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« Je veux un vrai travail, pas seulement des mots » : en Jordanie, les chômeurs posent un ultimatum au roi

Environ 900 manifestants au chômage qui ont marché des centaines de kilomètres jusqu’à Amman se sont jurés de revenir si les promesses en matière d’emploi n’étaient pas tenues
Les marcheurs ont signé un accord après des garanties de la part de chefs tribaux et d’hommes d’affaires (MEE/Mohammad Ersan)
Par Mohammad Ersan à AMMAN, Jordanie

En Jordanie, des manifestants sans emploi qui avaient entrepris de marcher sur plusieurs centaines de kilomètres jusqu’au palais royal pour exiger du travail – après avoir été inspirés par l’exemple d’un demandeur d’emploi et de sa famille – ont salué un accord avec le gouvernement visant à leur fournir 750 emplois.

Les marcheurs, qui ont signé l’accord jeudi après avoir reçu des garanties de la part de chefs tribaux et d’hommes d’affaires, ont convenu de mettre fin à leur manifestation à Amman en échange de ces emplois et d’un revenu mensuel de 200 dinars jordaniens (250 euros) jusqu’à leur entrée en fonction.

Salah Abu Hillaleh, l’un des manifestants qui a marché 216 km depuis la ville de Ma’an, dans le sud de la Jordanie, pour se rendre dans la capitale, se félicite de cette victoire. Mais il rappelle que les offres d’emploi précédentes ne se sont pas concrétisées et prévient : « Nous reviendrons si le gouvernement ne tient pas sa promesse de nous fournir des emplois ».

« Nous reviendrons si le gouvernement ne tient pas sa promesse de nous fournir des emplois »

- Salah Abu Hillaleh, marcheur

La Jordanie est aux prises avec un taux de chômage en forte hausse qui a atteint 18,6 % l’année dernière, une inflation en hausse en raison des taxes sur les produits de première nécessité et une dette nationale qui s’élevait à 39 milliards de dollars en 2018.

Des manifestations se tiennent régulièrement dans le royaume depuis le mois de mai dernier. Une foule de manifestants s’est rassemblée pour la première fois contre les politiques économiques du gouvernement et la corruption endémique, entraînant la démission du Premier ministre début juin.

Depuis décembre, des manifestations ont lieu chaque jeudi soir devant le bureau du Premier ministre, appelant à des réformes économiques et politiques.

La marche des chômeurs, qui s’est rapidement répandue à travers le pays, a été inspirée par Falah Diab Arini, diplômé au chômage de Tafilah, une ville située à environ 170 km au sud-ouest d’Amman.

Le 5 février, Arini et douze membres de sa famille ont décidé de se rendre à Amman pour rejoindre les manifestants.

À mesure qu’ils se dirigeaient vers la capitale, cela a encouragé d’autres chômeurs jordaniens à marcher.

Après treize jours de marche, le ministre jordanien de l’Enseignement supérieur et de la Recherche a proposé, via Twitter, un travail à Arini, à l’Université Muta de Karak. 

Ils dorment dans les rues devant le palais

Au lieu de résoudre le problème, la nomination d’Arini n’a fait qu’augmenter le nombre de marcheurs.

Dans la foulée, 180 jeunes chômeurs d’Aqaba, une ville portuaire située au bord de la mer Rouge à environ 336 km d’Amman, et des dizaines d’autres chômeurs originaires d’autres gouvernorats jordaniens se sont rendus ensemble dans la capitale. Ils n’ont pas tardé à dormir dans les rues devant le palais.

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Le palais a tenté d’endiguer les manifestants en leur proposant également des offres d’emploi. 

Le 21 février, Yousef Issawi, qui dirige le palais royal, a promis de garantir des emplois aux jeunes d’Aqaba, en déclarant : « Les moins de 30 ans peuvent obtenir un emploi dans les forces de sécurité et les plus de 30 ans en obtiendront un dans le secteur privé. »

Encore une fois, les offres d’emploi faites aux chômeurs d’Aqaba n’ont fait que renforcer l’appétit des chômeurs à l’échelle nationale.

