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Pourquoi les Amazighs de Libye se méfient de Haftar

Dans les régions habitées par les Amazighs de Libye, l’offensive du général Haftar contre Tripoli et le nationalisme arabe qu’elle incarne suscitent de profondes inquiétudes 
Drapeau national libyen aux côtés du drapeau amazigh lors d’une célébration du septième anniversaire de la révolution libyenne, sur la place des Martyrs de Tripoli, le 17 février 2018 (AFP)

En Libye, l’essentiel des territoires amazighs est concentré à l’ouest du pays, avec Zouara sur la côte méditerranéenne et, au sud-ouest de Tripoli, une grande partie du Djebel Nefoussa. Ce dernier territoire représente le plus important ensemble amazigh libyen. 

Mais il faut aussi compter l’oasis de Ghadamès, au sud-ouest, à la rencontre des frontières algéro-tuniso-libyennes. Plus au sud, le long de la frontière algérienne jusqu’à celle du Niger, on trouve les Touaregs, dont la confédération est à cheval sur la Libye et l’Algérie. 

Par ailleurs, Tripoli, la capitale, est habitée par une forte communauté amazighe qui y a ses intérêts, grâce à ses nombreuses activités, notamment commerciales.

Un homme passe devant un magasin où est peint le symbole amazigh de la paix, à Giado dans l’est de la Libye, le 17 juillet 2011 (AFP)

Comme partout en Afrique du Nord, l’évaluation démographique de cette population amazighe libyenne est difficile à opérer en l’absence de recensements linguistiques. 

Si on se fie aux sources officielles libyennes, les Amazighs représenteraient, selon le chiffre le plus répandu, 10 % de la population globale. Pour l’essentiel, ils sont localisés dans les régions de Zouara et du Djebel Nefoussa, la population étant estimée quelque 700 000 personnes.

Sur le front tripolitain, celui de l’ouest du pays, l’engagement militaire des Amazighs a représenté une contribution décisive

En ce début de nouvelle année amazighe, à Zouara, une enclave côtière de 80 000 habitants de l’extrême ouest de la Libye, près de la frontière avec la Tunisie, l’emblème amazigh est partout déployé. 

L’étendard, frappé en son cœur par le caractère Z, symbole de l’amazighité, en alphabet tifinagh, flotte sur toutes les façades des bâtiments officiels de la ville. 

C’est ainsi dans toutes les localités et régions habitées par les Amazighs en Libye : l’identité amazighe s’affiche avec fierté, illustrant ainsi l’évolution de la Libye après la chute de Mouammar Kadhafi en 2011.

En effet, depuis février 2011, les événements ont propulsé les Amazighs de Libye au premier plan et mis en lumière leur rôle considérable dans la lutte contre le régime de l’époque. 

Sur le front tripolitain, celui de l’ouest du pays, l’engagement militaire des Amazighs a représenté une contribution décisive à l’effondrement final du régime de Kadhafi et à la prise de Tripoli. 

L’affirmation arabiste de Haftar 

Cependant, depuis le début de l’offensive des troupes du maréchal Haftar sur Tripoli, le 4 avril 2019, l’inquiétude est palpable parmi les populations amazighes. Une inquiétude encore plus forte depuis l’intensification des combats en décembre 2019.

Les Amazighs avaient pris leurs distances avec le Gouvernement d’union nationale (GNA) de Tripoli dès le début du processus de Skhirat, en 2015, duquel ils avaient été exclus.

Cependant, l’attitude belliqueuse du maréchal Haftar et l’affirmation arabiste manifeste de son armée les ont poussés à lever leurs réserves à l’égard de Fayez al-Sarraj et à mobiliser leurs groupes armés, du moins de manière défensive, à ses côtés.

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Talaat Mohamed Baghni, activiste politique libyen, affirme que « toutes les régions amazighes ont pris une décision répondant à une orientation claire, celle de de soutenir la légitimité internationale représentée par le Gouvernement d’union nationale, dirigé par Fayez al-Sarraj, contre l’agression contre la capitale, Tripoli, par la milice de Haftar soutenue par l’Égypte, les Émirats, l’Arabie saoudite et la France. »  

À la question de savoir s’il s’agit d’une position commune à tous les Amazighs de Libye, notre interlocuteur répond qu’il s’agit là d’une décision « appuyée par des déclarations et des tracts émanant de toutes les municipalités des régions amazighes en Libye. »

