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Un prince ambitieux, des îles sableuses, un émirat rebelle et beaucoup de riz : un grand deal ?

Le siège du Qatar, la révolution de palais saoudienne, le troc de Tiran et Sanafir, le coming out des relations Israël-Golfe... Ces événements, qui auront des répercussions durables sur le Moyen-Orient, ne pourraient être fortuits ou déconnectés. Tout cela a-t-il été planifié ?

Au cours du mois dernier, le Moyen-Orient a été le témoin de plusieurs événements remarquables et monumentaux qui sont survenus soudainement, à une vitesse vertigineuse, et presque simultanément.

Tout d’abord, le siège imposé à l’État du Qatar par ses voisins saoudiens, émiratis et bahreïnis, ainsi que par l’Égypte de Sissi, dont le coup d’État contre le seul président démocratiquement élu de l’histoire du pays, Mohamed Morsi, a été parrainé et soutenu par ses camarades assiégeurs.

On ne peut s’empêcher de se demander si un grand deal, dont les ingrédients mijotent depuis la visite de Mohammed ben Salmane à Washington en début d’année, n'a pas été approuvé par le Donald

Ensuite, le processus précipité de transfert de la souveraineté des deux îles de Tiran et Sanafir, dans le golfe d’Aqaba, de l’Égypte à l’Arabie saoudite. Ces deux îles, qui ont été sous souveraineté égyptienne pendant des décennies, contrôlent le détroit de Tiran, le point d’accès d’Israël vers la mer Rouge, dont la fermeture a servi de prétexte à la guerre de 1967 entre Israël et plusieurs États arabes.

La cession de ces îles à l’Arabie saoudite, une idée qui est apparue au lendemain de l’accession du roi Salmane au trône d’Arabie saoudite, a provoqué une gigantesque opposition populaire en Égypte, même parmi les plus fidèles partisans de Sissi.

Vue aérienne des îles de Tiran et Sanafir en mer Rouge (AFP)

Troisièmement, les rumeurs croissantes et non réfutées sur le coming out de la relation entre Israël, d’une part, et l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, d’autre part, en commençant peut-être par le geste « humanitaire » apparemment inoffensif d’acheminer par avion des pèlerins musulmans (des Palestiniens citoyens d’Israël) directement depuis les aéroports israéliens vers l’Arabie saoudite, avant de passer à l’instauration de liens commerciaux (ou, plutôt, à leur renforcement), puis à l’établissement des relations économiques et diplomatiques complètes demandées par les dirigeants israéliens – leur idée du processus de paix –, tel qu’énoncé récemment lors de la conférence d’Herzliya.

Dernier point et non des moindres, la déposition au petit matin de Mohammed ben Nayef et son remplacement par son cousin de 31 ans et fils du roi Salmane, Mohammed ben Salmane, en tant que prince héritier du royaume d’Arabie saoudite.

De tels événements, qui auront certainement des répercussions durables sur le paysage géopolitique du Moyen-Orient, ne pourraient être fortuits ou déconnectés les uns des autres. Ce serait une coïncidence bien trop grande, en particulier au regard de la toile complexe de bénéficiaires.

Fait remarquable, ces événements ont fait suite presque immédiatement à la visite du maître autoproclamé de « l’art du deal », le président américain Donald Trump, en Arabie saoudite.

Le président américain Donald Trump participe à une danse traditionnelle saoudienne lors de sa visite à Ryad en juin (Reuters)

On ne peut s’empêcher de se demander si un grand deal, dont les ingrédients mijotent depuis la visite de Mohammed ben Salmane à Washington en début d’année, n'a pas été approuvé et servi par le Donald après s’être déhanché aux rythmes du Najdi ardha, la danse saoudienne, visiblement enivré par les près d’un demi-millier de milliards de dollars promis par ses hôtes saoudiens frivolement magnanimes sous la forme d’armes et autres accords commerciaux.

Et bien que nous n’ayons aucune preuve de l’existence d’un tel plan, et que nous pourrions fort bien être accusés d’adhérer à la théorie du complot (une accusation souvent utilisée à tout bout de champ), il suffit de réfléchir aux avantages qu’aurait à en tirer chacun des participants.

À qui tout cela profite-t-il ?

Le fait que le général Sissi insiste pour donner deux propriétés de premiers choix, peut-être celles dont la valeur géopolitique est la plus stratégique, à un pays avec lequel il était en désaccord il y a quelques mois à peine et qui avait coupé ses approvisionnements en pétrole pourrait sembler incompréhensible à première vue. Pourquoi ? Pourquoi maintenant ?  

