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Des mercenaires yéménites se battent et meurent pour protéger la frontière saoudienne

Des Yéménites recrutés par l’Arabie saoudite pour défendre ses frontières contre les rebelles houthis se sentent trahis par un pays qui les utilise comme de la chair à canon pour protéger ses propres intérêts
Des tribus yéménites soutiennent des forces fidèles au président du Yémen soutenu par les Saoudiens, Abd Rabbo Mansour Hadi, à Marib (AFP)

Middle East Eye a appris que des milliers de Yéménites désespérés étaient recrutés par l’Arabie saoudite pour défendre ses frontières contre les rebelles houthis du Yémen, alors que les forces saoudiennes se tiennent à distance des combats et organisent des attaques aériennes contre des cibles yéménites.

Des mercenaires de retour ont raconté à MEE qu’ils n’avaient reçu que quelques semaines de formation et avaient été déployés dans des régiments de défense frontaliers financés par l’Arabie saoudite dont le personnel était quasi exclusivement composé de Yéménites payés en moyenne 800 dollars (environ 675 euros) par mois pour combattre les forces houthies qui leur étaient bien supérieures.

« Quand je suis arrivé sur le champ de bataille, je n’ai trouvé que des Yéménites qui se battaient en première ligne »

– Ahmed, mercenaire yéménite

La pratique met en évidence l’incapacité ou la réticence du gouvernement saoudien à exposer ses citoyens en première ligne dans une guerre où il a lui-même contribué à la pire crise humanitaire du Moyen-Orient, avec des millions de Yéménites affamés et des centaines de milliers pris dans la plus grave épidémie de choléra au monde.

Ahmed (29 ans), qui s’est battu en tant que mercenaire à la frontière de Najran, a déclaré à Middle East Eye qu’après deux ans de guerre, il avait eu le choix entre se battre pour les Saoudiens ou vivre dans la misère dans son village de la province de Ta’izz.

Mais deux mois de salaire équivalaient à une dot de mariage, a-t-il expliqué. « Je savais qu’il serait plus dangereux de se battre aux frontières que dans les batailles locales, mais les combats aux frontières saoudiennes constituaient mes meilleures chances de réaliser mes rêves », a déclaré Ahmed à MEE. « Il valait mieux mourir que vivre en étant un fardeau pour mon père. »

Après avoir reçu quelques courtes semaines de formation à Marib – la seule expérience militaire dont il et d’autres comme lui ont bénéficié –, Ahmed a été expédié au front de Najran, à la frontière saoudienne, pour faire face aux rebelles houthis soutenus par ce qu’il reste de l’armée professionnelle yéménite.

Des membres armés de tribus yéménites appartenant aux Comités de résistance populaire, les forces fidèles au président fugitif Hadi, soutenu par les Saoudiens, tiennent une position dans la province de Marib (AFP)

Pas de Saoudiens en vue

Avant d’arriver sur le front saoudien à la fin de septembre 2016, Ahmed avait pensé qu’il se battrait aux côtés des forces saoudiennes ; il avait régulièrement entendu dire que les troupes saoudiennes décimaient les Houthis.

Cependant, quand Ahmed est arrivé à Najran, il n’a vu aucun soldat saoudien. « Je n’ai trouvé que des Yéménites qui se battaient en première ligne », a déclaré Ahmed.

Tawfeeq, un autre combattant yéménite recruté par les Saoudiens, s’est tiré dans la jambe pour fuir le front.

« Ils veulent vivre pendant que les Yéménites meurent »

– Tawfeeq, mercenaire yéménite

Il a déclaré à Middle East Eye qu’il n’avait jamais vu de soldats saoudiens à la frontière saoudienne et qu’il avait été trahi par un pays qui utilise des Yéménites mal formés comme chair à canon pour protéger ses propres intérêts.

« L’Arabie saoudite veut lutter contre les Houthis en utilisant les forces yéménites pendant que les Saoudiens évitent le combat sur leurs propres lignes de front. Ils [les Saoudiens] veulent vivre pendant que les Yéménites meurent », a déclaré Tawfeeq à MEE.

« Je préférerais perdre ma jambe que la vie », a-t-il affirmé, ajoutant qu’il conseillerait aux autres Yéménites qu’il valait mieux mourir de faim chez eux que mourir au combat pour une puissance étrangère.

