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Quand les villes coulent : comment le changement climatique ravage le Moyen-Orient

Alors que le nouveau rapport des experts climat de l’ONU appelle à des transformations « rapides » et « sans précédent » pour limiter le réchauffement de la planète, la mer a commencé à envahir plusieurs métropoles, comme Alexandrie
Des vagues se brisent contre la coque d’un navire au large d’Alexandrie lors d’une tempête en janvier 2018 (AFP)

L’eau envahit le sous-sol. Les portes et les fenêtres des appartements ne ferment plus correctement. Plusieurs mois de l’année, la route à l’extérieur de cette tour d’Aboukir, près d’Alexandrie, est recouverte d’une boue épaisse de couleur brune.

La deuxième ville d’Égypte, qui compte plus de cinq millions d’habitants, est en train de couler.

La métropole côtière tentaculaire, reconnue comme l’un des ports les plus anciens au monde, est attaquée par la mer mais aussi par la terre.

Les fondations côtières sur lesquelles Alexandrie est construite sont en train d’être rongées

Le changement climatique fait monter le niveau de la mer en Méditerranée. En raison de la baisse de l’accumulation de limon dans le delta du Nil, les fondations côtières sur lesquelles Alexandrie est construite sont en train d’être rongées.

« Ce qui se passe à Alexandrie est fou, c’est une tragédie », affirme un natif de la ville résidant aujourd’hui au Royaume-Uni, qui a souhaité rester anonyme de peur de mettre sa famille en danger en Égypte.

« Les promoteurs et les planificateurs sont corrompus et le gouvernement s’en fiche. À Aboukir et dans d’autres quartiers de la ville le long du littoral, des immeubles continuent de sortir de terre au bord de l’eau, même si la loi stipule qu’ils doivent être construits plus à l’intérieur des terres. Les bâtiments – et leurs occupants – sont en grand danger. »

Hausse des températures et du niveau des mers

Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) a publié ce lundi son dernier rapport sur le changement climatique – et son contenu est sinistre.

De nombreux pays et communautés situés à basse altitude sont menacés de disparaître sous la mer si des mesures urgentes ne sont prises pour empêcher la poursuite de la hausse des températures.

Traduction : « Le rapport spécial du #GIEC sur le réchauffement planétaire de 1,5 °C est disponible à l’adresse http://www.ipcc.ch/report/sr15/. Il comprend le résumé à l’attention des décideurs et les chapitres du rapport complet.#SR15 #ChangementClimatique #AccordDeParis » 

Depuis sa fondation au IVe siècle av. J.-C., Alexandrie lutte contre la mer. Son célèbre phare, ses temples et sa bibliothèque antique ont été engloutis par la mer il y a des centaines d’années.

Mais le combat contre les vagues continue.

Fin 2015, au moins sept personnes sont décédées lorsqu’une combinaison de houles de tempête en mer et de pluies torrentielles a provoqué la pire inondation qui ait frappé la ville depuis des années, lors de laquelle de nombreuses rues et maisons ont été submergées pendant plusieurs jours. Face à la colère grandissante de l’opinion publique, les responsables de la sécurité ont cherché à rejeter la faute sur l’organisation interdite des Frères musulmans, les accusant d’avoir scellé les bouches d’égout.

De nouvelles inondations ont eu lieu en 2017, puis à nouveau en début d’année, entraînant une perte de revenus de plusieurs millions de dollars dans ce qui est l’un des principaux centres industriels et l’une des premières destinations touristiques d’Égypte.

Les rives vertes du Nil se frayent un chemin à travers les terres arides de l’Égypte (NASA)

L’eau de mer et les inondations déstabilisent le sol et les fondations des bâtiments et des infrastructures. Les affaissements et les effondrements de bâtiments sont monnaie courante.

