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Hinde Boujemaa : « Nous sommes tous révoltés par notre propre impuissance à nous défendre »

Avec Noura rêve, son premier long métrage de fiction qui sort ce mercredi en France, la réalisatrice tunisienne Hinde Boujemaa offre un voyage dans les rêves de liberté contrariés d’une mère de famille dont le mari est en prison
C’est avec C’était mieux demain, son premier long métrage documentaire projeté à la 69e Mostra de Venise, que Hinde Boujemaa perce sur la scène cinématographique internationale (avec l'aimable autorisation de Hinde Boujemaa)

Après des études de marketing à Bruxelles, c’est pourtant comme maquilleuse que Hinde Boujemaa commence à flirter avec le cinéma. À force de côtoyer ceux qui racontent les histoires, elle veut écrire les siennes.

En 2008, elle signe un premier court métrage, 1144, et obtient une bourse d’aide au développement à l’Atelier de projets des Journées cinématographiques de Carthage avec un scénario de long métrage, Sous le paradis, sur les destins entrecroisés d’habitants de Tunis.

Mais c’est son premier long métrage documentaire, C’était mieux demain, qui lui vaut une reconnaissance internationale en étant projeté en sélection officielle de la 69e Mostra de Venise. Un film déchirant qui suit les déambulations d’une mère dans un quartier défavorisé, au moment où éclate la révolution tunisienne.

Depuis, elle a tourné Et Roméo épousa Juliette (2014), un court métrage sous forme de diptyque qui représente un bref état des lieux sur le mariage.

Avec Noura rêve, Hinde Boujemaa raconte cette fois l’histoire d’une mère de famille qui élève seule ses deux enfants pendant que son mari, Jamel, purge une peine de prison pour petits trafics. Entre son travail, les tâches domestiques et la préparation de son divorce, Noura rêve de rejoindre les bras de son amant, Lassad. Jusqu’au jour où son mari sort prématurément de prison. Le début d’une lutte pour affirmer son désir, envers et contre tout...

Middle East Eye : Qu’est-ce qui définit une bonne histoire selon vous ?

Hinde Boujemaa : Une bonne histoire est une histoire dans laquelle chaque être humain peut se reconnaître. Les milliards d’habitants de cette terre sont tous jaloux, tous vont aimer, détester. Le rôle d’une histoire, c’est d’aller toucher à l’universel en racontant un sentiment que tout le monde peut comprendre.

MEE : Au regard de votre filmographie, on pourrait penser que les histoires qui vous touchent personnellement sont celles des femmes…

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HB : Ma carrière est encore jeune, même si j’ai déjà 40 ans, alors je parle des choses que je connais et que je ressens le mieux. Si Noura rêve est porté par une femme, il s’agit avant tout d’un triangle amoureux et c’est cette interaction entre les trois personnages – la femme, le mari et l’amant – qui m’intéresse. J’ai voulu explorer ce mécanisme amoureux dans un univers violent de délinquance.

MEE : La violence, physique et psychologique, est au cœur des rapports entre les personnages du film. Pourquoi avoir filmé cette violence ordinaire ?

HB : À côté des films et des courts métrages, j’ai aussi réalisé des documentaires. Notamment C’était mieux demain, qui suivait une femme pendant la révolution [tunisienne en 2011] et interrogeait les rapports hommes-femmes. Pour cela, j’ai fait une immersion totale de trois ans dans le milieu de la délinquance. Un monde qui me fascinait et dont j’essayais de comprendre les lois.

J’ai été choquée de ce que j’ai vu, je rentrais chez moi malade parfois, alors que les enfants victimes de ces violences ne l’étaient pas. C’est ce que j’ai voulu restituer dans le film, notamment la scène où Jamel, le mari violent, met sa femme et ses enfants dehors. Que l’on voie la banalisation de cette violence.

MEE : Les personnages masculins, le mari et l’amant, sont, chacun à sa manière, égoïstes et violents à l’égard de Noura. Avez-vous voulu montrer une certaine masculinité tunisienne ?