Ahmed a fait écho séparément à l’histoire de Tawfeeq. « Je ne sais pas combien de combattants yéménites se trouvent sur les frontières saoudiennes, mais il y avait plus de 300 combattants rien que dans mon groupe. »

« Quand j’ai posé des questions à propos des forces saoudiennes, [les combattants yéménites] m’ont dit qu’elles étaient à plusieurs kilomètres en arrière, tirant des missiles contre les Houthis sans se battre réellement sur les lignes de front », a indiqué Ahmed.

« À ce moment-là, j’ai commencé à penser à revenir au Yémen. »

De la « résistance populaire » au meurtre pour l’argent

L’Arabie saoudite lutte contre les Houthis et leurs alliés, des anciens membres des forces de sécurité du Yémen liées à l’ex-président Ali Abdallah Saleh, depuis que ceux-ci ont commencé à lancer des attaques de représailles contre le royaume il y a plus de deux ans.

Au cours des deux dernières années, l’Arabie saoudite et une coalition militaire majoritairement arabe du Golfe ont lancé des milliers de frappes aériennes et ont utilisé un petit nombre de troupes au sol à la frontière yéméno-saoudienne pour essayer de déloger les Houthis et de rétablir l’autorité du président Abd Rabbo Mansour Hadi, qui a été contraint de fuir le pays lorsque les Houthis ont avancé sur la ville portuaire clé d’Aden.

De plus en plus, les Houthis ont réagi avec des attaques de missiles transfrontaliers sur des cibles situées à l’intérieur du royaume.

Lorsque la guerre est arrivée au Yémen, beaucoup de gens ont décidé de se battre avec les Comités de résistance populaire soutenus par l’Arabie saoudite dans leurs villes et villages d’origine ou de rejoindre les milices houthies soutenues par l’Iran.

Bien que les Yéménites quittent régulièrement les frontières saoudiennes, des milliers d’autres continuent à rejoindre la lutte, y compris de nombreux fonctionnaires yéménites qui n’ont pas reçu de salaire depuis des mois.

Une guerre saoudienne menée par des étrangers

La plupart des troupes régulières employées par la coalition saoudienne au Yémen sont également composées d’étrangers, selon des rapports.

En 2015, des responsables du gouvernement yéménite ont affirmé que l’Égypte avait envoyé des troupes au sol pour se battre aux côtés des forces gouvernementales, tandis que plus tôt cette année, des responsables des forces de sécurité ont déclaré à MEE que l’armée pakistanaise avait envoyé une brigade de troupes de combat pour consolider la frontière sud de l’Arabie saoudite vulnérable aux représailles des Houthis.

Le New York Times a révélé que les Émirats arabes unis, qui font partie de la coalition saoudienne, ont recruté des centaines de mercenaires colombiens, panaméens, salvadoriens et chiliens pour faire la sale besogne au Yémen.

« Les mercenaires sont une option attrayante pour les pays riches qui souhaitent faire la guerre mais dont les citoyens peuvent ne pas vouloir se battre », a déclaré Sean McFate, membre de l’Atlantic Council et auteur de The Modern Mercenary.

« Les mercenaires latino-américains sont un signe de ce qui va se passer. »

Un Yéménite armé des Comités de résistance populaire, qui assistent les forces fidèles au président fugitif du pays Abd Rabbo Mansour Hadi, soutenu par les Saoudiens (AFP)

Tentative de fuite

Les premiers jours sur le champ de bataille ont été difficiles pour Ahmed, qui voyait la mort se rapprocher.

« Lorsque vous voyez vos collègues être tués, tout ce que vous voulez, c’est fuir. »

« Nous n’avions été entraînés au combat que pendant 40 jours ; notre expérience était donc très limitée. Mais les Houthis tuaient des dizaines d’entre nous à la fois, a-t-il raconté. Les Apache et les frappes aériennes étaient les seuls moyens de les arrêter. »

Lorsqu’Ahmed a tenté de fuir, les équipes de défense des frontières l’ont empêché de partir, tout comme ses compagnons, ne laissant passer que ceux qui étaient blessés ou qui avaient combattu depuis au moins six mois.

Tout au long de son expérience sur les lignes de front, Ahmed pensait à sa famille et au conseil que ses parents lui avaient donné, celui de rester à leurs côtés. Regrettant de leur avoir désobéi, il lisait le Coran et priait pour devenir martyr s’il devait mourir.

Dans le même temps, certains amis d’Ahmed s’étaient résolus à se blesser intentionnellement pour obtenir l’autorisation de rentrer chez eux.