De plus en plus de manifestants de la ville natale d’Arini, Tafilah, ainsi que d’Irbid, Mafraq, Gérasa et Zarka, ont commencé à marcher vers le palais dans l’espoir de se voir offrir un emploi.

Mais les promesses de travail d’Issawi se sont avérées vides de sens, ramenant les manifestants en colère au palais royal devant lequel ils ont agité les papiers des offres d’emploi mais pas d’emplois réels.

« Je ne me fie pas aux promesses »

Avant l’annonce de l’accord de jeudi avec le gouvernement, Hillaleh et d’autres manifestants ont parlé de leur vécu à Middle East Eye.

Hillaleh campe devant le palais royal avec 900 autres Jordaniens au chômage depuis plus de trois semaines. 

Près de 900 Jordaniens au chômage dorment dans la rue devant le palais royal depuis plus de trois semaines (MEE/Mohammad Ersan)

Diplômé de l’université, Hillaleh et ses amis au chômage dorment sous le pont qui se trouve en face du palais et se sont jurés de ne pas partir avant d’avoir trouvé un emploi.

« Par temps froid et sous la pluie, nous avons quitté Ma’an et les villages voisins pour trouver un emploi », raconte Hillaleh.

« Nous sommes un groupe de jeunes. La plupart d’entre nous a des diplômes universitaires, mais nous sommes sans travail depuis des années. Nous ne gagnons pas assez pour notre subsistance quotidienne. Nous n’avons rencontré aucun responsable du gouvernement. Notre demande est simple : nous voulons un emploi stable avec des prestations de sécurité sociale et une assurance maladie. »

Ahmad Salem, titulaire d’une licence en génie civil, avait un emploi intérimaire à Ma’an. Une fois cette mission intérimaire terminée, il s’est retrouvé au chômage pendant quatre ans.

« Je ne quitterai pas le palais tant que je n’aurai pas un emploi stable au gouvernement. Je ne me fie pas aux promesses. Je veux un vrai travail, pas seulement des mots », affirme-t-il à MEE.

Ces Jordaniens sans emploi ont parcouru 336 km de la ville portuaire d’Aqaba à Amman (photo fournie)

Salem a déclaré que des membres du Parlement et des chefs de tribus avaient demandé aux manifestants de partir, estimant qu’on leur promettait un emploi, mais Ahmad a insisté sur le fait « qu’[ils] ne partir[ont] pas tant qu’[ils] n’aur[ont] pas obtenu de travail et pas seulement des promesses ».

Le gouvernement a essayé de trouver des moyens de mettre fin aux manifestations et d’expliquer ce qu’il considérait être la réalité de la situation économique en organisant des visites dans divers gouvernorats et en essayant de rencontrer des jeunes au chômage.

Cependant, ces visites ont rapidement rencontré une certaine opposition. 

Le 6 mars, lors d’une visite gouvernementale dans le gouvernorat de Ma’an, des jeunes en colère ont accueilli les visiteurs, les ont expulsés et leur ont demandé de parler aux manifestants sous la pluie devant le palais plutôt que de leur parler dans des salles chauffées.

Plus fort taux de chômage du pays

Le gouvernorat de Ma’an présente le taux de chômage le plus élevé du pays, avec 21 %, selon les statistiques officielles publiées par le gouvernement en 2018.

Akram Krishan, le maire de Ma’an, précise à MEE que « le taux de chômage réel à Ma’an est plus proche de 31 % ».

Ma’an, qui compte 180 000 habitants, est considérée comme la ville la plus marginalisée et la plus pauvre du pays, malgré le fait que treize entreprises y travaillent sur des projets d’énergie solaire. 

« Nous leur avons suggéré de rejoindre les forces de sécurité et ils ont refusé »

- Jumana Ghnaimat, ministre des Affaires des médias et porte-parole du gouvernement

Il existe également des sociétés de potasse et de phosphate, mais la région du sud de la Jordanie n’a bénéficié d’aucun développement.

