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Après les attentats, la tentation sécuritaire de la France

Entre dérives, abus et restrictions des libertés, des voix s’élèvent contre les mesures d’exception prises au nom de « la lutte contre le terrorisme », et le risque de leur banalisation
Capture d’écran de la vidéo de surveillance du restaurant halal Pepper Grill, qui a fait l’objet d’une perquisition policière dans le cadre de la loi d’urgence adoptée par la France après les attentats de Paris en novembre (YouTube)

Le mardi 8 décembre à 20 heures, à Argenteuil, le foyer Baytouna a connu une perquisition administrative musclée. Cette association, qui vient en aide aux femmes en rupture sociale ou familiale en leur fournissant un logement, a vu débarquer une dizaine de policiers en armes.

Virginie*, la vice-présidente de Baytouna, raconte la suite à Middle East Eye : « Ils ont ouvert la porte brutalement, ont crié ‘’police’’ et ont plaqué contre le mur avec une arme la seule femme présente. Sur le terrain bordant la maison se trouve aussi un studio loué à une femme et ses deux enfants. La police était d’abord allée chez elle, avait tout saccagé, lui avait demandé ses liens avec l’association, avant de dire qu’elle s’était trompée ». Arrivées pendant la perquisition, une autre femme et sa fille de 15 ans, hébergées par l’association, subiront une palpation. Le président de Baytouna se verra l’entrée dans la maison refusée et n’obtiendra aucune explication, malgré son insistance.

« Ces femmes en difficultés n’ont rien, quelques vêtements, trois ou quatre papiers. Ils ont retourné le peu qu’elles avaient », s’indigne encore Virginie. Elle indique que quatre portes ont été défoncées, des meubles abîmés et les données des portables récupérées. Des « propos déplacés » auraient aussi été tenus devant les femmes présentes par certains policiers : « petite coquine », « c’est dommage que tu portes le voile, tu es bien gaulée », et d’autres encore, précise-t-elle.

Si le procès-verbal de la perquisition a bien été donné à signer, il n’a été retrouvé que deux jours après, en raison du désordre semé : « Dès le lendemain, nous nous sommes rendus au commissariat pour savoir ce qu’on nous reprochait. On m’a simplement répondu : ‘’vous savez, c’est l’état d’urgence’’. La préfecture n’a rien voulu nous dire. Nous avons finalement retrouvé l’ordre de perquisition qui indiquait que notre association ‘’est fréquentée par des personnes menaçant l’ordre et la sécurité publique. Puis, par la presse, on a appris que Baytouna aurait hébergé des femmes dont les maris seraient en Syrie, ce que nous contestons », déclare Virginie.

2 700 perquisitions, ou la technique du chalutage 

Un incident fâcheux, cette perquisition ? De nombreux témoignages de personnes ayant connu des visites policières musclées depuis l’instauration en novembre de l’état d’urgence – qui notamment donne à la police le droit de procéder à des perquisitions à domicile sans contrôle judiciaire, soit sans justification – remontent peu à peu vers les associations de défense des libertés publiques.

Ainsi de ce restaurant halal, Pepper Grill, où des policiers ont débarqué lourdement équipés au milieu de clients stupéfaits, et dont la vidéo de surveillance est devenue virale. Ou encore, en Haute-Garonne, cet homme assigné à résidence car il serait, selon les services de renseignement, « proche des milieux salafistes ». Sauf que le suspect est… catholique pratiquant. En Dordogne, ces maraichers bio verront, en pleine COP21, leur ferme perquisitionnée en raison d’activités « à caractère terroriste ».

Tous ces faits bruts ne traduisent-ils pas tout simplement la logique inhérente au principe même d’état d’urgence décidé par François Hollande après les attentats du 13 novembre à Paris ? Pour Yasser Louati, porte-parole du Comité contre l’Islamophobie en France (CCIF), la question mérite au moins d’être posée : « Arbitraire, brutalité, humiliation ont été de mise lors de nombreuses perquisitions. La perquisition est décidée par le préfet et non par un juge garant des libertés et des droits. C’est la logique sécuritaire qui prime », explique-t-il à MEE.

Et d’énumérer d’autres « incidents » : dégâts matériels, « un cas d’attouchement sur une femme », « insultes qui prennent pour cible la religion ou le sexe des personnes »… « Certains ont entendu la police dire : ‘’tout cela est de votre faute’’ en référence aux attentats, ou encore ‘’ferme-la la grosse’’ à une mère de famille. Certains témoignages parlent d’’’un homme passé à tabac par la police’’, d’une famille ‘’laissée sans porte en plein hiver’’, et aucune excuse... Pourquoi ? », s’étrangle Yasser Louati, qui souligne cependant que certains policiers se sont montrés courtois : « Ils semblaient gênés par la situation. Il y a aussi chez certains d’entre eux une incompréhension devant cet usage disproportionné de la force ».

Le CCIF interroge la réelle efficacité de ces mesures. En effet, depuis l’instauration de l’état d’urgence, selon les chiffres du ministère de l’Intérieur, au 15 décembre, plus de 2 700 perquisitions ont été menées, soit en moyenne 87 par jours. 346 procédures judiciaires ont été ouvertes, mais essentiellement sur des problèmes de droit commun. Seules deux informations judiciaires ont été ouvertes au nom de la lutte anti-terroriste et une seule mise en examen. 361 assignations à résidence ont été imposées, qui ont visé entre autres, dans le contexte de renforcement sécuritaire lié à la tenue de la COP21 à Paris, des militants écologistes ou des personnes liées à l’extrême-gauche.

