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Cinq ans après le massacre de la place Rabia, des médecins restent hantés par ce qu’ils ont vu

Fatima Yehia et Hatem Mohamed, médecins bénévoles lors de l’assaut des forces de sécurité égyptiennes contre les manifestations antigouvernementales de l’été 2013, racontent les horreurs de la journée la plus sanglante de la révolution égyptienne
Un homme pleure dans une morgue de fortune après la prise d’assaut de la place Rabia par les forces de sécurité égyptiennes en août 2013 (AFP)

Il y a cinq ans, Fatima Yehia et Hatem Mohamed se sont portés volontaires comme médecins de terrain sur un certain nombre de sit-ins violemment dispersés par la police et les forces armées lors de la répression qui a suivi le coup d’État en Égypte en 2013.

À l’instar de nombreux autres professionnels de la santé qui ont voulu sauver des vies lors des événements sanglants de juillet et août 2013, ils se disent encore confrontés au syndrome de culpabilité du survivant.

« Les hôpitaux devraient être sacrés, les blessés devraient être sacrés, le droit de transférer des patients est sacré. La vie est sacrée. C’était honteux »

- Fatima Yehia, médecin bénévole

Cet été-là, la police et l’armée ont tué au moins 1 150 personnes qui manifestaient contre le coup d’État, ce que Human Rights Watch (HRW) a qualifié de « crimes contre l’humanité ».

Rabia n’était pas la première expérience de violences meurtrières du Dr. Yehia, neurochirurgienne. Rien qu’en juillet, elle avait été témoin de deux massacres et s’était portée volontaire pour soigner les manifestants blessés.

Cependant, Rabia fut « le pire des massacres ».

Rabia est souvent décrit comme l’événement qui a marqué la fin du Printemps arabe et le pire massacre de manifestants de l’histoire moderne

À l’époque, le gouvernement égyptien avait prétendu que les forces de sécurité réagissaient à la violence des manifestants, notamment des coups de feu. L’enquête de HRW sur les événements a révélé qu’en plus des centaines de manifestants jetant des pierres et des cocktails Molotov sur la police une fois l’assaut lancé, des manifestants avaient, dans quelques cas, tiré sur la police. Mais les manifestants étaient en grande majorité pacifiques.

Selon l’autorité médico-légale officielle, huit policiers ont été tués lors de la dispersion de la place Rabia. Toutefois, HRW a conclu que la violence des manifestants ne justifiait en rien les massacres délibérés et aveugles de manifestants par la police, en coordination avec les forces armées.

Les 5 et 8 juillet, des soldats ont ouvert le feu sur des manifestants qui s’étaient rassemblés devant le quartier général de la Garde républicaine au Caire, où selon certaines informations, l’armée détenait le président déchu Mohamed Morsi. Ils ont tué 66 manifestants, touchés à la poitrine ou à la tête pour la plupart.

Le 27 juillet, 95 autres manifestants ont été abattus près du mémorial du soldat inconnu (également connu sous le nom de mémorial de Manassa), situé sur la route menant à la place Rabia.

Mais ce qui s’est passé le 14 août 2013 a dépassé l’imagination de quiconque avait campé là-bas pendant 47 jours après que Morsi eut été chassé du pouvoir.  

Non seulement les forces de sécurité ont ciblé « systématiquement » et « aveuglément » les manifestants, comme l’a indiqué HRW dans son rapport, mais elles ont également ciblé l’hôpital de campagne où des centaines de manifestants blessés recevaient des soins médicaux d’urgence.

Tirer pour tuer

Alors que l’hôpital de campagne de Rabia, connu sous le nom de « centre médical », était considéré comme le refuge le plus sûr pour les blessés et leurs médecins, les médecins volontaires ont rapporté que c’était en réalité l’un des endroits les plus dangereux.

Quelques jours avant la dispersion, les médecins de Rabia avaient entrepris des simulations quotidiennes d’interventions d’urgence si une attaque soudaine et violente devait se produire. Ils avaient des masques à gaz pour pouvoir travailler sous des gaz lacrymogènes. La plupart d’entre eux n’avaient jamais travaillé dans des zones de conflit auparavant. 

Ce jour-là, ce n’était plus une simulation. L’attaque était réelle.

« Les snipers étaient des professionnels. Ils savaient ce qu’ils faisaient »

- Hatem Mohamed, médecin bénévole

Elle commença à 7 heures du matin, alors que le Dr. Yehia et ses collègues étaient profondément endormis, pensant que la journée se déroulerait comme un jour normal de sit-in.

« J’ai entendu des appels nous demandant de nous préparer à travailler immédiatement. Nous dormions sur le sol des chambres annexées à l’hôpital de fortune », raconte-t-elle.

Le rôle de Fatima Yehia était de gérer les arrivées en rédigeant une évaluation médicale et, le cas échéant, d’intuber les patients pour les aider à respirer.

