Aller au contenu principal

« Il ne reste plus rien pour nous » : la jeunesse dorée iranienne attise la colère des plus démunis

Alors que les sanctions américaines impactent durement la vie quotidienne, les Iraniens acceptent mal les scandaleux étalages de richesse des « bons gènes », surnom donné aux enfants de la jet set du pays

Sasha Sobhani, le fils d’un ancien ambassadeur iranien, sur une photo récemment postée sur son compte Instagram (capture d'écran)

TÉHÉRAN – Des fêtes sur des yachts. Des balades en Lamborghini. Des repas dans des restaurants cinq étoiles.

Ce sont des scènes que les Iraniens se sont habitués à voir sur les réseaux sociaux ces dernières années, alors que des comptes comme « The Rich Kids of Tehran » et une série d’autres célébrités d’Instagram accumulent des dizaines de milliers d’abonnés et fascinent l’Occident.

L’une de ces célébrités – le fils d’un ancien ambassadeur iranien – a demandé à ses abonnés de cesser de regarder ses photos extravagantes et de commencer à chercher un moyen de gagner de l’argent.

Photo postée sur Instagram par Sasha Sobhani (capture d'écran)

« Combien de temps encore allez-vous me jalouser ? » a demandé Sasha « Sash » Sobhani cet été dans une vidéo sur Instagram. « Si vous n’arrivez pas à gagner de l’argent et que vous n’arrivez pas à vivre, alors vous pouvez mourir. Point. » Le message a ensuite été supprimé, mais capturé sur YouTube.

Mais maintenant que les nouvelles sanctions américaines entrent en vigueur, ces mises en scène du 1 % des Iraniens les plus riches constituent une pilule bien plus difficile à avaler pour les jeunes comme Reza Derakhshani, âgé de 33 ans.

« Cela me met en colère quand je vois Sasha Sobhani ou des gars comme lui qui sont devenus riches grâce aux relations de leur père », a déclaré Derakhshani, un doctorant « Pourquoi une telle discrimination devrait-elle exister dans ce pays ? »

« Je veux épouser la fille que j’aime, mais je ne peux pas me permettre d’organiser une cérémonie puis de louer une maison. »

En ce moment, la vie quotidienne de nombreux Iraniens est très difficile. Les prix des produits de base ont grimpé en flèche après la chute de la valeur du rial de deux tiers plus tôt cette année. Certains produits, y compris des médicaments vitaux, sont difficiles, voire impossibles à trouver.

En ce moment, la vie quotidienne de nombreux Iraniens est très difficile. Les prix des produits de base ont grimpé en flèche après la chute de la valeur du rial de deux tiers plus tôt cette année (AFP)

Le chômage sévit, avec des manifestations presque hebdomadaires autour de Téhéran d’ouvriers licenciés sans salaire. 

Le contraste entre ce monde et celui des « gene khroub » (« bons gènes » en farsi) ou de l’aghazadeh (terme informel qui désigne le fils d’une personnalité officielle) a ravivé de vieilles frustrations à propos de la corruption et du traitement préférentiel réservé aux jeunes privilégiés dans le pays.

« Cela me met en colère quand je vois Sasha Sobhani ou des gars comme lui qui sont devenus riches grâce aux relations de leur père »

- Reza Derakhshani, 33 ans, doctorant

Selon AmanAllah Qarai Moghadam, sociologue basé à Téhéran, les frustrations ont contribué à alimenter les récentes manifestations.

« Les “bons gènes” disent aux gens ordinaires de mourir alors que l’origine de leur propre richesse n’est pas claire », relève-t-il. « À la place du gouvernement, j’aurais arrêté et mis ces personnes en prison. »

Vivre dans le luxe

Le terme aghazadeh a été utilisé pour la première fois en Iran dans les années 1990 pour décrire les enfants de plusieurs responsables corrompus alors que des rumeurs circulaient sur leur comportement scandaleux.

Puis, en 2017, l’expression gene khroub est devenue populaire pour désigner le même type de népotisme après les propos d’un fils d’un célèbre homme politique réformiste, qui, dans une interview, a déclaré que son succès dans les affaires venait de ses bons gènes. 

Les commentaires d’Aref ont déclenché une véritable tempête sur les réseaux sociaux, les Iraniens publiant toutes sortes de blagues sur les « bons gènes ».

Traduction : À compter de demain, les résultats du test “bons gènes” seront ajoutés aux documents requis pour participer aux appels d’offres relatifs aux grands projets gouvernementaux

Toutefois, les responsables réformistes ne sont pas les seuls visés. Les enfants des radicaux – notamment Elias Ghalibaf, le fils de Mohammad Ghalibaf, qui fut à trois reprises candidat à la présidence conservatrice – font partie de ceux dont la source de richesse a été interrogée publiquement.

Alors que les réseaux sociaux, y compris Instagram, restent bloqués en Iran, les fils et filles privilégiés des responsables ne sont pas difficiles à trouver, même à l’heure actuelle, alors que les difficultés dues aux sanctions s’installent. En fait, beaucoup préfèrent s’afficher.

