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Libye : les centres de détention pour migrants au cœur du trafic d’êtres humains

Les milices essaient de s’emparer des centres de détention gouvernementaux et faire de leurs occupants une monnaie d’échange humaine
Des migrants se dirigent vers un centre de détention près de la ville côtière libyenne de Garabulli, en juillet 2017 (AFP)

Le centre de détention de Sorman, qui abrite des centaines de réfugiés désespérés, n’est rien d’autre qu’un bloc de béton.

Il s’étend près d’une route secondaire en Libye de l’Ouest, à environ 60 kilomètres de Tripoli, à proximité de Sabratha et Zaouïa – deux villes dont la prospérité repose désormais sur le trafic illicite de pétrole.

Un homme monte la garde à l’extérieur, devant la seule porte du centre, cadenassée – unique entrée de l’établissement. Il refuse de donner son nom pour préserver sa sécurité, mais accepte néanmoins de laisser entrer Middle East Eye.

Des hommes prient dans le centre de détention d’al-Nasr, à Zaouïa (Alessio Romenzi/MEE)

À l’intérieur se trouvent environ 250 femmes et 30 enfants, tous blottis côte à côte à même le sol, et ils occupent le moindre centimètre carré.

Quelques objets gisent à côté de chaque matelas, dont du savon et des peignes. Quelques rares prisonniers ont une chemise de rechange. Beaucoup n’ont rien du tout.

Jandra, 25 ans environ, a fui la pauvreté en Côte d’Ivoire, en quête d’un meilleur avenir en Europe. Avec 120 autres personnes, elle naviguait déjà en pleine mer en direction des côtes libyennes, quand le moteur de leur canot pneumatique est tombé en panne. Ils furent rapidement recueillis et arrêtés par les garde-côtes libyens.

Elle se souvient avoir d’abord été emmenée avec son groupe dans un centre officiel, à Zaouïa. « Nous étions 1 200, entassées par centaines dans chaque pièce », témoigne-t-elle. « Nous étions si serrées qu’il était impossible de s’allonger : on devait donc dormir à tour de rôle ».

« Nous étions si serrées qu’il était impossible de s’allonger : on devait donc dormir à tour de rôle »

- Jandra, migrante originaire de Côte d’Ivoire

Jandra raconte que les gardes du centre leur ont pris tout ce qu’ils avaient : chaussures, chemises, téléphones et, évidemment, leur argent.

« Une fois à l’intérieur du centre de détention, ils ont commencé à nous faire chanter. Ils se sont servis des téléphones qu’ils nous avaient volés pour contacter nos amis en Libye et exiger de l’argent en échange de notre libération. Sinon, ils appelaient directement nos parents, les menaçant de nous tuer s’ils ne trouvaient pas un moyen de leur fournir de l’argent ».

L’histoire de Jandra est de plus en plus banale chez les migrants qui s’embarquent depuis les côtes libyennes, en quête d’une vie meilleure – pour se retrouver bientôt renvoyés au pays, pris dans un engrenage de violence et de menaces.

Un enfer de violence et d’exploitation

La Libye est devenue la destination favorite des migrants et des réfugiés qui s’embarquent pour l’Europe. Pendant la première moitié de 2017, au moins 2 030 personnes ont trouvé la mort ou été portées disparues pendant leur traversée de la Méditerranée en direction de l’Europe du sud. Le plus grand nombre d’entre eux à partir de la Libye.

L’Union européenne (UE) et surtout Rome, a essayé de collaborer avec les autorités libyennes pour que les navires de migrants soient renvoyés en Afrique du Nord.

Une des femmes au centre d’al-Nasr, où les détenus sont enfermés toute la journée à l’intérieur (Alessio Romenzi/MEE)

Par conséquent, le nombre de migrants d’Afrique du Nord débarquant en Italie a chuté de plus de la moitié par rapport à l’année dernière.

Les enquêtes menées précédemment par Middle East Eye ont révélé que les groupes libyens armés se font payer pour arrêter les bateaux qui quittent la Libye, en échange d’aide, de hangars d’avion et d’argent. 

Seulement voilà, qu’arrive-t-il à ces gens, une fois reconduits sur le rivage ?