HB : Non, je crois que c’est le masculin tout court que j’ai voulu montrer. Un homme trompé – tout comme une femme d’ailleurs – est blessé dans son ego car il a trouvé plus fort que lui. Et cette impuissance face aux injustices et à la violence touche tout le monde. Nous sommes tous révoltés par notre propre impuissance à nous défendre dans certaines situations.

(Propaganda Productions)
Affiche de Noura rêve, de Hinde Boujemaa (Propaganda Productions)

Dans ce film, le mari, même s’il est bourreau dans sa vengeance, reste impuissant car il continue d’aimer sa femme qui pourtant lui échappe. L’amant est, lui aussi, dans une confusion totale entre sa blessure narcissique de voir la femme qu’il aime retourner avec son mari et son amour pour elle. J’ai fait un vrai travail sur le masculin dans mon film pour montrer cette ambivalence des personnages entre leurs « faiblesses » et leur ego.

MEE : Noura pourrait être emprisonnée dans le film, car elle n’est pas encore officiellement divorcée et que la Tunisie sanctionne l’adultère de cinq ans d’emprisonnement. Souhaitez-vous susciter un débat avec ce film ?

HB : En Tunisie en ce moment, nous avons les mêmes lois que dans douze États des États-Unis, c’est-à-dire que l’adultère est considéré comme un crime puni d’emprisonnement.

Dans la société arabo-musulmane, on enlève à la femme son droit à la sexualité et aux sentiments une fois qu’elle est mère. On n’a pas envie de voir qu’elle a encore des désirs. S’il y a des variantes en fonction des pays, la planète entière regarde les femmes de cette manière-là

En France, l’adultère a été dépénalisé en 1975, mais il constitue toujours une faute civile qui reste la décision arbitraire du juge en cas de procès. S’il est horrible d’être trompé, on oublie souvent que celui qui trompe est une personne qui « aime ailleurs » et donc que l’État n’a pas à se mêler d’une chose aussi privée.

Aussi, le jugement social et l’inconscient collectif ne devraient pas porter un regard différent sur l’adultère quand il concerne un homme ou une femme. Il y a un travail à faire sur le regard que l’on porte sur la femme en situation d’adultère.

Dans la société arabo-musulmane, malheureusement, on enlève à la femme son droit à la sexualité et aux sentiments une fois qu’elle est mère. On n’a pas envie de voir qu’elle a encore des désirs. S’il y a des variantes en fonction des pays, la planète entière regarde les femmes de cette manière-là.

MEE : Pourquoi avoir choisi Hind Sabri pour incarner ce rôle ?

HB : Tout d’abord, c’est une rencontre humaine avec une femme qui a 40 ans et qui donc se pose les mêmes questions que le personnage. Est-ce que je suis condamnée à être gardienne du temple de la famille ? Si je n’aime plus mon mari, ai-je le droit à un deuxième bonheur ? Est-ce que mon mari me regarde encore comme une femme et pas seulement comme la mère de ses enfants ?

C’est aussi le questionnement du film. Hind Sabri et moi avons des vies personnelles très différentes mais nous nous posons ces questions communes parce que nous n’avons plus 30 ans, que nous avons des rides et que, pourtant, ce que nous ressentons est toujours aussi voire plus intense qu’avant.

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On se sent presque ridicule quand on est amoureuse à 50, 60 ou 80 ans. À cause du regard des autres et du jugement inconscient que la société porte sur une femme qui vieillit et sur son désir.  

MEE : Quel serait le plus beau compliment qu’on puisse vous faire à la sortie des salles ?

HB : On me l’a déjà fait je crois : quand des femmes viennent me saluer et me dire « merci de parler de nous ». Mais ce qui me fait le plus plaisir, c’est simplement que le public se retrouve dans mes personnages.

Sortie le 13 novembre dans les salles françaises.

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