Le 14 août, le nombre de manifestants était estimé à 20 000, soit bien moins qu’aux premiers jours du sit-in, où leur nombre atteignait parfois 85 000, en partie parce que c’était après les congés de l’Aïd, mais aussi parce que de nombreux manifestants craignaient une dispersion violente.

Les blessés ont commencé à être transférés à l’hôpital de campagne peu après le début de l’assaut. Ils étaient des centaines.

La plupart d’entre eux avaient été touchés à la tête ou à la poitrine par balles réelles, nécessitant des opérations d’urgence et un transfert dans un hôpital entièrement équipé.

Les médecins étaient classés en fonction de leurs spécialisations.

Fatima Yehia, médecin bénévole qui a survécu au massacre de Rabia, portant un masque à gaz, le 14 août 2013 (MEE)

Toutes les blessures, sans exception, furent causées par des balles meurtrières tirées dans l’intention de tuer, affirment à MEE les médecins de terrain. Les snipers étaient très précis. Tir au cœur, à la tête ou à l’arrière des jambes au niveau de l’artère principale, provoquant des hémorragies abondantes.

« Les snipers étaient des professionnels. Ils savaient ce qu’ils faisaient », assure Hatem Mohamed, un médecin ORL qui s’était porté volontaire à Rabia.

En début d’après-midi, lorsque le nombre de blessés eut dépassé les capacités des hôpitaux de campagne, les médecins ont dû établir des priorités. Ils étaient à court de sondes d’intubation et ont commencé à utiliser une mesure officielle – l’échelle de Glasgow – pour décider des cas les plus urgents.

Selon cette échelle allant de 3 à 15, ceux qui avaient un score inférieur à 3 étaient considérés comme morts, tandis que ceux qui avaient entre 8 et 10 étaient considérés comme grièvement blessés, mais pas en danger de mort immédiate, explique le Dr. Yehia.

« Devoir établir des priorités parmi les blessés était absolument terrible. J’avais l’impression que je faisais partie des personnes qui perdaient leurs proches », se souvient-elle.

L’endroit a commencé à se remplir de cadavres. Les volontaires se sont alors mis à déplacer des corps vers le jardin situé devant l’hôpital de fortune.

Le Dr. Yehia se souvient avoir vu deux jeunes hommes portant un ami dont le crâne était fracassé. L’un d’eux tenait son cerveau.

« Sachant que j’étais neurochirurgienne, ils m’ont suppliée de le sauver. J’étais extrêmement choquée. Je leur ai dit qu’il était déjà mort », témoigne-t-elle.

Pas d’accès aux hôpitaux

De nombreuses personnes auraient pu être sauvées s’ils avaient eu accès aux hôpitaux, affirme le Dr. Yehia. « Nous n’avons pas eu le luxe de transporter les blessés à l’hôpital. »

Passer de l’hôpital de campagne à l’hôpital proprement dit « ressemblait à un film de James Bond », poursuit-elle. Les médecins se déplaçaient entre les bâtiments sous un feu nourri. 

« Ils essayaient de nous empêcher de sauver les gens. »

Il y eut de brefs moments d’arrêt des tirs. C’est à ce moment que les médecins tentaient de transférer des blessés.

« Ils essayaient de nous empêcher de sauver les gens »

- Fatima Yehia, médecin bénévole

L’une des personnes qu’elle essaya de sauver était un homme avec le crâne ouvert. Elle a dû opérer dans l’hôpital de campagne sur la dure-mère, la couche sensible la plus externe du cerveau – sans anesthésie. 

« J’ai réussi à recoudre ses blessures. Je n’ai jamais su s’il avait survécu ou non », précise-t-elle.

À côté de lui, il y avait un homme avec une balle dans le rein et potentiellement la colonne vertébrale blessée. Ils ont dû choisir entre sauver sa colonne vertébrale ou sa vie.  

« La blessure aux reins était plus grave. C’était une urgence, nous devions penser à ce qui était plus urgent que le reste », se souvient la neurochirurgienne.

En regardant par la fenêtre de l’hôpital de fortune, elle pouvait voir un grand nombre de blessés dans le jardin. Ils étaient sur une liste d’attente. Leurs familles lui demandaient de jeter des trousses de premiers soins par la fenêtre.

Des Égyptiens manifestent en faveur du président déchu Mohamed Morsi devant la mosquée Rabia al-Adawiya, au Caire le 7 juillet 2013 (AFP)

Lorsque le directeur de l’hôpital a appelé les services d’ambulance, on lui a répondu qu’il leur était interdit d’entrer sur la place. 

Un ami de Fatima Yehia qui travaillait à l’hôpital universitaire al-Azhar, près de Rabia, a pris une ambulance contre la volonté du doyen, mais n’a pas été autorisé à entrer dans la place.

Elle a donc porté la civière du blessé et a tenté de pénétrer sur la place à pied avec un secouriste. Les forces de sécurité ont commencé à leur tirer dessus parce qu’ils portaient l’uniforme des médecins. Ils ont réussi à atteindre l’hôpital, au péril de leur vie.