Sobhani, le fils de l’ancien ambassadeur, en fait partie. Âgé de 31 ans, Sobhani, dont le vrai nom est Mohammad-Reza, publie des photos de lui-même conduisant des voitures de luxe, passant du temps sur des yachts et faisant la fête en smoking, ce qui en ont fait l’un des visages les plus détestés des Iraniens lambda. 

https://twitter.com/Capitan_Subasa/status/1051502118371254273?ref_src=twsrc%5Etfw

Traduction : Seul le fait de ch*** sur le visage de Sasha Sobhani me calmera

On ne sait pas exactement combien gagne Sasha, qui vit hors d’Iran, mais il a tenté de minimiser ses privilèges. Lorsque son père était en poste au Venezuela, il a raconté s’être fait de bons amis, dont le fils de l’ancien président Hugo Chavez.

« Cela tenait à mon intelligence et n’avait rien à voir avec le fait que mon père était ambassadeur », a-t-il affirmé.

Plus tôt cette année, le père de Sobhani l’a quasiment renié publiquement. « Mohammad-Reza est mon enfant. Cependant, en termes de style de vie et de convictions, il diffère de moi et toutes mes tentatives pour le diriger sur le droit chemin ont échoué », a déclaré Ahmad Sobhani à l’agence de presse Fars.

Autre couple de « bons gènes » à avoir attiré l’attention du public : le fils et la belle-fille de l’ambassadeur iranien au Danemark.

Amir-Mohsen Moradian et son épouse, le top-modèle Anashid Hosseini, ont été pris pour cible lorsque les photos de leur mariage somptueux ont été divulguées sur Instagram en juillet. Elles ont depuis été supprimés, mais il en a été question dans les médias.

Les premières critiques du mariage ont été formulées par les conservateurs et les radicaux qui cherchaient à discréditer le gouvernement modéré de Hassan Rohani. 

Le public, quant à lui, a attaqué le couple pour son style de vie somptueux. 

https://twitter.com/demoskratos_/status/1017135539886030848?ref_src=twsrc%5Etfw

Traduction : Anashid Hosseini, créatrice de mode qui rencontre le [succès] du jour au lendemain. La raison : [elle] est l’épouse d’Amir-MohsenMoradian, agadzadeh de l’ambassadeur d’Iran au Danemark

En réaction, le couple a publié des posts sur Instagram, essayant d’expliquer son mode de vie – mais son explication s’est révélée aussi déroutante que les photos de mariage diffusées.

Anashid Hosseini a expliqué que la situation économique désastreuse avait déclassé sa famille autrefois fortunée dans la classe moyenne iranienne, et que les tout nouveaux sacs à main figurant sur les photos partagées en ligne étaient des faux. Son mari a quant à lui déclaré qu’il n’avait dépensé qu’entre 5 000 et 6 000 dollars pour leur mariage. 

Attiser la colère

Les images que Sasha Sobhani et la jeunesse dorée partagent en ligne sont tellement choquantes que les Iraniens de leur âge déclarent avoir l’impression que les « bons gènes » violent leurs droits.

Laleh Ghavam est sortie d’une grande université iranienne avec les meilleures notes et une licence en droit il y a trois ans. Elle travaille aujourd’hui comme secrétaire dans une société privée.  

À LIRE ► INTERVIEW – Vincent Eiffling : « Le sentiment de frustration des Iraniens est énorme »

« Je perçois 2,5 millions de tomans [environ 210 dollars par mois], mais si je pouvais trouver un bon travail en rapport avec mes études au moins dans une entreprise, je pourrais gagner beaucoup plus », estime-t-elle.

« Malheureusement, les bons emplois sont attribués aux ‘’bons gènes’’ et il ne reste plus rien pour nous. »

Photo postée sur la page “Rich Kids of Tehran” (capture d’écran)

Ghavam n’a pas tort, souligne Moghadam, sociologue basé à Téhéran : « L’économie et la société sont mal en point… Des individus sans qualification, sans faire d’efforts, sont en mesure de gagner d’énormes sommes d’argent uniquement parce qu’ils ont des relations importantes ».

Qu’est-ce qui pousse ces Iraniens à afficher leur richesse en ligne ? Une des raisons, selon Moghadam, est qu’ils désirent l’attention que seules leurs scandaleux étalages de richesse leur apporteront.

Toutefois, Albert Boghzian, économiste et professeur à l’Université de Téhéran, soupçonne qu’il pourrait y en avoir d’autres. Pourquoi, s’interroge-t-il, les médias se concentrent-ils autant sur cette jeunesse dorée ?

« Ces personnes corrompues ont toujours existé dans le pays », note-t-il.

Certains des enfants des responsables peuvent très bien être gâtés, mais pour Boghzian, l’Occident s’en sert pour renforcer la colère face aux problèmes économiques grandissants en Iran et pour déclencher une guerre psychologique. 

« Je pense que les gens devraient être plus prudents, même s’ils ont de véritables objections crédibles à la répartition inégale de la richesse. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].