Des combattants houthis participent à un rassemblement dans la capitale Sanaa pour mobiliser davantage de combattants afin de lutter contre les forces pro-gouvernementales dans plusieurs villes yéménites (AFP)

Nationalistes ou mercenaires ?

Alors que certains dirigeants au sein du mouvement de résistance pro-Hadi s’opposent à l’idée d’envoyer des Yéménites au combat aux frontières saoudiennes, affirmant que ces combattants sont nécessaires à l’intérieur des terres, d’autres y sont favorables.

Selon Ali Abdulqader, membre du mouvement de Résistance populaire à Ta’izz, les Yéménites sont obligés de participer à la défense de l’Arabie saoudite contre les Houthis, tout comme la coalition saoudienne les a aidés.

« Nous sommes reconnaissants envers l’Arabie saoudite d’avoir soutenu notre combat contre le coup d’État et les rebelles. Nous devons envoyer des Yéménites au combat aux frontières », a déclaré Abdulqader à MEE.

Une personne non identifiée au sein du mouvement de résistance pro-Hadi a indiqué qu’environ 5 000 Yéménites avaient quitté Aden à bord de navires de la coalition saoudienne pour rejoindre des ports du sud de l’Arabie saoudite afin de repousser les avancées des rebelles houthis le long des frontières saoudiennes, ont rapporté des médias locaux en septembre 2016.

Combattant houthi à Sanaa (AFP)

Selon les informations relayées, la plupart des combattants yéménites ont été recrutés dans les provinces du sud du Yémen qui sont contrôlées par les forces pro-Hadi et la coalition saoudienne.

Des sources officielles saoudiennes ont démenti à l’époque ces informations, tandis que le gouvernement yéménite n’a pas commenté la question.

« Je ne suis pas un mercenaire, je ne laisse pas les Houthis envahir mon pays tout en allant les combattre dans un autre pays »

– Adnan al-Saifi, combattant au sein des Comités de résistance populaire à Ta’izz

Toutefois, de nombreux membres de la résistance ne sont pas du même avis qu’Abdulqader et soutiennent que la plupart des combattants aux frontières saoudiennes sont en réalité des mercenaires.

Adnan al-Saifi, un autre combattant des forces pro-gouvernementales à Ta’izz, s’est exprimé pour MEE : « Nous avons besoin de ces combattants yéménites aux frontières saoudiennes pour combattre les Houthis ici, à Ta’izz. Nous savons qu’ils ne combattent pas pour l’amour du Yémen, mais pour l’argent. »

Saifi a déclaré à MEE que comme il ne combat pas pour l’argent, mais pour défendre sa province contre les avancées houthies, il n’a pas envisagé de partir pour les frontières saoudiennes.

« Je ne suis pas un mercenaire, je ne laisse pas les Houthis envahir mon pays tout en allant les combattre dans un autre pays », a affirmé Saifi, qui a expliqué que les combats en Arabie saoudite n’avaient pas grand-chose à voir avec les intérêts yéménites.

Des rêves devenus réalité

Après avoir passé neuf mois sur les lignes de front, Ahmed est finalement rentré dans son village début juillet. Il avait réussi à économiser 25 000 riyals saoudiens (environ 5 600 euros), ce qui était suffisant pour construire une maison, ouvrir un magasin et se marier.

« Ces quelques mois furent très difficiles et j’ai perdu des amis sur le champ de bataille, mais j’ai réussi à gagner suffisamment d’argent pour réaliser mes rêves. »

« Des pays nous soutiennent pour qu’on détruise notre propre pays au lieu de nous soutenir pour qu’on le construise »

– Ahmed, combattant yéménite

« Je construis une maison et j’ai déjà ouvert un petit magasin. Je me suis fiancé il y a deux mois et je vais me marier à l’Aïd. »

Bien qu’Ahmed soit satisfait de ce qu’il a fait, il a promis à sa famille de ne jamais retourner sur les lignes de front saoudiennes, car il considère que cette guerre que les Yéménites se livrent entre eux sans raison valable est inutile.

« Des pays nous soutiennent pour qu’on détruise notre propre pays au lieu de nous soutenir pour qu’on le construise », a affirmé Ahmed à MEE. « Je conseillerais à tous les Yéménites de construire leur pays au lieu de se battre entre eux. »

Les noms figurant dans cet article ont été modifiés pour des raisons de sécurité.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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