Brûlés vifs

Le travail des médecins volontaires a été compliqué par le fait que les tireurs d’élite se sont mis à cibler toute personne entrant ou sortant du bâtiment. L’hôpital de fortune n’était pas équipé pour traiter les cas nécessitant des opérations. Ils devaient être traités dans un hôpital adjacent. 

Il devenait de plus en plus difficile de transférer les blessés entre les deux bâtiments.

Le Dr. Yehia s’est souvenue qu’un de ses amis, un médecin plutôt apolitique, avait entendu parler de la dispersion dans les médias. Il habitait près de la place. Il s’est dépêché d’aller à Rabia pour faire du bénévolat. Il a été tué dans l’escalier d’entrée de l’hôpital par un tir à la poitrine.

À LIRE ► Se souvenir du massacre de Rabia : l’histoire d’un survivant

Alors que le soleil commençait à se coucher, les médecins et les patients furent terrifiés par le son d’une explosion au niveau de la porte de l’hôpital.

« Nous avons vu des groupes d’officiers en uniforme noir et portant des masques approcher du bâtiment. Ils ont fait sauter l’entrée du bâtiment, provoquant comme un tremblement de terre. C’était horrible », raconte Hatem Mohamed.

Des officiers des forces spéciales munis de fusils d’assaut ont fait irruption dans le bâtiment et ont ordonné à tout le personnel médical bénévole d’évacuer le bâtiment. L’un d’eux a menacé le Dr. Yehia en lui demandant d’abandonner le patient qu’elle traitait.

« C’est très simple. Soit vous partez, soit je vous tuerai tous les deux »

- Un officier des forces spéciales au Dr. Yehia

« C’est très simple. Soit vous partez, soit je vous tuerai tous les deux », lui a-t-il dit.

L’un des médecins a tenté d’emmener un jeune homme blessé dont la jambe avait été fracturée par les balles. Un officier l’en a empêché, menaçant que s’il l’emmenait, il lui casserait la jambe et le laisserait au sol à côté de lui.

Aujourd’hui encore, Fatima Yehia se demande pourquoi les policiers ont forcé les médecins à laisser les blessés derrière eux.

« Les hôpitaux devraient être sacrés, les blessés devraient être sacrés, le droit de transférer des patients est sacré. La vie est sacrée. C’était honteux. »

Des rangées de corps jonchent la mosquée al-Iman, qui servait de morgue de fortune (Mahmoud Bondok)

Le Dr. Mohamed raconte lui aussi qu’un policier a braqué son fusil sur son visage et menacé de le tuer s’il ne partait pas. Sa femme et sa fille, qui étaient coincées au sit-in, le priaient de partir.

« Je ne peux pas expliquer ce sentiment. Nous sommes partis sous la menace des armes et sous la pression de nos proches. J’avais juré de ne pas partir avant que le dernier blessé ne quitte les lieux. Mais je n’ai pas respecté mon engagement. Quand je m’en rappelle, je perds le sommeil », confie-t-il.

Les officiers ont demandé à tout le monde de quitter le bâtiment. Toute personne blessée qui ne pouvait pas marcher était laissée sur place.

Alors que Fatima et Hatem quittaient la place Rabia, la mosquée et l’hôpital de campagne furent incendiés. Tous ceux qui restaient furent brûlés, certains vivants.

« Lorsque je suis allée à la morgue le lendemain, beaucoup de cadavres étaient carbonisés », relate Fatima.

Impunis

Aucun responsable n’a été tenu pour responsable du massacre de Rabia. 

Le 3 juillet 2018, jour du cinquième anniversaire du coup d’État, le Parlement égyptien a approuvé une loi qui exempte les officiers supérieurs de l’armée de poursuites pour tout acte commis depuis juillet 2013, y compris Rabia et sept autres massacres.

Près d’un millier de manifestants ont été poursuivis et bon nombre d’entre eux ont été condamnés à perpétuité et condamnés à mort pour leur rôle dans les manifestations qui ont suivi le coup d’État.

« Le rêve du pain, de la liberté et de la dignité a été tué le jour de Rabia »

- Hatem Mohamed, médecin bénévole

Fatima Yehia, elle, est encore aux prises avec la culpabilité du survivant. Pendant deux ans, elle a vécu dans une solitude auto-imposée et a refusé d’assister à des événements heureux, tels que des mariages ou des anniversaires.

« J’avais l’impression que c’était trahir les victimes », affirme-t-elle.

Hatem Mohamed raconte à MEE qu’il avait quitté un poste important dans un hôpital saoudien en 2011 pour revenir en Égypte et soutenir la démocratie après la révolution. Mais aujourd’hui, il vit en exil au Canada.

« Le rêve du pain, de la liberté et de la dignité a été tué le jour de Rabia », estime-t-il.

Fatima est plus optimiste.

« Je suis convaincue que l’injustice ne durera pas. Mais quelqu’un doit faire quelque chose. Je crois toujours aux miracles. »

Traduit de l’anglais (original).

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