Les bâtiments sont souvent bâclés et construits sans tenir compte des conditions du sol. Début 2013, au moins 22 personnes ont trouvé la mort lorsqu’un immeuble de huit étages s’est effondré dans l’un des quartiers les plus pauvres d’Alexandrie.

Plus tôt cette année, des circonstances similaires ont fait trois morts et de nombreux blessés.

Bien que les morceaux gigantesques de glace polaire qui s’écroulent et fondent dans la mer fassent les gros titres, on ne sait pas exactement comment et quand cela affectera le niveau de la mer dans le monde – et le sort des centaines de millions de personnes qui vivent dans les villes côtières du monde entier.

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L’augmentation incessante des températures dans le monde est une autre source de préoccupation. Les augmentations de température ont un impact profond sur les mers. Lorsque l’eau de mer se réchauffe, elle se dilate. Le réchauffement provoque également des tempêtes plus fréquentes et plus intenses.

Dans une ville située à basse altitude, comme Alexandrie, même l’élévation la plus infime du niveau de la mer peut avoir de graves conséquences.

Cette année devrait être la quatrième année la plus chaude jamais enregistrée ; seules trois autres années – toutes depuis 2000 – ont enregistré des températures mondiales supérieures à celles de 2018.

Au cours de l’été 2018, des records de température ont été battus dans de nombreux pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord. Fin juillet, le thermomètre a pu dépasser les 51 °C dans certaines parties de l’Algérie, un record absolu pour le continent africain.

La plage de Stanley, à Alexandrie, en 2015 : la bataille se poursuit entre mer et terre (AFP)

Selon Mohamed Shaltout, du département d’océanographie de l’université d’Alexandrie, les projections actuelles renvoient à une élévation du niveau de la mer de l’ordre de 4 à 22 cm d’ici à la fin du siècle le long du littoral de la région d’Alexandrie.

« Même une élévation de 10 cm endommagera considérablement la partie nord de la région du delta du Nil », souligne Shaltout dans un rapport rédigé avec d’autres universitaires.

« Celle-ci comprend des grands lacs, des stations touristiques, des sites historiques, des terres agricoles fertiles et quatre villes fortement peuplées : Alexandrie, Rosette, Al Burlos et Port-Saïd. »

Les preuves de la puissance croissante de la mer ne sont pas difficiles à trouver. Des esplanades et des plages où l’élite d’Alexandrie allait marcher et nager autrefois ont été englouties par les eaux. De vieilles villas en bord de mer se sont effondrées. Les quartiers plus pauvres proches du bord de mer sont régulièrement inondés par l’eau de mer.

« Les terres basses d’Alexandrie – sur lesquelles la ville s’est développée à l’origine – sont vulnérables aux inondations, à l’engorgement des sols en eau et à une augmentation des inondations et de la salinisation dans le contexte d’une élévation accélérée du niveau de la mer »

– Le GIEC

Le débit d’eau et de limons du Nil dans le delta qui entoure Alexandrie a considérablement diminué au fil des ans à la suite de la construction du barrage d’Assouan et d’autres projets de dérivation de l’eau.

La baisse de l’accumulation de limons n’a pas seulement nui à la fertilité du delta, qui était autrefois l’une des zones agricoles les plus productives de la planète. Cela entraîne également une érosion progressive des terres autour d’Alexandrie.

Les débits d’eau qui descendent le Nil deviennent de plus en plus imprévisibles en cas de manque d’eau douce. L’eau de mer salée peut s’introduire dans les réserves souterraines d’eau potable. Le pompage excessif de l’aquifère situé en dessous d’Alexandrie a entraîné une nouvelle intrusion d’eau de mer.

« Les terres basses d’Alexandrie – sur lesquelles la ville d’Alexandrie s’est développée à l’origine – sont vulnérables aux inondations, à l’engorgement des sols en eau et à une augmentation des inondations et de la salinisation dans le contexte d’une élévation accélérée du niveau de la mer », souligne le GIEC, l’organisme des Nations unies chargé de surveiller l’impact du réchauffement climatique.