« Nous n’avons pas de solutions économiques profondes », poursuit Krishan. « Les entreprises énergétiques ont investi dans nos terres et souillé l’environnement, mais n’ont pas employé nos jeunes. Il n’y a aucune justice dans la façon dont le budget de développement est dépensé. Nous avons besoin de projets d’éducation, de santé et d’infrastructures pour nous aider à surmonter le problème du chômage, à condition qu’ils embauchent les fils de Ma’an. »

En Jordanie, on dit que les fils d’agriculteurs deviendront agriculteurs et que les fils de ministres deviendront ministres. 

Un autre dicton affirme qu’un responsable jordanien ne disparaît jamais, mais qu’il rajeunit. Cela reflète le fait que les mêmes emplois gouvernementaux se transmettent à la même classe de personnes.

Cette absence de transparence ou de justice dans de nombreuses nominations a ajouté à la frustration des jeunes Jordaniens, qui ressentent l’injustice d’un système qui profite à certains groupes.

Le dernier scandale a été marqué par la nomination de frères et sœurs de députés à des postes importants du gouvernement d’Omar Razzaz. 

De plus, un certain nombre de nominations sont effectuées au ministère de la Justice sans le processus concurrentiel requis. 

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La fuite de lettres de nomination émises le 3 mars et diffusées sur les réseaux sociaux a suscité la colère des Jordaniens et contraint le gouvernement à suspendre ces nominations.

Le 5 mars, le roi Abdallah a critiqué les documents divulgués dans une publication sur Twitter, qualifiant cette action de « diffamatoire ».

Cela a provoqué une réaction de colère, nombre d’internautes affirmant que le devoir du roi est d’insister sur la justice et l’équité dans les nominations. 

Après quelques heures, le roi a de nouveau tweeté, affirmant qu’il était nécessaire de mettre l’accent sur « la justice et l’intégrité » lors des nominations au gouvernement.

Transparence et justice

Jumana Ghnaimat, ministre des Affaires des médias et porte-parole du gouvernement, reconnaît que « le chômage est un grave problème qui ne peut être résolu en l’espace d’un an ou deux », mais que le gouvernement s’est engagé à créer 30 000 emplois en deux ans, en plus des 35 000 postes créés chaque année par le secteur privé local.

« Nous avons 60 000 diplômés universitaires chaque année qui viennent gonfler les rangs des chômeurs existants », ajoute-t-elle. « Ce problème doit être résolu et c’est pourquoi le Premier ministre a chargé les membres du cabinet de rencontrer le secteur privé pour voir s’il peut aider à créer de nouveaux emplois. Par ailleurs, le ministère du Travail s’emploiera à gérer et à organiser le marché du travail et à créer des usines locales pouvant contribuer à créer des emplois locaux. »

Concernant le dialogue avec les jeunes au chômage, Jumana Ghnaimat souligne que les ministres ont rencontré les jeunes et leur ont proposé certains emplois, mais qu’ils les ont refusés. 

« Nous leur avons suggéré de rejoindre les forces de sécurité et ils ont refusé. Nous leur avons même envoyé des hommes d’affaires du secteur privé leur proposer des emplois, mais ils ont refusé. »

S’adressant à MEE avant l’annonce de l’accord de jeudi, les manifestants sans emploi devant le palais ont insisté sur le fait qu’ils n’avaient pas refusé un seul des emplois qui leur étaient offert, mais qu’ils ne faisaient pas confiance au gouvernement et qu’ils souhaitaient des offres d’emploi sérieuses et concrètes par écrit avant de mettre fin à leur manifestation.

Avec ces assurances reçues, seul le temps nous dira s’ils obtiendront justice et transparence et si c’est le cas, si la dernière décision du gouvernement inspirera plus de gens désespérés à la recherche de travail pour commencer la longue marche de leurs villes et villages.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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