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Les Libanais aussi rêvent d’Europe

Dans un pays à l’économie en berne, à la vie politique paralysée et aux inégalités alarmantes, l’émigration apparaît de plus en plus comme un ultime recours. Mais pour les candidats à l’exil clandestin, le périple n’est pas sans dangers
Un jeune Syrien fait la manche dans la capitale libanaise Beyrouth (AFP)

OUZAÏ/TRIPOLI, Liban - Une langue de plage rognée par les déchets et les morceaux de parpaing. Au milieu, un cabanon brinquebalant fait de tôle et de bois. Autour, des jeunes qui tuent le temps en fumant des joints et en regardant les avions atterrir au-dessus de leurs têtes. Ouzaï, amas de taudis situé au sud de Beyrouth, est l'un de ces territoires oubliés de la République libanaise, entre les hôtels de luxe de la corniche et la piste d'atterrissage de l'aéroport.

Comme partout au pays du Cèdre, la carte d'identité du quartier est placardée sur les murs et accrochée aux balcons : les drapeaux des partis Amal et Hezbollah et les visages des martyrs partis combattre en Syrie recouvrent la peinture craquelée des masures de ce quartier chiite. Mais derrière cette identité de façade, les jeunes qui se retrouvent chaque après-midi autour du cabanon d'Ahmad partagent un autre point commun : « Ici, qu'on soit pro-Hezbollah, pro-Amal ou contre les deux, une chose nous réunit tous : l'envie de lever les voiles. Je ne voudrais pas partir si je pouvais trouver un boulot, mais pour nous, il n'y a rien à faire. J'ai quitté l'école à 16 ans car mes parents n'avaient plus de quoi la payer. Parmi nous, trois ne savent ni lire ni écrire », avoue Hussein, l'un d'eux.

Se faire passer pour des Palestiniens de Syrie

Un joint tourne. Puis un autre. Ahmad distribue les narguilés à ses amis depuis sa hutte en bois improvisée. Ali et Tala, ses enfants âgés d'un et trois ans, ramassent les détritus sur le sable et s'en font des jouets. « Parfois, on collecte les déchets de ferraille et de plastique pour gagner de quoi s'acheter un sandwich ou un peu de drogue », souffle Mohammad, l'air canaille. Au loin, un groupe de jeunes batifolent dans l'eau. « Ce sont des réfugiés syriens, ils sont mieux lotis que les Libanais car ils ont tous trouvé un travail en acceptant un bas salaire, qu'ils cumulent avec l'aide délivrée par les Nations unies », persifle Ali.

À Ouzaï, la frustration des jeunes se concentre vers deux cibles : les réfugiés syriens et les politiciens libanais. « Ce sont tous des voleurs, raille Hassan à l'encontre de ces derniers. Ils s'enrichissent, puis installent leurs enfants à leur place et rien ne change pour nous », dit-il, en écho aux slogans du mouvement « Vous puez » qui dénonce la corruption de l'élite libanaise depuis l'été 2015.

Rien ne change donc. Puis soudain tout bascule. Le 15 octobre dernier, la famille Safwan, qui occupait l'une des masures d'Ouzaï face à la mer, a été repêchée au large de la mer Égée. Sur douze de ses membres, seuls trois ont survécu après le naufrage de leur frêle esquif en partance pour la Grèce. C'est Mayez, le patriarche de 65 ans, qui avait décidé d'embarquer tout le monde dans l'aventure pour rejoindre ses deux frères installés en Allemagne.

Passé le temps des funérailles et du deuil dans le quartier, Ali se réunit un jour de décembre avec Hussein, Quassem et les autres pour mettre leur rêve à exécution, le même que la famille Safwan : rejoindre l'Europe. « D'abord, en Grèce, nous nous ferons passer pour des Palestiniens de Syrie. Mais une fois en Allemagne, nous dirons la vérité : nous sommes des chiites libanais, nous ne voulons pas combattre pour le Hezbollah et, ici, si tu ne fais pas ce que le parti demande, tu n'as rien », livre-t-il.

On estime à plusieurs milliers le nombre de membres du Hezbollah morts au combat en Syrie. En proie aux difficultés sur le champ de bataille, le « Parti de Dieu » recrute des combattants de plus en plus jeunes pour poursuivre la guerre aux côtés du régime syrien. Un conflit pour lequel Ali et ses compagnons ne se voient pas mourir en martyrs. Le lendemain, toute la bande s'embarque pour Tripoli, la capitale du nord du Liban à majorité sunnite, où un passeur les attend pour la traversée en Turquie, première étape d'un long et dangereux périple avec pour destination rêvée l'Europe.