Laura Thompson, de l’Organisation internationale pour la migration (OIM) a déclaré à l’AFP mercredi qu’« il existe environ 31 ou 32 centres de détention, dont seulement la moitié environ sont contrôlés – ou situés dans les régions contrôlées – par le gouvernement ». Selon elle, personne ne sait combien de personnes ont été retenues dans ces centres où les conditions étaient « tout à fait lamentables ».

La veille, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) s’était déclaré « contre la détention de routine des réfugiés et des personnes déplacées et clair, même au plus haut niveau, pour dénoncer les conditions effroyables auxquelles sont soumis réfugiés et migrants dans les centres de détention libyens ».

« Les centres de détention dirigés par les milices ne sont rien d’autres que des bagnes, des prisons, où sévit le vol à main armée »

- L'UNICEF

Mais il y a aussi les établissements illégaux, directement dirigés par les milices armées, qui s’adonnent à la traite d’êtres humains et à la contrebande de carburant, souvent grâce à la complicité de certains garde-côtes.

Personne ne peut donner le nombre exact de centres clandestins : les fonctionnaires du ministère de l’Intérieur ne s’aventurent pas dans les régions contrôlées par les milices, trop dangereuses.

Les hommes sont fréquemment battus tant qu’ils ne s’arrangent pas pour que des proches envoient plus d’argent en Libye. Sinon, ils sont exploités dans des usines ou des raffineries de pétrole. Les femmes sont souvent livrées à l’exploitation sexuelle.

Routes de migration de la Méditerranée centrales (UNICEF, rapport « Un périple meurtrier pour les enfants », février 2017)

Selon un rapport de l’UNICEF publié en février, « les centres de détention dirigés par les milices ne sont rien d’autres que des bagnes, des prisons où sévit le vol à main armée. Pour des milliers de migrantes et d’enfants, la prison est synonyme de l’enfer : viols, violence, exploitation sexuelle, faim et abus répétés y sont monnaie courante ».

Ahmed, agent de police, a trop peur pour donner son vrai nom. Il indique à MEE : « Il y a des dizaines et des dizaines de prisons sur lesquelles nous n’avons aucun contrôle, dont au moins treize à Tripoli, contrôlées par de puissantes milices armées. Ici à Tripoli, la Sharikan est l’une des milices les plus puissantes impliquée dans le trafic d’êtres humains et dans le contrôle des centres de détention illégaux. Personne ne peut s’approcher des régions qu’ils contrôlent. Nous n’avons aucun pouvoir sur ces prisons, impossible de s’en approcher au risque d’être tué ».

Comment les migrants sont exploités

À Tripoli, Abdrazaq Alshneti, cadre du service responsable de combattre la migration illégale, affirme que, par manque d’aide et d’argent, certains des centres officiels qu’il dirige deviennent ingérables.

« Les Européens croient qu’en Libye le problème, c’est la politique », dit-il, « mais il est impossible de former un Gouvernement d’union nationale sans avoir une armée nationale ».

L’un des fonctionnaires dans le même bureau est disposé à en dire plus que les quelques mots prudents d’Alshneti, mais à condition de préserver son anonymat, pour des raisons de sécurité.

Ibrahim – du nom que nous lui donnons – note qu’au cours des derniers mois, avant l’accord entre l’Europe et le gouvernement soutenu par le Premier ministre libyen Fayez el-Sarraj, les centres de détention débordaient de migrants détenus.

« Quand les centres débordent, on expulse quelques migrants, car il n’y a pas assez d’argent pour les nourrir tous », explique Ibrahim. « On trouve des gens bien parmi les gardes, mais beaucoup sont corrompus ».

Il fait allusion aux rapports enchevêtrés entre le personnel du centre, les contrebandiers, les milices et les trafiquants d’êtres humains, qui s’échangent des migrants désespérés comme s’ils n’étaient qu’une vulgaire marchandise.

Dans les centres de détention, il est courant de voir les gardes toucher l’argent des trafiquants et leur livrer ensuite des migrants.

Il arrive aussi que des contrebandiers informent les garde-côtes de l’heure du départ des migrants vers l’Europe, pour qu’ils soient capturés et remis aux milices.

