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À Zarzis, même pas un cimetière où enterrer les corps des migrants

Ils rêvaient d'Europe, c'est finalement dans l'est tunisien qu'ils ont atterri entre Zarzis, Médenine et la frontière libyenne. Pour ces migrants, il s'agit de leur dernière demeure, d'une fragile possibilité de reconstruction ou du dernier havre de paix avant l'enfer
Chamseddine Marzoug enterre le corps d'un migrant avec les moyens du bord, l'aide de deux membres de la Garde nationale et du conducteur de tractopelle (Mathieu Galtier/MEE)

ZARZIS et MÉDENINE, Tunisie - Chamseddine Marzoug, 52 ans, est Tunisien et désespère de l'humanité. Houssein Barri, 26 ans, est Guinéen et croit en sa bonne étoile. Mamadou Kourbaï a un âge, une origine, mais plus grand chose ne le retient à la vie. La réalité étant toujours plus forte que la fiction, pas besoin d'un scénario alambiqué pour réunir ces trois personnages, la mort suffit.

Depuis douze ans, Chamseddine Marzoug, volontaire au Croissant-Rouge, enterre les corps des migrants repêchés en mer par la garde maritime tunisienne, ou échoués sur les plages de l'est du pays.

En Tunisie, aucune autorité locale ou nationale ne prend en charge ces défunts encombrants. Alors, le quinquagénaire a décidé de leur offrir une sépulture dans le seul endroit où on le lui a permis : une ancienne décharge publique de la ville de Zarzis, frontalière avec la Libye.

« Je demande à Dieu de bénir ces âmes, mais je sens qu'elles ne sont pas contentes »

« Quand je récupère les corps, ils sont très souvent en décomposition avancée car ils ont passé plusieurs semaines dans l'eau », décrit crûment Chamseddine Marzoug. « Certains ne sont pas entiers parce qu'ils ont été sectionnés par une hélice de moteur de bateau ou parce qu'ils se sont dissous dans l'eau. »

Aidé d'agents de la Garde nationale et d'un conducteur de tractopelle – employé de la mairie ou d'un employé bénévole d'une société privée – Chamseddine Marzoug, équipé simplement de gants jetables en plastique et d'un masque chirurgical, indique où creuser et à quelle profondeur.

Il transporte les sacs mortuaires depuis le coffre du Peugeot Partner jusqu'à la tombe de fortune. Le Tunisien n'oublie jamais de formuler une prière pour l'âme des défunts et prendre des photos qui iront alimenter les réseaux sociaux pour tenter d'alerter la communauté internationale sur cette « honte » : « Je demande à Dieu de bénir ces âmes, mais je sens qu'elles ne sont pas contentes. »

À LIRE : Les passeurs du sud de la Libye : un secret de polichinelle

Le volontaire ne comprend pas, alors que la question des migrants est si discutée, qu'aucune organisation, qu’aucun État ou qu’aucun ministère ne soient venus pour lui offrir le minimum : un cimetière clos de 500 mètres carrés avec un bâtiment pour nettoyer les corps avant l'enterrement, un véhicule de fonction et un équipement de protection hygiénique.

« Je n'ai besoin que de 30 000 euros pour ça », estime-t-il. Sans compter que cette modernisation pourrait permettre de tenir un véritable registre de ces migrants dont les corps ont échoué en Tunisie.

« J'irais les enterrer dans mon jardin s'il le faut »

« La mairie ne le fait pas. La garde maritime et les hôpitaux ont forcément une trace, mais ces informations sont-elles centralisées ? », s'interroge Valentina Zagaria, doctorante en anthropologie à la London School of Economics, travaillant sur les migrations à Zarzis.

Selon Chamseddine Marzoug, la décharge ne peut accueillir qu'une vingtaine de corps avant d'être saturée. « J'irais les enterrer dans mon jardin s'il le faut ». La tradition locale veut que chaque famille, au sens large, possède son cimetière. Pas question, alors, de faire de la place pour des inconnus.

