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Dans le Yémen déchiré par la guerre, les criminels évadés de prison reviennent se venger

Alors que les forces pro-gouvernementales se concentrent sur les champs de bataille, des centaines de prisonniers profitent du chaos qui règne dans le pays
Des soldats yéménites maintiennent l’ordre à un poste de contrôle de Sanaa, en septembre 2016 (AFP)

TA’IZZ, Yémen – Akram était seul le soir en train de prier dans la mosquée lorsqu’il a été frappé à la tête par une brique, se retrouvant en sang et contusionné.

« Je ne m’attendais pas à ce qu’un idiot m’attaque à la mosquée », explique l’imam en se souvenant de l’incident survenu en avril. « Je priais tranquillement et j’ai eu du mal à comprendre ce qui se passait. Quand j’ai regardé derrière moi, j’ai vu le criminel s’enfuir de la mosquée. Mais je n’ai pas pu l’arrêter parce que je saignais. »

« J’ai appelé la prison pour demander ce qui s’était passé. Ils m’ont dit que 52 prisonniers s’étaient évadés le matin même. Je n’arrive pas à croire à quel point il est facile pour les prisonniers de s’évader »

 Akram, victime

Akram, qui a demandé à rester anonyme pour assurer sa sécurité, a reconnu son assaillant. Ce n’était pas la première fois au cours des derniers mois que sa famille et lui, qui vivent dans la région d’al-Turba, à environ 70 km de la ville de Ta’izz, étaient victimes de ses forfaits.

L’an dernier, la maison d’Akram a été attaquée par le même homme, qui a tout d’abord attaché sa fille de 7 ans à une colonne pour l’empêcher de crier, puis a volé des objets de valeur, dont des bijoux et de l’argent.

Akram s’est plaint auprès de la Résistance populaire, le mouvement pro-gouvernemental, qui a capturé l’agresseur et l’a transféré dans la prison centrale, où il attendait sa condamnation.

Mais lorsque l’imam est rentré de l’hôpital, il a appris une nouvelle choquante : son agresseur était de nouveau libre.

« J’ai appelé la prison pour demander ce qui s’était passé, raconte-t-il. Ils m’ont dit que 52 prisonniers s’étaient évadés le matin même. Je n’arrive pas à croire à quel point il est facile pour les prisonniers de s’évader. C’est difficile à accepter. »

Des fidèles prient à la mosquée où Akram a été agressé (MEE)

Fadhl al-Thobhani, professeur de sociologie à l’université de Ta’izz, a expliqué que les évasions étaient l’une des principales raisons de la vague actuelle de criminalité au Yémen, un phénomène qui a augmenté depuis que la guerre a éclaté, selon des témoignages locaux non vérifiés.

L’agresseur d’Akram avait déjà fui la province de Ta’izz pour la province d’Hodeida, une destination privilégiée par les prisonniers évadés, qui savent que personne ne peut les arrêter dans cette zone contrôlée par les Houthis.

Mais Akram et ses proches vivent toujours dans la terreur : ils ne sont pas certains qu’il ait quitté la région. Selon des rumeurs, il vivrait dans une vallée voisine.

« Si Allah a écrit que mon destin est d’être tué par ce criminel, alors je ne peux rien faire car c’est le destin, affirme-t-il. Mais je fais de mon mieux pour protéger mes enfants. »

« La dernière fois, il a essayé de tuer ma fille et récemment, il a essayé de me tuer. Je ne laisse pas mes enfants partir seuls de la maison. »

Comment s’évader avec des cuillères et des clés de serrage

L’agresseur d’Akram n’est que l’un des nombreux criminels qui ont tiré profit de l’effondrement du maintien de l’ordre public au cours des deux années de guerre au Yémen.

En juin 2015, selon les estimations, 1 200 prisonniers se sont évadés de la prison centrale de la ville de Ta’izz après qu’une attaque aérienne de la coalition dirigée par l’Arabie saoudite a ciblé l’établissement : environ 200 seulement ont été recapturés.

Le 18 avril 2017, 11 prisonniers, dont des membres d’al-Qaïda, se sont évadés de la prison centrale de la province de Shabwah, dans la ville d’Ataq.

« Plusieurs d’entre nous ont commencé à creuser un trou dans le mur de la prison tandis que d’autres chantaient pour faire du bruit. Tôt dans la matinée du 23 avril, nous avons pu terminer le trou »

– Mirwan, criminel

Et le 23 avril 2017, 52 prisonniers – dont l’agresseur d’Akram – se sont évadés de la prison centrale de la région d’al-Turba.

Tous ces prisonniers ont commis des crimes graves tels que des meurtres, des tentatives de meurtre et des effractions de maisons : certains avaient été condamnés à mort.

Les victimes comme Akram sont souvent livrées à elles-mêmes si le criminel décide de venir se venger : les forces pro-gouvernementales sont trop occupées à combattre les rebelles.

Témoignage d’un prisonnier évadé

MEE s’est entretenu avec le prisonnier évadé qui a attaqué Akram ; celui-ci a demandé à être identifié sous le nom de Mirwan. Il ne nie pas l’attaque et affirme qu’il a essayé de tuer l’imam en raison des accusations exagérées portées contre lui lorsqu’il était en prison.