Autre scandale : dans la rue, les milices arrêtent les migrants, au motif qu’ils ne peuvent présenter leurs papiers –  une exigence légale en Libye. « Ils prétendent arrêter des migrants illégaux, mais c’est pour les enfermer ensuite sans eau ni nourriture dans leurs centres, où ils leur volent leur argent, les exploitent et abusent des femmes », témoigne Ibrahim.

Les migrants sont aussi transportés vers la région de Garabulli, à mi-chemin entre Misrata et Tripoli, pour gérer les embarcations pneumatiques vendues aux nouveaux migrants – avec la complicité des garde-côtes.

Les garde-côtes ont à plusieurs reprises nié l’implication de ses membres dans le trafic d’êtres humains.

Or, voici ce qu’a révélé un rapport de l’ONU :

« Un grand nombre d’abus ont été répertoriés contre les migrants, dont exécutions, torture et privation d’eau et de nourriture, dans une totale absence d’hygiène. L’Organisation internationale pour les migrations [OIM] a aussi signalé l’esclavage des migrants subsahariens. Les contrebandiers, mais aussi le service chargé de la migration illégale ainsi que les garde-côtes, sont directement impliqués dans ces graves violations des droits humains ».

Ahmed rapporte qu’au cours des derniers mois, plusieurs centres officiels de détention ont été le théâtre d’affrontements entre les fonctionnaires du ministère de l’Intérieur et les milices qui voulaient les occuper de force.

Par exemple, un centre de détention officiel dans la région de Garabulli a été incendié et totalement détruit par une milice en mars. Personne ne sait ce que sont devenus les migrants.

Ce même mois, en mars, MEE a visité le centre officiel de Khoms. De loin, on croit voir une dalle de ciment perdue au milieu de nulle part : quand on y est entré, l’odeur était insupportable.

À l'intérieur, on a trouvé des cellules bondées, le sol jonché de couvertures sales, et environ 200 migrants dormant à dix ou quinze dans une pièce d’à peine quelques mètres carrés. Dans la section réservée aux hommes, les canalisations d’eau avaient été cassées et les planchers étaient couverts d’excréments humains.

Et maintenant ? Rien. Le centre est fermé. Et personne ne saurait dire ce que sont devenues ces 200 personnes.

Un orphelin du nom de Bright

Dans un coin d’une grande pièce, dans le centre de Sorman, une femme appelée Happiness serre contre elle un bébé d’un mois. « Sa mère est morte il y a une semaine », dit la gardienne.

Happiness s’approche. Elle est en pleurs.

« Je viens du Nigeria », dit-elle. « Je me suis enfuie parce que j’avais besoin d’aider ma famille. Il fallait absolument que je trouve un emploi. Je leur ai promis que dès mon arrivée en Europe, je ferai tout mon possible, mais je suis bloquée ici depuis trois mois. Et je dois désormais prendre soin de Bright, car c’est ce que j’ai promis à sa mère sur son lit de mort ». Le père de Bright est mort avant sa naissance.

Une cellule du centre de Khoms, fermé depuis, aux murs couverts de messages de détenus (Alessio Romenzi/MEE)

Happiness et la mère de Bright – on ne m’a jamais dit son nom – ont pris tout l’argent que leurs familles avaient pu épargner, ont ensuite traversé le Sahara, atteint la côte libyenne et payé les contrebandiers pour qu’ils les conduisent en Europe. C’est alors qu’elles ont été capturées et ramenées à Sorman.

Happiness raconte que son amie est tombée malade après la naissance de Bright, mais n’a reçu aucun soin médical. « Maintenant, son corps repose à l’hôpital d’à côté. On n’a pas le droit de le rendre à sa famille. Elle a perdu ses papiers officiels en mer, et sa famille n’a pas l’argent pour payer le transfert du corps ».

Quelquefois les gardes apportent du lait pour Bright et les autres nouveau-nés, mais l’aide est rare à Sorman : les femmes doivent s’entraider.

Au cours des six derniers mois, six enfants sont nés dans le centre de détention de Sorman. Ni les femmes, ni les enfants, ni les nouveau-nés n’ont eu droit à la visite d’un médecin. D’après un garde, c’est « pour raison de sécurité : la Libye est tellement dangereuse… ».

