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Renaissance de l’Irak : la vie reprend sur les marais de Hammar

Après la chute de Saddam Hussein, des milliers d’Irakiens ont réinvesti les zones humides, dans l’espoir de retrouver leur ancien mode de vie
Les marais de Hammar dans la ville de Chibayish – à 350 km au sud de Bagdad – sont au cœur de la vie des Irakiens (Avec l’aimable autorisation d’Ali al-Ghuraiffi)

MARAIS DE HAMMAR, Irak – « Ces terres sont les nôtres. Qui oserait venir travailler ici sans notre permission ? », s’exclame Sajad Hussein, à la barre de son petit bateau en bois, sur un canal serpentant entre de denses forêts plantées de roseaux et de papyrus – typiques des marais au sud de l’Irak.

Le jeune homme de 27 ans porte des vêtements de sport marron en loques ; il est trop jeune pour se souvenir des marais de Hammar avant que l’ancien chef irakien Saddam Hussein ordonne de les drainer, au cours des années 1990. Après le soulèvement du sud, lancé par les Chiites contre son gouvernement suite à la première guerre de Golfe, Saddam Hussein voulait empêcher qu’ils servent de cachette aux rebelles.

Des zones humides jadis pleines de vie

Ces marais, parmi les plus importantes zones humides du monde, fournissaient l’eau douce aux habitants et accueillaient un large éventail de poissons, oiseaux rares, reptiles et animaux. Ils couvraient jadis plus de 22 000 km², mais la campagne d’assèchement des marais organisée par Saddam Hussein a privé des milliers de familles de moyens de subsistance, et les a forcées à s’établir ailleurs.

Des familles passent du bon temps sur les rives des marais (MEE/Suadad al-Sahly)

« Ma famille a dû quitter les marais parce que nous avions perdu tout notre bétail – à cause du manque d’eau », explique Sajad, avant d’ajouter sur un ton sarcastique, « je ne me souviens pas de ce qui s’est passé alors, mais je n’arrive toujours pas à m’imaginer comment on pouvait vivre dans l’eau puis soudain ne plus pouvoir trouver de l’eau à boire ».

« Ma famille a dû quitter les marais parce que nous avions perdu tout notre bétail, à cause du manque d’eau »

- Sajad Hussein, résident des marais de Hammar

Après le renversement de Saddam, suite à l’invasion de 2003 menée par les États-Unis, les résidents ont démoli les barrages et canaux construits sur ses ordres, permettant ainsi aux eaux du Tigre et de l’Euphrate d’inonder à nouveau les marais.

D’autres initiatives pour redonner vie aux marais et les protéger sont en cours, avec le soutien des autorités locales ainsi que d’ONG nationales et internationales. Pourtant, jusqu’à présent, à peine 10 000 kilomètres carrés ont été submergés, ont indiqué les fonctionnaires locaux à Middle East Eye.

L’année dernière, l’UNESCO a inscrit au patrimoine mondial les marais du sud de l’Irak, également connus sous le nom d’al-Ahwar, les qualifiant d’« uniques », « l’un des plus grands systèmes de deltas intérieurs au monde, dans un milieu extrêmement chaud et aride ». L’est et l’ouest de Hammar font partie des quatre régions de zones humides et marais classés par l’UNESCO.

Plus aucun poisson

Sajad Hussein et sa famille font partie de ces milliers des gens revenus dans leur région suite à la chute de Saddam, dans l’espoir de reprendre leur ancien mode de vie sur les marais. Or, depuis la fin de sa scolarité, Hussein déplore n’avoir enchainé que des emplois temporaires.

Jadis, les marais couvraient plus de 22 000 kilomètres carrés (MEE/Suadad al-Sahly)

« Il n’y a guère de travail ici. On trouve peu de fonctionnaires, les femmes et les hommes âgés s’occupent du bétail, notamment des buffles, quant aux autres ils passent le plus clair de leur temps à traîner sans rien faire », déplore Sajad en plantant une longue perche dans l’eau pour pousser son bateau dans une autre direction.

« Pendant quelque temps, j’ai été pêcheur, mais il ne reste presque plus de poissons maintenant. On gagne tellement peu… c’est une perte de temps.»

La rareté du poisson a été causée par des taux élevés de salinité au sud et une chute des niveaux des fleuves Tigre et Euphrate, à cause de la prolifération de barrages  et de plans d’irrigation en Turquie et Syrie.

L’année dernière, les autorités locales ont été obligées de reconstituer les stocks de poissons et d’introduire d’autres organismes pour soutenir la vie aquatique des marais, ont expliqué les pécheurs et fonctionnaires locaux interrogés par MEE.

Attraction touristique

Pour s’assurer un revenu stable, et à défaut de pouvoir vivre de la pèche, Sajad a choisi le tourisme. En dépit de l’actuelle offensive gouvernementale pour reprendre Mossoul aux militants de l’État islamique, et malgré les attentats-suicide récemment perpétrés à Bagdad, les provinces du sud de l’Irak – dont Dhi Qar, où s’étendent les marais – sont estimées sûres et stables, rarement frappées par des attentats.

Plus de 3 000 personnes visitent les marais chaque semaine (avec l’aimable autorisation d’Ali al-Ghuraiffi)

Selon Badie’a al-Khayoon, maire de la ville de Chibayish (province de Dhi Qar), le statut conféré aux marais par l’UNESCO attire visiteurs locaux et touristes internationaux, et plus de 3 000 personnes visitent la région chaque semaine. Les locaux viennent le plus souvent des villes voisines et de régions comme Bagdad et le Kurdistan, car le trajet est relativement bon marché et sûr.