« Je sais pourquoi ils partent »

« Tripoli s'est vidée de sa population en deux mois. Il n'y avait plus personne dans les rues ! », assure Youssef devant sa rôtisserie à Mina, le port de plaisance de la ville. Autour, seuls quelques hommes retraités jouent aux cartes sur une terrasse, face à la mer. C'est d'ici qu'Ali et ses compères ont largué les amarres et, avant eux, de nombreux habitants de Tripoli. La plupart prennent un ferry aux côtés des réfugiés syriens pour la Turquie, d'où ils tentent ensuite la traversée clandestine vers la Grèce ; d'autres débutent leur voyage clandestin dès les côtes libanaises.

Au total, 4 500 habitants du nord du Liban ont quitté le pays en trois mois, rappelait fin octobre le quotidien An-Nahar. « Les pêcheurs sont partis en masse pour tenter leur chance en Europe. La pêche est en crise depuis presque une décennie ici, car il n'y a aucune règle et le ministère de l'Agriculture nous a complètement abandonnés », soupire Salim, responsable du syndicat des pêcheurs du nord du Liban, dont l'oncle est parti en Allemagne.

À Bab el-Tebbaneh, quartier sunnite paupérisé de Tripoli qui peine à se relever de six années de conflit armé contre le quartier alaouite Jabal Mohsen, de nombreux jeunes suivent aussi la route des réfugiés syriens avec en tête l'espoir d'un nouveau départ en Europe.

Abou Bachir, chauffeur et père de famille du quartier, a assisté à l'hémorragie : « Une vingtaine de mes proches sont partis ces derniers mois. Certains vendent leurs maisons pour payer le prix exorbitant des passeurs. Que vont-ils chercher ? Je l'ignore. Mais je sais pourquoi ils partent. Tiens, regarde Darwish, dit-il en pointant un jeune tenant une clé anglaise. Il a un diplôme de business management et il travaille dans un garage. Ce n'est pas malheureux ? »

La violence, le chômage ou l'exil

« Je ne suis pas surprise qu'autant de Libanais choisissent d'émigrer. Pour beaucoup de jeunes de quartiers marginalisés, les choix de vie sont limités à rejoindre un groupe extrémiste ou... je ne sais pas. Après avoir suivi le périple des Syriens, ils se disent que l'émigration est donc une opportunité à saisir car ils ont atteint un stade où ils ne voient pas d'avenir pour eux au Liban, ce qui en dit long sur l'état actuel du pays », estime Maha Yahya, chercheuse associée au centre Carnegie pour le Moyen-Orient.

Selon le ministre du Travail Séjéan Azzi, le chômage touche 36 % des jeunes au Liban : « C'est la misère économique qui pousse des milliers de Libanais à s'exiler », livre-t-il à L'Hebdo Magazine.

« C'est inacceptable que la deuxième ville du Liban, foyer de ses plus grandes entreprises et d'entrepreneurs milliardaires, ne puisse pas trouver d'emploi à ses jeunes et qu'ils n'aient d'autre choix pour échapper au cercle vicieux de la pauvreté que de se tourner vers la violence », dénonce de son côté l'ONG March à propos des jeunes de Bab el-Tebbaneh et de Jabal Mohsen, dont certains sont devenus acteurs d'une pièce de théâtre montée par l'ONG.

La famille d'Hala Aboud, 20 ans, qui vit à Jabal Mohsen, voulait lui éviter un tel destin. « Il y a toujours la crainte que le conflit redémarre, on vit dans l'incertitude permanente et, même diplômé, on sait qu'on ne trouvera pas de boulot. Mes parents ont entendu dire que l'Europe ouvrait ses portes aux migrants et ont voulu tenter leur chance. Arrivés à Izmir, nous avons fait des faux papiers syriens et nous sommes dirigés vers la plage pour rejoindre la Grèce. Mais au dernier moment, nous avons refusé d'embarquer car au lieu d'être 35 comme prévu, le bateau contenait 60 passagers ! », se souvient la jeune étudiante en ingénierie.

Les passeurs les ont d'abord menacés, puis ont fini par les laisser rebrousser chemin. « Le lendemain, nous avons appris que l'embarcation s'était retournée et que 33 personnes, dont 15 enfants, étaient mortes ! », dit-elle, encore sous le choc.

Depuis qu'elle a frôlé la mort, Hala tente de décourager ses amis qui veulent partir : « Finis tes études et après, si tu veux t'en aller, fais une demande de visa. Mais ne tente pas de traverser par la mer ! », conseille-t-elle. D'autant qu'une fois arrivés en Europe, ils ont peu de chance d'obtenir le statut de réfugié et risquent de se retrouver coincés. C'est le cas du fils d'Oum Omar, habitante de Bab el-Tebbaneh, bloqué à la frontière entre la Grèce et la Macédoine que seuls les Syriens, les Irakiens et les Afghans peuvent désormais traverser.

Hala a beau faire passer le message, elle concède que beaucoup de ses proches se préparent tout de même à partir, traversés par une lame de fond qui touche l'ensemble de la société libanaise. En 2015, 34 % des Libanais voulaient quitter le pays du Cèdre, selon une étude d'Information International.

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