Selon le GIEC, les coûts humains et économiques d’événements de ce genre seront considérables : l’organisme estime que si le niveau de la mer monte d’un demi-mètre dans le secteur de la ville et des alentours, les pertes pour la production agricole, le tourisme et l’industrie s’élèveront à plus de 30 milliards de dollars.

L’Égypte dans le top 10

Alexandrie n’est pas la seule à faire face à des problèmes d’élévation du niveau de la mer et d’inondations d’eau salée. Jakarta, en Indonésie – un pays qui compte la plus grande population musulmane au monde – a la particularité peu enviable d’être la ville qui coule le plus rapidement sur la planète.

Les scientifiques estiment que la capitale indonésienne, qui abrite dix millions d’habitants, pourrait être entièrement submergée d’ici le milieu du siècle.

De même, des villes en pleine expansion telles que Dubaï – qui était il n’y a pas si longtemps un village de pêcheurs et qui abrite aujourd’hui un ensemble vertigineux de bâtiments, dont certains des plus hauts de la planète – s’inquiètent de l’élévation du niveau des mers et de la reconquête par les mers de projets de développement ambitieux.

L’eau inonde Dubaï et emporte des véhicules, en mars 2016 (Reuters)

Les États du Golfe sont particulièrement préoccupés par l’impact de l’intensification des tempêtes dû au réchauffement des mers.

À Beyrouth, où la population a gonflé pour atteindre plus de deux millions d’habitants au cours des dernières années, le pompage excessif d’eaux souterraines a entraîné l’intrusion d’eau de mer dans les aquifères situés en dessous de la ville.

À Bassorah, dans le sud de l’Irak, la diminution de l’approvisionnement en eau du Tigre et de l’Euphrate et l’inondation d’eau de mer en provenance du Golfe ont rendu les réserves d’eau de la ville impropres à la consommation et dévasté des milliers d’hectares de terres agricoles. Plusieurs personnes ont été tuées au cours des derniers mois lorsque la police a ouvert le feu sur des foules qui protestaient contre l’incompétence du gouvernement.

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D’après les scientifiques, les villes côtières doivent se préparer et s’adapter à l’élévation du niveau de la mer. Mohammad al-Raey, professeur à l’université d’Alexandrie, étudie les effets de l’élévation du niveau de la mer et de l’intrusion d’eau salée depuis plusieurs décennies.

L’Égypte est considérée comme l’un des dix pays les plus vulnérables au changement climatique dans le monde mais figure parmi les pays les moins actifs en matière de mesures d’adaptation, explique-t-il.

« Il y a une menace très réelle qui vient de la mer, mais personne n’effectue véritablement de travaux », a déclaré al-Raey en 2016.

Un homme ramasse des poissons morts dans une ferme piscicole au nord de Bassorah (Irak), en août 2018 (AFP)

Les détracteurs affirment que le gouvernement égyptien actuel, dirigé par le président Abdel Fattah al-Sissi, montre peu de signes d’une volonté de s’attaquer à un problème qui affectera la vie de millions de personnes. Au lieu de cela, il a l’intention de dépenser des milliards sur un nouveau mégaprojet, celui d’un deuxième canal de Suez.

Les habitants d’Alexandrie ont depuis longtemps l’impression que Le Caire néglige leurs problèmes. Les actions entreprises par le gouvernement Sissi à Alexandrie semblent avoir été limitées à l’évacuation de quartiers proches de la mer décrits comme des zones de squat et des bidonvilles, comme Al Max, une communauté de pêcheurs jadis connue sous le nom de « Venise » d’Alexandrie.

Gebru Jember Endalew, météorologue éthiopien et membre influent du GIEC, fait partie de ceux qui s’inquiètent : « Chaque fois que nous retardons les choses, les impacts du changement climatique s’intensifient, deviennent de plus en plus coûteux et créent davantage de pertes et de dégâts ».

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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