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La Turquie pleure ses morts : « Quand nous laisseront-ils tranquilles ? »

La Turquie a été frappée à plusieurs reprises au cours des deux dernières années par des groupes militants, notamment le PKK et l’État islamique
Des Stambouliotes manifestent sur le lieu des explosions de samedi (Reuters)

ISTANBUL, Turquie – Ce dimanche matin, Murat Ozsoy était assis tristement dans un café d’Istanbul, sirotant un verre de thé en attendant l’arrivée de ses amis. Il avait deux écharpes drapées autour de ses épaules, à peine nécessaires en ce matin ensoleillé et doux.

Pourtant, elles étaient certainement justifiées compte tenu du coup de froid psychologique qui a encore saisi les habitants d’Istanbul et de Turquie après une autre attaque brutale, revendiquée dimanche par les Faucons de la liberté du Kurdistan (TAK), un groupe présumé dissident du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).

Une des écharpes était celle de son club de football favori, Beşiktaş. L’autre était une écharpe rouge et blanc avec Türkiye (Turquie, en turc) écrit dessus.

« J’en ai assez et je suis fatigué de cette m**de. Quand aurons-nous la paix ? Quand vont-ils nous laisser tranquilles ? », demande Ozsoy, 22 ans, étudiant et fervent supporter de Beşiktaş, à Middle East Eye.

« Quand aurons-nous la paix ? Quand nous laisseront-ils tranquilles ? »

– Ozsoy, fan de football

Deux énormes bombes ont explosé samedi soir aux abords du stade de l’équipe de football de Beşiktaş après la fin d’un match de ligue, alors que des milliers de fans avaient déjà quitté les environs du stade.

Le dernier bilan suite aux attaques s’élève à 44 morts. La plupart des victimes étaient de la police de contrôle des foules positionnée à l’extérieur du stade pour empêcher les affrontements entre les groupes de supporters rivaux.

Sur les 44 morts, huit étaient des civils, selon les dernières informations. Plus de 160 personnes ont été blessées dans les explosions.

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Ozsoy n’était pas au match d’hier. Avec ses moyens limités, il ne peut se permettre d’assister qu’à quelques matches chaque saison. Mais comme beaucoup dans le pays, il est en état de choc.

L’importance du timing, de l’échelle et de l’emplacement de l’attaque, juste à côté de l’un des stades les plus pittoresques construit récemment sur les rives du Bosphore et à proximité de plusieurs chaînes hôtelières internationales haut de gamme, n’a pas échappé aux Stambouliotes.

« Ils veulent frapper l’essence de cette ville, ils veulent frapper ce qui fait d’Istanbul une ville formidable, ils veulent nous entraîner dans leur monde de ténèbres », accuse Ozsoy.

La police arrive sur le site d’une explosion dans le centre d’Istanbul (Reuters)

Au cours des deux dernières années, la Turquie et Istanbul en particulier ont été ciblées à plusieurs reprises – il y a eu plus d’une douzaine d’attaques depuis 2015 – par divers groupes, dont le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et l’État islamique (EI), contre lesquels Ankara a mené une contre-offensive.

Avant l’attaque de samedi, l’attaque majeure la plus récente sur Istanbul remonte au 28 juin, lorsque le principal aéroport a été attaqué par des membres affiliés à l’EI, faisant 45 morts et plus de 200 blessés.

Entre ces attentats terroristes, il y a eu aussi la tentative de coup d’État du 15 juillet.

Plus tard dimanche, le Premier ministre Binali Yıldırım a annoncé un jour de deuil national et a déclaré aux journalistes qu’il n’avait aucun doute sur le fait que le PKK avait perpétré cette attaque.

« Nous en avons la certitude : il s’agit sûrement de l’œuvre du PKK séparatiste. Toutes les organisations [terroristes] sont viles. Ces groupes seront tous traités avec la même sévérité », aurait déclaré Yıldırım.

Dans un communiqué publié après l’attaque de samedi, le président turc Recep Tayyip Erdoğan a également affirmé que connaître les auteurs de ces attentats n’importait plus et que c’était la barbarie de ces attaques qui devait être le point de mire.

Ozsoy partage ce sentiment.