Un groupe de femmes nigérianes, la vingtaine, s’approche.

« Aidez-nous », implorent-elles.

« Dites à nos proches que nous sommes vivantes ».

« Apportez quelque chose à manger à nos enfants ».

Où les gens sont-ils allés ?

Quelques kilomètres plus loin se trouve le centre d’al-Nasr, devenu centre officiel de Zaouïa. Quand les départs avaient atteint leur comble au début de l’été, il accueillait plus de 2 600 personnes. Mais quand MEE l’a visité, ce nombre était tombé à 1 000 environ.

De nombreux occupants du centre d’al-Nasr à Zawiya appréhendent leur avenir (Alessio Romenzi/MEE)

La section réservée aux hommes se répartit en petites cellules, qui accueillent chacune de 20 à 50 personnes, enfermées du matin au soir, sauf pour aller prendre un repas. Les seuls à ne pas être enfermés sont des Tunisiens, 50 hommes, en attente d’être rapatriés.

Une garde ouvre l’une des cellules. John, originaire de Gambie, s’approche et leur parle à voix basse. Il a peur qu’on l’entende.

« Quand des gens comme vous arrivent ici, les gardes ouvrent les cellules et font semblant de bien nous traiter », confie-t-il. « Mais dès que vous avez le dos tourné, ils nous battent et nous font chanter. Seuls ceux qui peuvent payer sont laissés en liberté ».

Il est rejoint par Phil, lui aussi de Gambie. D’autres y sont enfermés depuis parfois huit mois.

« Ils nous prennent pour leurs esclaves et quand ils n’ont plus besoin de nous, ils nous jettent », témoigne-t-il. « Les organisations humanitaires ne viennent pas ici. Quelquefois, certains habitants du coin nous apportent du savon et du pain. Mais pas l’ombre d’un représentant international ».

L’une des raisons pour lesquelles les organisations humanitaires ne rendent pas visite à des centres comme celui de Zaouïa, c’est qu’il est – comme beaucoup d’autres en Libye – jugé trop dangereux.

En juin, un convoi de cinq véhicules appartenant à la mission de l’ONU en Libye (UNSMIL), a été attaqué par des milices à 30 km à l’ouest de Tripoli. Les ravisseurs ont demandé la libération de trois personnes suspectées de trafic de drogue arrêtées par la force spéciale de dissuasion Rada à Tripoli. Les ONG ont sollicité d’urgence une meilleure protection contre la milice – mais les mesures de sécurité n’ont pas encore démontré de façon durable leur efficacité.

De retour à al-Nasr, environ 150 femmes sont rassemblées dans la section qui leur est réservée. L’une d’entre elles, Princess, une Nigériane, a donné naissance il y a quinze jours à des jumeaux. Le jour où il a été capturé, son mari a été emmené vers une autre prison : personne ne sait laquelle. Princess ne sait pas comment le retrouver, et lui ne sait pas qu’il est maintenant père de deux enfants.

« Si ce n’est pas la guerre qui vous tue, la faim s’en chargera et ici nous sommes des prisonniers : c’est le même enfer. Ça vaut la peine d’essayer encore et toujours de traverser la mer »

- Princess, migrante nigériane

Princess passe ses journées couchée sur un matelas sale posé à même le sol, avec ses deux bébés. Ils n’ont pas de couches, et pas assez d’eau potable.

Elle aussi a traversé le Sahara, cette fois-ci pour échapper à Boko Haram. Elle était résolue à ce que ses enfants ne grandissent pas dans la peur, à craindre pour leur vie au quotidien.

« Peu importe s’ils [les garde-côtes] m’arrêtent, j’essaierai encore », affirme-t-elle, les yeux sur ses nouveau-nés. « Je sais que c’est dangereux. Le Nigeria aussi est dangereux. Si ce n’est pas la guerre qui vous tue, la faim s’en chargera et ici nous sommes des prisonniers : c’est le même enfer. Ça vaut la peine d’essayer encore et toujours de traverser la mer ».

Princess n’a pas encore compris qu’elle aura bien de la chance si elle s’échappe de Libye.

Traduction de l’anglais (original) par Dominique Macabies.

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