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Jornan El Gosto, l’information au service de la satire

Jornan El Gosto, la sitcom du ramadan revient pour une quatrième édition sur les écrans de la télévision algérienne
Alger : juin 2015, dans les coulisses du tournage de Joran El Gosto, l'actrice Moufida Addas et l'acteur Kamel Abdat.

Après le ftour (rupture du jeûne), les comédiens enfilent le costume de leur personnage. Ils peaufinent les dernières scènes sous la direction de leur metteur en scène et scénariste, Abdelkader Djeriou, avant le tournage de l’épisode qui sera diffusé le lendemain. Face à la caméra, le décor est simple, sans fioritures. Le concept de l’émission est un journal télévisé décalé. Vingt-six minutes d’informations découpées en rubriques : informations nationales, étrangères, sociales, culturelles ou sportives.

Depuis son lancement, Jornan El Gosto a su attirer un large public et réitère l’aventure cette année sur la chaîne KBC. « Nous sommes le seul programme de dérision politique, c’est là le secret de notre réussite », commente Abdelkader Djeriou, qui explique avoir gagné en maturité dans l’écriture de ses scénarios et développé un sens plus aigu de l’analyse politique. « Dans notre jeu et notre scénario, on cherche à repousser les limites », dit-il.

Il faut dire que tous les sujets y passent et c’est avec subtilité qu’ils sont abordés. Le premier épisode de la saison ne manquera pas de faire référence aux luttes internes des forces politiques algériennes ou à la visite du président français François Hollande à Alger. Celle-ci a d'ailleurs été perçue par beaucoup d'Algériens comme une ingérence dès le moment où le président en visite s'est exprimé sur l'état de santé d’Abdelaziz Bouteflika, dont il avait salué « la grande maitrise intellectuelle ».

Vulgariser la politique

« On ne s'intéresse pas à la politique, sauf si c'est servi avec dérision. Avec l'humour, on peut accrocher le téléspectateur sur ce genre de sujets », estime le metteur en scène et scénariste. Modestement, il cherche à intéresser les téléspectateurs et à les rapprocher de la réalité du pays.

« Nous ne sommes pas là pour donner des leçons mais pour sensibiliser. Nous essayons avec cette émission à la croisée de l'actualité de donner notre avis avec beaucoup d'objectivité », ajoute Nabil Asli, comédien et interprète de Bahléto (qui signifie brailleur en dialecte algérien – personne qui a tendance à crier ou parler très fort), présentateur du journal télévisé Jornan El Gosto.

Le Premier ministre algérien Abdelmalek Sellal s'invite sur le plateau de Jornan El Gosto au premier épisode, tandis qu’au second, c’est le président Abdelaziz Bouteflika qui apparaît au temps de sa jeunesse. La scène évoque le coup d'Etat du 19 juin 1965 que le général Boumediène et Abdelaziz Bouteflika préparent et qui renversera le président Ben Bella. « Ben Bella nous a écarté de notre clan et m'a également mis à la porte. Notre tour est venu », lance Bouteflika au général qui réplique, « soit, nous allons faire un redressement révolutionnaire ! ».

« Nous savons que certaines personnes sont mécontentes, mais nous ne subissons pas de censure directe. Nous évitons certains sujets par déontologie. Par exemple, on ne touche pas à la vie privée des hommes politiques », raconte Abdelkader Djeriou.

Malgré tout, certaines institutions restent intouchables dans le pays et le show n'oublie pas de le faire remarquer. « Ah non ! Parle pas de l'armée sur ma terrasse. Va en parler ailleurs, je ne veux pas avoir de problèmes », réplique un des acteurs au premier épisode.

« Blaguer sur les hommes politiques permet de les faire descendre de leur piédestal. Les blagues ne s’attaquent pas à leur vie personnelle mais à la chose publique. Elles se moquent surtout de leur façon de parler. C’est de l’humour quotidien qui se joue du langage », explique la chercheuse et historienne américaine Elizabeth Perego, qui s'intéresse dans ses travaux aux dessins de presse et aux blagues populaires durant la « décennie noire », (guerre civile des années 1990 qui a opposé l'Etat algérien à différents groupes islamistes armés).

Dans les coulisses du tournage, les acteurs s'agitent. Passage chez le coiffeur, la maquilleuse, la costumière... L'ambiance est bon enfant. Les acteurs connaissent leurs répliques, mais le jeu reste ouvert à l'improvisation. « Chaque acteur ajoute sa trouvaille, sa propre blague. L’exercice comique est une bonne expérience pour nous car cela nous oblige à être créatifs », estime Nabil Asli. « Depuis qu'il est né, le peuple algérien souffre et pleure. Je n'ai qu’une envie, le faire rire », confie avec sincérité Wassila Kabessola, une autre actrice.