De son côté, Wael Abou Zeid, un chercheur libyen habitant à Zouara, affirme que les Amazighs de Libye « sont hostiles à Haftar parce que son idéologie est exclusive, basée sur une pensée nationaliste arabe, ce qui ressort du nom même de son armée, les forces armées arabes. » 

« Tous les Amazighs se sont alignés sur les positions des forces défendant Tripoli »

- Ibrahim Mousa Said Grada, ancien ambassadeur libyen

S’agissant de l’intervention des troupes turques, Wael Abou Zeid estime qu’il ne s’agit aucunement de la première intervention étrangère en Libye. « Avant les Turcs, il y a eu les interventions des Émiratis, des Égyptiens, des Soudanais et aussi des Russes. »

Il estime également que les Turcs interviennent « à la suite d’un accord de défense conclu entre le seul gouvernement légitime en Libye et les Turcs. »

Insistant sur la légitimité, le chercheur estime que le Gouvernement d’union nationale est le seul reconnu internationalement car « il est le résultat des accords de Skhirat en 2015 ».

Pour Ibrahim Mousa Said Grada, ancien ambassadeur libyen et ancien conseiller aux Nations unies, « les régions berbères qui ont rejoint la révolution de février 2011 depuis ses débuts ont contribué de manière très significative au soulèvement populaire et aux efforts de terrain lors des batailles de la révolution libyenne. Ils ont enregistré beaucoup de victimes et ont subi les sièges et les déplacements ».

Fatwas appelant à l’expiation des Amazighs

« Depuis le début de l’offensive sur Tripoli, tous les Amazighs se sont alignés sur les positions des forces défendant Tripoli et ont ainsi rejoint les forces d’appui populaire aux forces du Gouvernement légitime d’union nationale malgré le sentiment d’exclusion et d’ostracisme ressenti de la part de ce gouvernement », ajoute Ibrahim Mousa Said Grada.

L’ancien ambassadeur ajoute que les Amazighs se sont joints à la défense de Tripoli pour « plusieurs raisons ». 

D’abord, un « refus de principe, catégorique, de retourner à la dictature militaire totalitaire eu égard à ce dont ils ont souffert comme déni et persécutions durant l’ère Kadhafi », explique-t-il.

Le 10 octobre 2009, deux hommes de la communauté amazighe de Libye discutent dans les montagnes d’al-Djabal al-Gharbi, à 250 km à l’ouest de Tripoli (AFP)

Ensuite, « leur pari pour un État de citoyenneté civile démocratique, la direction des forces de Haftar et le gouvernement intérimaire qui le soutient entretenant un discours arabiste et xénophobe, notamment en baptisant ses troupes ‘’les forces armées arabes libyennes’’ ».

Il évoque également « l’émission de fatwas par l’autorité des biens religieux affiliée à Haftar, appelant à l’expiation des Amazighs du nord de la Libye, majoritairement ibadites, ceci coïncidant avec la vague de salafisme sectaire, soutenue par le wahhabisme saoudien ». 

Les Amazighs de Libye « chérissent et considèrent Tripoli comme un symbole et une capitale nationale pluraliste pour tous les Libyens »

Enfin, les Amazighs de Libye « chérissent et considèrent Tripoli comme un symbole et une capitale nationale pluraliste pour tous les Libyens. »

Aujourd’hui, bien que les Amazighs de Libye soient très majoritairement du côté du Gouvernement d’union nationale de Fayez al-Sarraj, ce n’est pas pour autant qu’ils lui accordent un blanc-seing.

La doctrine islamo-nationaliste, non civile, de ce gouvernement ne reconnaît nullement la diversité culturelle et linguistique en Libye. De plus, l’intervention de la Turquie d’Erdoğan, celle qui a n’a pas hésité à mater les Kurdes dans le sang, ne les rassure pas davantage. 

Cependant, malgré une méfiance à l’égard de Fayez al-Sarraj et de son gouvernement, l’hostilité au maréchal Haftar semble peser lourdement sur la position des Amazighs de Libye. Du moins, pour le moment. 

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Nourredine Bessadi est enseignant-chercheur à l'Université Mouloud-Mammeri de Tizi Ouzou, en Algérie. Il est en même temps traducteur et consultant indépendant. Il travaille sur les questions se rapportant au genre, aux politiques linguistiques, aux droits humains ainsi qu'à la gouvernance Internet. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @NourredineBess1
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