Les touristes britanniques et américains s’intéressent aussi aux marais. Le mois dernier, l’ambassadeur américain à Bagdad les a visités avec un groupe de fonctionnaires et d’investisseurs américains.

« Nous gagnons entre 25 000 à 30 000 dinars (18-22 euros) par visite. Parfois les touristes sont généreux, parfois non »

- Dhafir Mohammed, propriétaire de bateau

Le 9 avril, l’ambassadeur Douglas Silliman a posté sur son compte Twitter : « Belle visite aux marais irakiens de Chibayish, Dhi Qar. La #RealGreenZone présente un énorme potentiel touristique ».

Sajad attend son tour dans la file de sept hommes qui s’apprêtent à proposer à un groupe de touristes, venus surtout de Bagdad, de leur offrir une excursion dans les marais. Ils ont reconverti leurs bateaux de bois en taxis sur l’eau – de tailles diverses, propulsés par un moteur à essence et rendus plus confortables avec des coussins et vieux tapis multicolores.

« On gagne entre 25 000 à 30 000 dinars (18-22 euros) par visite. Parfois les touristes sont généreux, parfois non, mais en général on arrive à se rémunérer correctement », indique à MEE Dhafir Mohammed, propriétaire de bateau. « Certains jours, on gagne plus de 100 000 dinars (environ 72 euros) ».

Faire la balade de 30 minutes avec Hussein, c’est entrer dans un monde tranquille dans lequel l’eau devient le miroir d’un ciel parfaitement bleu qui se confond avec l’eau à l'horizon.

Les buffles d’eau viennent souvent paître sur les marais (Avec l’aimable autorisation d’Ali al-Ghuraiffi)

De temps en temps on voit un buffle, ensuite c’est un serpent d’eau qui s’enfuit, dérangé par le bruit du moteur.

Plusieurs petites îles couvertes de roseaux et de papyrus flottent de-ci de-là ; sur l’une d’elle, une famille prend son déjeuner, sobre repas de poisson grillé, pain et yaourt.

Investissements locaux

Pourtant, en dépit de l’importance écologique des marais et du statut offert par l’UNESCO, résidents et fonctionnaires locaux se plaignent du manque d’investissement dans la région.

« Jusqu’à présent, le gouvernement n’a pas même alloué assez d’argent pour construire de simples équipements touristiques », déplore Badie’a al-Khayoon. « Nous avons donc pris l’initiative d’attirer les investissements par nos propres  moyen. »

« Si [les promoteurs] veulent investir ici, il faudra qu’ils nous payent et promettent de fournir des opportunités aux nôtres »

- Sajad Hussein, résident des marais de Hammar

Le plan proposé est financé par des investisseurs irakiens. Il présente plus de dix projets, dont un village touristique, des terrains de jeux, cafés et restaurants, un service de taxi sur l’eau et un parc aquatique. Certains ont déjà été approuvés par l’administration locale et les contrats alloués à des compagnies irakiennes. Yahiya al-Nassiry, gouverneur de la province de Dhi Qar, promet que ces projets seront finalisés d’ici trois ans.

Mais la construction de ces équipements a rencontré l’opposition de certains résidents mécontents.

Les Irakiens exploitent des ressources locales, comme de la paille, pour construire des abris autour des marais (Avec l’aimable autorisation d’Ali al-Ghuraiffi)

« Il y aura des problèmes, c’est sûr. Ces terres sont sous contrôle de plusieurs tribus… pas question de les oublier », affirme Sheikh Hassan Sabri, chef de la tribu al-Hadadien, qui contrôle la plupart des marais à Chibayish.

« Ils [les investisseurs] devraient s’asseoir avec ces tribus [qui vivent sur ces terres] pour négocier des indemnités et fournir du travail à leur population », a-t-il ajouté.

Yahiya al-Nassiry a indiqué à MEE que les fonctionnaires sont bien conscients des défis à relever et se disent prêts à les prendre en compte, ajoutant que l’administration locale avait récemment résolu des plaintes semblables déposées par une autre tribu.

« Les gens ont beaucoup souffert ici, après le drainage des marais. Ils ont perdu leur argent, leurs maisons, leur bétail, et ont été forcés à quitter leurs terres. Il est grand temps de les indemniser »

- Sheikh Hassan Sabri, chef de la tribu al-Hadadien

« Pour les satisfaire, nous indemnisons les tribus en leur offrant des terres ailleurs ; ou alors, on leur demande de s’associer au projet, pour qu’ils en profitent. Sinon, nous règlerons tout ça en justice », a-t-il expliqué. Juridiquement, la plupart de ces terres appartiennent au gouvernement, mais les tribus en ont pris le contrôle il y a quelques décennies. Elles sont soit immergées, soit elles s’étendent sur les rives des marais – inhabitées.

« Les gens ont beaucoup souffert ici, après le drainage des marais. Ils ont perdu leur argent, leurs maisons, leur bétail, et ont été forcés à quitter leurs terres. Il est grand temps de les indemniser », affirme Sheikh Sabri.

Sajad Hussein déclare pour sa part qu’un grand nombre de résidents a approuvé les investissements extérieurs et projets susceptibles d’attirer plus de touristes dans la région – à condition que les profits soient réinvestis pour développer encore plus leurs communautés.

« Si [les investisseurs] veulent investir ici, il faudra qu’ils nous paient et promettent de fournir aux nôtres des opportunités d’emploi », déclare-t-il d’une voix ferme.

Traduit de l’anglais (original) par [email protected].

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