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EXCLUSIF : Le frère du roi d’Arabie saoudite envisage de s’exiler

Jamais un membre de la famille des Saoud, du rang et de l’ancienneté du prince Ahmed ben Abdelaziz, ne s’était publiquement distancié du roi Salmane et de MBS. Un nouveau soubresaut qui déstabilise le royaume
Le prince héritier Mohammed ben Salmane et le prince Ahmed Abdelaziz (AFP)

Le prince Ahmed ben Abdelaziz, frère du roi Salmane d’Arabie saoudite, envisage de ne pas rentrer chez lui, depuis les déclarations faites aux manifestants yéménites et bahreïnis devant son domicile à Londres, en début de semaine, où, avec la famille des Saoud, il a pris ses distances avec les actes de son frère et de son neveu, le prince Mohammed ben Salmane, a confié à Middle East Eye une source importante proche du Prince. 

Interpellé par des manifestants qui scandaient « À bas les Saoud ! Cette famille de criminels ! », le prince se tourna vers eux et leur demanda : « Pourquoi parlez-vous ainsi des Saoud ? En quoi la famille des Saoud a-t-elle quelque chose à voir avec tout ça ? Ce sont certains individus qui en sont responsables. N’impliquez pas tout le monde. »

Quand les manifestants lui ont alors demandé à qui revenait la responsabilité, le prince a répondu : « Le roi et le prince héritier, ainsi que d’autres personnes au sein de l’État ».

Traduction : « Le frère du roi Salmane d’Arabie saoudite a été chahuté devant sa résidence à Londres. Alors il a fait face aux manifestants en les appelant à blâmer plutôt le roi Salmane et le prince héritier »

En quelques heures, la vidéo est devenue virale sur les réseaux sociaux. L’agence de presse officielle saoudienne (SPA) rapporta l’événement en citant la réaction présumée du prince Ahmed. Selon l’agence, le prince aurait déclaré que « l’interprétation » selon laquelle il aurait critiqué le roi était « inexacte ». Toujours selon la SPA, le prince Ahmed disait simplement que la famille royale était responsable en raison de ses positions dans le gouvernement.

Notre source, proche du prince, a confié à MEE que le prince s’en était tenu à ses propos initiaux. Il fit également remarquer que la dépêche de la SPA était un fake et que les mots cités par l’agence n’étaient pas ceux qu’ils avaient prononcés.

Après la diffusion de la vidéo, un hashtag en arabe – « Nous prêtons allégeance à Ahmed Abdelaziz, notre roi » – est devenu viral.

Briser le silence

C’est la première fois qu’un membre de la famille des Saoud, du rang et de l’ancienneté du prince, brise la loi familiale du silence. Le prince a publiquement et délibérément distancié la famille du règne du roi Salmane. Si le prince confirme sa décision de ne pas retourner dans son pays, cet acte représenterait la plus importante contestation du règne de Salmane.

Les remarques du prince Ahmed aux manifestants yéménites sur la position de la famille royale font clairement allusion aux jours où de grandes décisions, telles que celle de lancer des frappes aériennes sur le Yémen, ont été prises collectivement, en consultation avec d’autres membres importants de la famille. Sous le règne du roi Salmane et de son fils Mohammed, le prince héritier, il n’en est plus ainsi.

Le mécontentement d’Ahmed face au pouvoir qu’exerce maintenant son jeune neveu, MBS, est notoire

Le mécontentement d’Ahmed face au pouvoir qu’exerce maintenant son jeune neveu, MBS, est notoire. Il figurait parmi les trois membres du Conseil d’allégeance à s’opposer à la nomination de ben Salmane et Ahmed a précisément refusé de prêter allégeance à son neveu lorsqu’il fut nommé prince héritier.

Ahmed n’a pas assisté aux réceptions officielles données par son frère le roi Salmane. À la mort de leur frère Abdelrahmane ben Abdelaziz, deux photos seulement ont été accrochées lors de la réception donnée par Ahmed : celui du roi Abdelaziz, fondateur du royaume, et celui du roi actuel. L’absence du portrait du prince héritier fut tout particulièrement remarquée, à tel point qu’une vidéo filmée sur un portable à cette occasion est devenue virale. Les blogueurs du gouvernement ont pris d’assaut les réseaux sociaux pour dire que les images étaient truquées.

Devant Downing Street, au centre de Londres, le 7 mars 2018, des manifestants brandissent des pancartes contre les ventes d’armes britanniques à l’Arabie saoudite lors de la visite du prince héritier Mohammed ben Salmane d’Arabie saoudite (AFP)

Les divergences entre les frères étaient si profondes que, lorsque Ahmed envoya ses vœux pour l’Aïd au roi Salmane, en juin, les observateurs ont écrit que ce geste « marquait un changement dans la nature de son opposition » au prince héritier.

Pourtant, le prince a, jusqu’à présent, échappé au sort réservé à plusieurs neveux qui ont été arrêtés et détenus au Ritz Carlton, dont certains ont même été torturés et maltraités. 