Selon les chiffres du Haut-Commissariat aux réfugiés, les morts et les disparus en mer ont baissé d'environ 45 % depuis le début de l'année (Reuters)

« Heureusement », se réjouit Chamseddine Marzoug, « les bateaux de l'opération Sofia [opération militaire de l'UE] et ceux des ONG [SOS Méditerranée, MSF, MOAS, Jugend Rettet] dans les eaux internationales permettent de sauver plus de migrants en mer. »

Selon les chiffres du Haut-Commissariat aux réfugiés, les morts et les disparus en mer ont baissé d'environ 45 % depuis le début de l'année, comparé à la même période en 2015.

C'est le fameux Peugeot Partner qui fait le lien entre le croque-mort malgré lui et les deux autres personnages. Le véhicule, lui, est prêté par Mongi Slim, président du Croissant-Rouge dans le gouvernorat de Médenine. Le responsable humanitaire s'occupe lui aussi des migrants, mais des vivants.

Depuis janvier, grâce à l'aide de la Coopération suisse, il gère un foyer où résident 110 Africains arrêtés en voulant franchir la frontière, ou qui reviennent de Libye, anéantis par les atrocités vécues là-bas.

Ces Africains voulaient émigrer vers les pays européens : ils se retrouvent le 25 avril 2015 au port de Zarzis près de Tataouine, après leur sauvetage par des pêcheurs tunisiens (AA)

Comme Mamadou Kourbaï, vivant physiologiquement, mort socialement. Avec sa famille, il a réussi à payer les 2 500 dollars (plus de 2 230 euros) pour embarquer sur un Zodiac avec près de 150 autres candidats à la traversée, après avoir travaillé pendant huit mois en Libye. Mais en mer, leur bateau a été coulé par une milice qui a jugé n'avoir pas reçu assez d'argent. Il a vu sa femme et ses trois enfants se faire engloutir par les flots.

De l'eau salée et des puces

Récupéré par les gardes-côtes libyens, il est placé dans un centre de détention pour migrants où les sévices sont quotidiens car il n'a pas les 1 500 dinars (près de 965 euros) demandés pour être immédiatement libéré.

« Un jour, j'ai enterré quatre migrants, morts durant le séjour au centre », décrit-il. « Je m'en souviendrai toujours : il y avait un Congolais, deux Ivoiriens et un Nigérian. » Mamadou Kourbaï a fait une demande pour aller en Guinée-Conakry où résident des parents. « Parfois, les démarches peuvent prendre longtemps », explique Mongi Slim. « Certains pays, comme la Gambie, n'ont pas de consulat en Tunisie. Et ces migrants ne sont pas forcément les bienvenus. »

« Dès que j'ai amassé 800 euros et que je suis sûr d'avoir un bon plan de traversée, je pars pour la Libye »

-Houssein Barri

En attendant, le Malien a trouvé une raison de s'accrocher à la vie : convaincre les jeunes de ne pas tenter l'aventure libyenne et encore moins la traversée en mer : « Dans le camp de détention, sans matelas, sans nourriture tous les jours, avec de l'eau salée pour se désaltérer, les puces, et sans compter les mauvais traitements, nous n'avions qu'une idée en tête : revenir à la maison. C'est ça que j'essaie de leur faire comprendre. »

Houssein Barri, originaire de Guinée-Conakry, entend les arguments de son ami malien, mais sa décision est prise : « Dès que j'ai amassé 800 euros et que je suis sûr d'avoir un bon plan de traversée, je pars pour la Libye, affirme le solide gaillard de 26 ans. Revenir au pays, ce serait la honte. » Les risques de naufrage ? « Oui, mais certains ont réussi, c'est donc possible. C'est un risque à courir. Si ça réussit, je pourrais un jour accomplir mon rêve : élever des chèvres en Angleterre. »

Ou terminer dans un trou de la décharge de Zarzis avec pour voisin, un homme sans tête et la moitié du tronc d'une femme.

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