Autre objet de colère, les fameuses fiches S, qui indiquent quelles personnes font l’objet d’un signalement par les autorités au motif d’« atteinte à la sûreté de l’État ». Ces fiches ont servi de socle de justification aux perquisitions. Or, selon le CCIF, « elles sont attribuées de façon floue, arbitraire, avec seize niveaux de gravité. Si elles étaient aussi fondées, on n’aurait pas eu autant d’échecs dans les perquisitions ».

Tout aussi inquiète, la Ligue des Droits de l’Homme (LDH) a lancé une pétition appelant « à la sortie de l’état d’urgence », déjà signée par 333 associations. Selon Françoise Dumont, présidente de la LDH, ces mesures d’exception n’étaient pas nécessaires : « Certes la police a trouvé des armes, de la drogue. Mais les perquisitions sont autorisées dans le cadre du droit commun sans avoir besoin de recourir à l’état d’urgence. En matière de terrorisme, l’état d’urgence se révèle assez inopérant », indique-t-elle à MEE.

D’autres choses interpellent les juristes, comme ce glissement insidieux de la notion de « danger » avéré à la sécurité publique vers celle, beaucoup plus floue et problématique, de « menace ». Ou encore, l’imprécision entourant l’idée de « radicalisation » : une circulaire du ministère de l’Éducation nationale a même été envoyée au rectorat du Loiret indiquant qu’il fallait signaler (« dénoncer », dit le CCIF) les parents d’élève à la tenue un peu trop religieuse. À l’aéroport d’Orly, ce sont des employés de sécurité qui ont été renvoyés « pour des barbes trop longues », signe capillaire de djihadisme pour certains.

Face aux témoignages de citoyens qui remontent doucement à la surface, le CCIF a publié un petit guide juridique pratique pour leur venir en aide. « Nous conseillons de demander la raison de la perquisition, de ne pas hésiter à contester les assignations à résidence. Trois avocats ont été mobilisés avec une permanence le week-end et nous traitons déjà 77 dossiers pour obtenir réparations », en vain pour l’instant, précise Yasser Louati.

État d’urgence ou urgence de l’État, État de droit ou droit de l’État ?

Au lendemain du sidérant 13 novembre, dans une France apeurée, il a été facile de faire admettre à l’opinion publique l’adoption, au nom de « la lutte contre le terrorisme », d’un ensemble de mesures sécuritaires liberticides. Demeure toutefois la question de l’équilibre à trouver entre le désir de sécurité et la nécessaire protection d’un État de droit qui ne saurait, sous peine d’être annulé, être ramené au seul droit de l’État. Car comment prétendre que Daech se soit attaqué à la France en raison de ses « valeurs » tout en adoptant des mesures qui précisément sapent ces mêmes valeurs ?

Selon Asif Arif, avocat parisien, « que le gouvernement prenne des mesures qui restreignent l’ordre public dans le but d’assurer la sécurité était logique. Même une prolongation de l’état d’urgence de deux semaines, un mois, ne m’aurait pas choqué. Mais trois mois, c’est disproportionné. La guerre se passe en Syrie, pas sur le sol français », indique à MEE ce spécialiste des libertés publiques.

En outre, cet état d’urgence voté pour trois mois, qui risque d’être prolongé en février prochain et même d’être inscrit dans la constitution, pose de façon évidente la question de la banalisation de cette justice d’exception. « L’état d’urgence ne peut être un état pérenne. Le problème est que plus on s’y installe, plus il sera difficile d’en sortir. Personne ne veut prendre ce risque politique », explique à MEE Françoise Dumont.

Mais selon Yasser Louati, la ligne politique est simple : « Personne ne critique l’état urgence. On est en train de faire payer aux citoyens de confession musulmane les échecs de l’État, qui n’a pas su protéger ses propres citoyens. Il faut un bouc-émissaire pour que l’État puisse dire ‘’nous agissons’’. Il a lancé une machine sécuritaire qui l’a dépassée ».

Plus encore, la loi du 3 avril 1955 qui a servi au gouvernement Valls pour instaurer l’état d’urgence, n’est pas une loi anodine. Selon l’historien Olivier Le Cour Grandmaison, « d’origine coloniale, elle avait été adoptée dans le contexte de la guerre d’Algérie. Cette loi a été appliquée pour la première fois sur le territoire national lors des émeutes de novembre 2005. Elle a été durcie à la suite des attentats. Cela témoigne de la constitution d’un État policier.

« Il y a aussi une volonté de reprendre des dispositions proposées par l’extrême droite. Il s’agit d’une réaction purement politique destinée à faire croire que le gouvernement a agi avec efficacité, et à éviter toute critique relative au laxisme supposé », indique à MEE ce spécialiste de l’Histoire coloniale, avant de rappeler que l’Espagne n’avait pas instauré de mesures d’exception après les attentats d’al-Qaïda à Madrid le 11 mars 2004, ni la Grande-Bretagne après les attentats de Londres le 7 juillet 2005.

* Le nom de famille a été omis pour préserver l’anonymat de la source.

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