Son statut de frère du roi Salmane lui vaut une certaine protection personnelle et lui offre jusqu’à présent la liberté de sortir du royaume pour voyager, aux États-Unis et au Royaume-Uni par exemple. Depuis ses commentaires à Londres cette semaine, on peut craindre qu’il en soit désormais tout autrement.

Des raisons personnelles 

En plus d’exprimer le désarroi de la famille royale, Ahmed avait aussi des raisons personnelles de faire état de son désenchantement. Le plus jeune des frères Sudaïri fut par deux fois écarté du titre de prince héritier, rang qui aurait dû normalement lui revenir.

La première fois, ce fut lorsque le roi Abdallah installa son propre frère Moukrine comme vice-prince héritier. L’arrivée de Salmane n’a rien arrangé. En effet, le roi court-circuita de nouveau son frère cadet en nommant Mohammed ben Nayef prince héritier et son fils Mohammed vice-prince héritier.

En juillet, un lointain parent d’Ahmed à Düsseldorf, le prince dissident Khaled ben Farhan, a exhorté ses oncles, le prince Ahmed et le prince Moukrine, à renverser Salmane, dont il a taxé le règne d’« irrationnel, erratique et stupide ». 

Si la situation devait se rétablir, la famille Saoud se tournerait naturellement vers le prince Ahmed, ancien ministre de l’Intérieur, pour prendre la tête.

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C’est le deuxième événement à ébranler le royaume. Le premier fut lorsque le procureur général a requis trois condamnations à mort consécutives en une semaine.

Il ne s’agissait pas d’actes de violence. Les détenus ne sont pas des islamistes armés. Il s’agit de trois prédicateurs sunnites influents et modérés – Salman al-Ouda, Ali al-Omari et Awad al-Qarni. Le « crime » d’Ouda fut de publier un tweet où il en appelait à la réconciliation entre Arabie saoudite et Qatar. 

Tous sont en prison depuis un certain temps, mais personne ne s’attendait à ce que l’équipe libérale autour de MBS irait jusqu’à les menacer de décapitation. Le fils d’Ouda, Abdullah, a déclaréà MEE que son père n’avait pas été informé des charges retenues contre lui jusqu’au jour de son procès mardi, tenu dans le plus grand secret au Tribunal pénal spécialisé (CSC) de Riyad.

Le procureur saoudien a recommandé pardi la peine de mort contre le célèbre prédicateur Salman al-Ouda (Twitter)

Selon Abdullah, le crime d’Ouda a été d’exprimer des opinions « indépendantes » et de refuser de devenir « un porte-parole du gouvernement ».

Tous sont des érudits musulmans qui appartiennent à l’Union internationale des universitaires musulmans dirigée par le cheikh Youssedf al-Qaradâwî, qui vit actuellement à Doha.

L’union a été interdite à l’époque d’Abdallah, mais lorsque Salmane a pris le pouvoir, Qaradâwî lui-même a été invité au royaume pour faire sa oumra, le moins important des deux pèlerinages à la Mecque.

Depuis, l’union a été déclarée organisation terroriste et les chercheurs qui en sont les leaders risquent aujourd’hui la peine capitale.

Avant son arrestation, Omari était un animateur populaire. Sa chaîne de télé « For Youth » avait une audience énorme, et le visage d’Omari s’affichait sur les panneaux publicitaires tout au long de la route de Djeddah à La Mecque. 

Considérés dans leur ensemble, les commentaires du prince Ahmed et ces condamnations à mort révèlent que de puissants soubresauts sont en train de déstabiliser le royaume

Les condamnations à mort ne se limitent pas aux prédicateurs sunnites. La semaine précédente, un procureur du même tribunal avait requis la peine de mort pour Israa al-Ghomgham, son mari Moussa al-Hashem et quatre autres personnes impliquées dans des manifestations antigouvernementales au Qatif. Si la sentence est exécutée, Israa serait la première militante des droits humains à être décapitée.

Considérés dans leur ensemble, les commentaires du prince Ahmed et ces condamnations à mort révèlent que de puissants soubresauts sont en train de déstabiliser le royaume. 

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Si ces condamnations à mort sont exécutées, le soi-disant « courant libéral » autour du prince héritier déclarera la guerre à une partie importante de la société religieuse. 

Elle serait confrontée au choix de se soumettre, le couteau sous la gorge, à la laïcité, ou de grossir les rangs des véritables extrémistes religieux sans doute détenus dans les cellules secrètes du royaume.

Ces trois prédicateurs sont considérés comme de dangereux progressistes par les autorités wahhabites, qui continuent de bénéficier d’une protection officielle. Ils ont tous les trois prêché en faveur de la démocratie et de l’importance de la moralité pour les jeunes. L’un d’eux a même préconisé la dépénalisation de l’homosexualité.

Simultanément, le roi Salmane est en guerre contre la Maison des Saoud. Le conservatisme religieux et la Maison des Saoud sont les deux piliers de l’État saoudien. S’attaquer aux deux en même temps équivaut à abattre les piliers de la légitimité royale.

Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabiès.

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