Briser les tabous

Au delà du politique, c'est toute la société algérienne qui se dévoile au fur à mesure des sketchs et des dialogues. L'équipe partage cette même conviction, qu'avec l'humour, aucune barrière n'est infranchissable. A tue-tête, ils s'attaquent aux tabous et aux non-dits d'une société algérienne pleine de contradictions.

« La religion est tabou et c’est un grand fardeau. A la deuxième saison, nous avons crée le personnage d’Oubayda (ndlr : représentant un faux dévot) qui a fait couler beaucoup d'encre. » Lui est islamiste et sa femme est très sexy. Ils sont des archétypes et pourtant ils s'aiment. « J'ai adoré le contraste entre les deux », explique le scénariste. Il ajoute : « On essaye de titiller les sujets sensibles dans le pays. On a parlé des mosquées et même d'homosexualité. On peut amortir le choc avec l'humour ».

Au fur à mesure des scènes, l'image qui se dresse de l'Algérie est d'une justesse déconcertante. Le journal télévisé et toute l'action se déroule sur une terrasse (Stah), représentant un haut lieu du pouvoir, tandis que les personnages font référence au « petit peuple ». Souvent, les acteurs évoquent avec mystère Moul Stah (le propriétaire de la terrasse) en référence au président Abdelaziz Bouteflika.

Les punchlines des humoristes, résonnent comme la voix du peuple. Comme l'explique Nabil Asli, un acteur se doit de toujours coller à sa réalité. « Entre nous et le public, il y a beaucoup de respect. On parle à leur place », dit-il. Justement, Souad, enseignante et téléspectatrice trouve « leur description de la société très juste. Ils osent tout et n'ont aucune frontière. Ce genre de concept sensibilise », mais ajoute avec regret que « malheureusement, il n'a pas d'impact sur nos vies et n'interpelle pas directement les responsables qui gouvernent l'Algérie ».

De son côté Myriam, une mère de famille, « apprécie les personnages et leurs mimiques, mais le fait de parler de politique la dérange. La politique ne m'intéresse pas du tout. Par contre, je suis heureuse de retrouver dans ce show, des jeunes pleins de talents ».

Mohamed, auto-entrepreneur et téléspectateur perçoit quant à lui une grande liberté d'expression dans cette émission. « Les tabous sont nombreux en Algérie et nous avons besoin de les briser, mais il faut du temps pour ne pas heurter notre culture », dit-il. L'Algérie se targue souvent de la liberté de ton de ses journalistes, artistes et intellectuelles à l'intérieur du monde arabe. Pourtant, celle-ci reste fragile et souvent remise en cause. En mai dernier, un journal télévisé satirique présenté par une équipe de journalistes et de chroniqueurs et diffusé sur la chaîne El Djazaïria a été censuré, accusé de « porter atteinte aux symboles de l'Etat », rapporte Reporters sans frontières.

Pour la chercheuse américaine Elizabeth Perego, l’humour algérien a la particularité depuis la colonisation de se tourner vers l’autodérision. « On ne se moque pas de l’autre, mais de soi-même », analyse-t-elle. Si le comique se retrouvait dans les émissions de radio dans les années 1980, ce sont les caricatures qui ont pris le dessus à partir des années 1990. Aujourd’hui, les supports de l’humour sont multiples et sa diffusion est plus large et plus rapide grâce aux réseaux sociaux. L’humour algérien qui s'inspire d'identités multiples est même transnational comme en témoigne la génération d'humoristes européens d'origine algérienne.

La satire politique aux mains des journalistes et des caricaturistes a joué un rôle d’avant-garde pour briser les tabous. Le caricaturiste Slim est le premier à dessiner un président algérien dans la presse nationale, en l’occurrence Chadli Bendjedid en une de l'hebdomadaire Algérie Actualité en 1984. Le président était à l'époque la risée du pays et bon nombre de blagues circulaient à son sujet.

Depuis, une nouvelle génération d’artistes, celles de Jornan El Gosto en tête, a su profiter de cette longue tradition comique pour faire passer des messages corrosifs et incisifs. Par un langage populaire et des gestes cocasses, ils mettent le politique à la portée de tous. Face aux maux de la société, ils administrent un cocktail de théâtre et d’humour, qui agit comme antidouleur.

https://www.youtube.com/watch?t=16&v=0EB_IejF64Q

https://www.youtube.com/watch?v=uTKAV79woxQ

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