Le prix pourrait, bien sûr, être du « riz », pas basmati mais saoudien. Beaucoup de riz. Des sommes conséquentes sont en effet nécessaires pour satisfaire l’alliance des élites militaro-économiques de Sissi et pour qu’il en reste un peu pour atteindre les masses d’Égyptiens sinistrés, leur injectant une dose supplémentaire en vue d’éviter, ou du moins retarder, une explosion imminente.

Un autre avantage pour Sissi serait la fermeture de la chaîne qatarie Al Jazeera, objet de toute sa haine, un plus grand isolement et une plus intense persécution de ses ennemis jurés, les Frères musulmans, et la soumission du Qatar, le dérangeant voisin qui soutient les aspirations démocratiques du Printemps arabe.

La perte de la souveraineté égyptienne sur le détroit de Tiran et la présence de navires étrangers à moins de deux kilomètres des côtes de Charm al-Cheikh semblent en valoir la peine.

Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi et le roi Salmane d'Arabie saoudite célèbrent l’accord de cession à Ryad des îles de Tiran et Sanafir le 14 juin 2017 (AFP)

Qu’est-ce que l’Arabie saoudite pourrait gagner de Tiran et Sanafir ? Pas grand-chose à première vue. Aucune valeur ajoutée géopolitique ou économique. Le véritable bénéficiaire saoudien est Mohammed ben Salmane, le souverain de facto du royaume saoudien. Ben Salmane bénéficierait ainsi de l’aide d’Israël pour obtenir la bénédiction indispensable de Donald Trump et des institutions américaines pour son projet visant à remplacer son cousin et vétéran de la guerre contre le terrorisme en tant que futur roi d’Arabie saoudite.

Le véritable bénéficiaire direct de l’accord de cession de Tiran et Sanafir est Israël

Toutefois, le véritable bénéficiaire direct de l’accord de cession de Tiran et Sanafir est Israël. L’accord ouvre en effet le détroit à la libre navigation des navires militaires et commerciaux israéliens, une condition préalable majeure au plan visant à créer un canal du golfe d’Aqaba à la Méditerranée pour faire concurrence au canal de Suez, tel que promis par le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou.

En retour, Israël mobiliserait son influence extraordinaire sur le corps politique américain pour obtenir la bénédiction nécessaire au projet visant à faire de Mohammed ben Salmane le futur roi d’Arabie saoudite. Fait intéressant, l’ambassadeur émirati aux États-Unis a rencontré des représentants d’un groupe de réflexion pro-israélien proche de Netanyahou pour discuter du Qatar et d’Al Jazeera juste avant l’annonce du siège.

En outre, Israël obtiendrait la normalisation de ses liens avec le camp Sissi et les États du Golfe, qui s’allieraient à lui contre ses ennemis déclarés, le mouvement palestinien Hamas, les Frères musulmans, l’Iran et son intermédiaire libanais le Hezbollah.

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Et qu’est-ce que le Donald obtiendrait ? Plusieurs milliards de dollars injectés dans l’économie de son pays, donnant lieu à encore plus de « jobs, jobs, jobs ! », indispensables pour renforcer sa base et aider à réduire la pression des investigations en cours sur l’ingérence russe dans les élections américaines et les conflits d’intérêts relatifs à ses transactions commerciales et celles de ses enfants.

Le Donald aurait réussi quelque chose qu’aucun autre président n’est parvenu à obtenir : un accord de paix pour les Israéliens

Il obtiendrait également un « accord de paix » fondé sur la vision israélienne : normalisation des relations avec les États arabes en premier lieu, puis imposition des diktats israéliens sans aucune résistance des Palestiniens, dépourvus de soutien ou d’éléments de force et contraints d’accepter ce qu’Israël leur laissera après avoir saisi autant de terre que possible et construit autant de colonies qu’il le souhaite en Cisjordanie.

Le Donald aurait réussi quelque chose qu’aucun autre président n’est parvenu à obtenir : un accord de paix pour les Israéliens.

Un avantage supplémentaire pour le Donald serait l’extorsion du richissime Qatar en échange de la contribution du président américain à limiter l’agression des fraternels voisins du petit émirat, apportant encore plus d’argent au complexe militaro-industriel américain.

Un grand deal, en effet, mais pas improbable. Voici le véritable « art du deal ». Mais un deal dont Trump n’est certainement pas l’auteur.

- Hal Stevenson est un observateur et commentateur politique basé aux États-Unis.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : le président américain Donald Trump et le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou (AFP).

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