« Les gens meurent. Quelle différence cela fait-il que ce soit le PKK ou Daech ? Je veux que tout cela finisse quels que soient les efforts que cela demande. Que ce soit en faisant la paix ou la guerre, nous devons simplement faire ce que nous pouvons pour mettre un terme à cela », a indiqué Ozsoy.

« Maintenant tout le monde est en colère, inquiet et réclame vengeance. Mais dans quelques jours, tout le monde sera distrait par autre chose »

 – Zeynep Gokturk, une habitante

Zeynep Gokturk, 52 ans, en train de faire ses courses du dimanche, explique à MEE que changer sa routine reviendrait à admettre sa défaite. Que les politiciens commencent à se rejeter la faute et que les gens oublient ce qui s’est passé dans quelques jours, voilà ce qui la préoccupe.

« Est-ce que je suis heureuse d’aller faire des courses quelques heures après que tant de jeunes gens ont été tués de façon si insensée ? Bien sûr que non. J’espère que Dieu maudit les responsables, mais nous devons chercher des solutions à long terme », affirme Gokturk. « Maintenant tout le monde est en colère, inquiet et réclame vengeance. Mais dans quelques jours, tout le monde sera distrait par autre chose. »

Bien qu’elle condamne sans réserve l’attaque et ses auteurs, elle ressent le besoin de remettre en question les mesures prises par le gouvernement et sa réaction.

« Où est la sécurité ? Nous devrions nous attendre à ce genre de choses lorsque nous combattons différents groupes en même temps », estime-t-elle. « Pourquoi est-ce que la première mesure est la censure ? Essaient-ils de cacher des choses aux gens ? »

La censure a été annoncée peu de temps après l’attaque de samedi. Elle s’est généralisée après les incidents majeurs. Cette censure implique que les médias peuvent diffuser uniquement les communiqués officiels et ne sont pas autorisés à montrer des images explicites.

Des gens portent les cercueils de policiers tués dans les explosions (Reuters)

Selon des responsables, la censure vise simplement à prévenir la panique et à empêcher la propagation de fausses informations, en particulier via les réseaux sociaux.

Pour Gokturk, si le pays devrait se rassembler pour pleurer, il ne devait pas laisser les politiciens et les responsables abandonner ces questions après un certain temps.

Colère contre l’Europe

Ozsoy confie ne pas être partisan d’Erdoğan. Il le déteste même pour sa politique intérieure conflictuelle mais admet le comprendre quand il s’attaque à l’Europe pour son hypocrisie.

« Aucun dirigeant européen ne la qualifie d’attaque terroriste. Pourquoi ? Parce que c’est le PKK alors ce n’est pas du terrorisme ? », s’interroge-t-il. « Ils feignent comme d’habitude la tristesse et la solidarité avec le peuple turc, mais ils refusent d’appeler ça une attaque terroriste. Comment appellent-ils cela alors ? »

Dans la plupart de leurs premiers messages, les dirigeants de l’UE, principalement sur les réseaux sociaux, ont exprimé leur solidarité et ont condamné l’attentat sans le qualifier explicitement d’attaque terroriste.

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« Ils auraient réagi très différemment s’il y avait eu une attaque à Paris ou à Bruxelles », a affirmé Ozsoy.

Tout au long de la journée de dimanche, les autorités turques ont publié des messages prévenant qu’ils ne laisseraient pas des attaques aussi barbares et lâches impunies.

Des messages de solidarité ont également afflué du monde entier.

Puisant leur courage dans ces messages, les Stambouliotes, désormais fatigués du terrorisme, vont reprendre leurs habitudes ce lundi, mais, comme le dit Ozsoy, « cela ne signifie pas qu’ils auront oublié les victimes ».

« Je vais prendre une bière avec mes amis ce soir à Beşiktaş, ce n’est pas un manque de respect, mais en l’honneur de ceux qui sont morts. Vivre à Istanbul pour nous, c’est vivre en paix ensemble en tant que Turcs, Kurdes, laïcs, religieux et tout le reste », précise-t-il. « La vie reprendra son cours demain mais nous n’oublierons jamais ces atrocités et ceux qui tentent de nuire à notre paix. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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