Mirwan est resté dans la région pendant trois jours après l’attaque à la mosquée : aucun des habitants n’a osé essayer de l’arrêter, et les forces pro-gouvernementales n’ont pas pu le localiser.

Les prisonniers ont utilisé des cuillères et des clés de serrage pour creuser ce trou dans le mur de la prison et en sortir (MEE)

« J’ai seulement volé des bijoux et 80 000 rials yéménites [environ 293 euros], mais quand j’étais en prison, ils ont ajouté des accusations de viol et de tentative de meurtre, alors que je n’ai pas commis de tels crimes », a-t-il affirmé.

Selon lui, s’il avait seulement été accusé de vol, il aurait pu sortir de prison il y a six mois, mais les accusations supplémentaires ont prolongé sa détention.

Mirwan a indiqué que lui et 53 autres prisonniers avaient commencé à planifier leur évasion à la fin du mois de mars 2017 en se mettant à accumuler des cuillères et des clés de serrage dans leurs poches pour s’en servir comme d’outils.

« Plusieurs d’entre nous ont commencé à creuser un trou dans le mur de la prison tandis que d’autres chantaient pour faire du bruit, raconte-t-il. Tôt dans la matinée du 23 avril, nous avons pu terminer le trou. Cinquante-deux prisonniers se sont évadés : seuls deux prisonniers handicapés sont restés à l’intérieur. »

Après son évasion, Mirwan s’est vengé contre Akram avant de s’enfuir. « Je vais partir à Hodeida, où je pourrai vivre plus librement qu’à Ta’izz », affirme-t-il.

« Le meilleur endroit pour mon fils est la prison. Je demande aux forces pro-gouvernementales de l’arrêter pour qu’il n’y ait pas de danger pour nous autres »

– Père d’un prisonnier évadé

Le père du prisonnier évadé a confirmé que son fils était un criminel et qu’il ne l’avait pas vu au domicile familial depuis l’évasion. Il a attribué l’évasion – et l’attaque qui a suivi à la mosquée – au manque de sécurité dans la prison.

« Mon fils était en prison et il n’aurait pas dû partir avant la fin de son procès. Mais les forces pro-gouvernementales n’ont pas augmenté le nombre de gardiens autour de la prison. Je vis moi-même dans la terreur aujourd’hui, car moi aussi je m’oppose à mon fils, qui sème la terreur parmi les habitants. »

Il a expliqué que son fils lui avait désobéi, qu’il était entré par effraction dans plus d’une maison et qu’il était prêt à commettre n’importe quel crime.

« Le meilleur endroit pour mon fils est la prison. Je demande aux forces pro-gouvernementales de l’arrêter pour qu’il n’y ait pas de danger pour nous autres. »

La criminalité en temps de guerre

Les autorités ont finalement arrêté moins d’un tiers des prisonniers échappés et tentent de retrouver les autres.

Mais cette issue est peu probable : beaucoup ont déjà fui la province de Ta’izz et la juridiction du gouvernement dans ce pays déchiré par la guerre.

Les forces militaires accompagnent une marche de protestation dans la région de Ta’izz, détournant les ressources consacrées aux gardiens de prison (MEE)

« Nous avons arrêté quinze prisonniers évadés dans les deux jours qui ont suivi leur évasion, mais nous n’avons pu arrêter personne après cela », a indiqué Abdulaziz al-Sofi, gardien à la prison centrale.

« Nous savons qu’ils ont fui vers d’autres provinces, mais nous faisons de notre mieux pour les arrêter. »

Sofi a déclaré que plus de vingt crimes avaient été commis dans les deux jours qui ont suivi l’évasion des prisonniers, les criminels cherchant à se venger de ceux qui les avaient envoyés en prison.

« Les forces de sécurité connaissent le danger que représente l’évasion de ces prisonniers. La plupart des gardiens sont partis combattre les Houthis, alors les prisonniers en ont profité. »

« Les forces de sécurité connaissent le danger que représente l’évasion de ces prisonniers. La plupart des gardiens sont partis combattre les Houthis, alors les prisonniers en ont profité »

– Abdulaziz al-Sofi, gardien de prison

« Lorsque les criminels voient que les prisonniers peuvent s’évader de prisons, ils ne craignent plus les forces de sécurité, a expliqué al-Thobhani. Ils font alors ce qu’ils veulent en espérant pouvoir s’échapper de leur cellule. »

« Préserver la sécurité au sein de la société est plus important que les combats. Nous avons besoin que les forces de sécurité travaillent pour que la société soit à l’abri des criminels. »

Akram partage cet avis. « Je me suis plaint auprès des forces de sécurité après avoir été attaqué à la mosquée. Ils ont dit qu’ils ne pouvaient rien faire parce qu’ils ne savaient pas où se trouvait le criminel. »

Il accompagne désormais tous les jours ses enfants à l’école. À midi, il les ramène à la maison. Il ne sort pas de chez lui après la prière du soir. Et il n’ose plus rester seul à la mosquée.

« Je ne vais pas faire appel à la Résistance, a-t-il affirmé. Mais je prie chaque fois Allah de nous sauver des criminels et de préserver la sécurité au sein de notre société. Allah sait tout. Je prie Allah de ne pas nous rendre une nouvelle fois victimes de criminels. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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