble être un retour dans l’impasse et à un front entre le GNA et l’ANL qui existait avant le lancement de l’offensive de Haftar en avril 2019. Le déploiement de l’aviation russe du côté de Haftar impose le statu quo.

Un tel scénario va dans le sens d’un communiqué de presse publié le 21 mai par le ministère russe des Affaires étrangères, après un échange téléphonique entre Sergueï Lavrov et son homologue turc, le ministre des Affaires étrangères Mevlüt Çavuşoğlu, qui appelait à un cessez-le-feu immédiat ainsi qu’à la reprise du processus politique soutenu par l’ONU.

Khalifa Haftar (à droite) serre la main du ministre de la Défense russe Sergueï Choïgou à Moscou en janvier. Haftar a quitté la Russie sans concéder un cessez-le-feu (AFP)
Khalifa Haftar (à droite) serre la main du ministre de la Défense russe Sergueï Choïgou à Moscou en janvier. Haftar a quitté la Russie sans concéder un cessez-le-feu (AFP)

La prudence resterait néanmoins conseillée. Le président turc Recep Tayyip Erdoğan et le président russe Vladimir Poutine ont déjà appelé en janvier les belligérants en Libye à décréter un cessez-le-feu.

Les défaites catastrophiques subies par l’ANL ces dernières semaines et la perte d’une base aérienne majeure pourraient amener les soutiens étrangers de Haftar à la conclusion qu’il devrait soit être contraint de négocier, soit poussé vers la sortie

Les conditions du cessez-le-feu avaient été acceptées par le GNA, mais pas par Haftar qui a quitté Moscou sans signer le document proposé par la Russie et la Turquie.

« Le pire des scénarios serait que ces MiG-29 commencent à prendre pour cible des hôpitaux et d’autres installations essentielles de la vie civile dans la région de Tripoli », selon Cooper.

« Nous pourrions alors nous attendre au même exode de millions de civils qu’a connu la Syrie. La semaine dernière, l’ANL a déjà visé au moins deux hôpitaux dans la région de Tripoli à l’aide de lance-roquettes multiples BM-21. »

Néanmoins, les défaites catastrophiques subies par l’ANL ces dernières semaines et la perte d’une base aérienne majeure pourraient amener les soutiens étrangers de Haftar à la conclusion qu’il devrait soit être contraint de négocier, soit poussé vers la sortie

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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