Aller au contenu principal

Comment la « guerre contre la drogue » sabote la « guerre contre le terrorisme »

On a fait grand cas des liens entre la criminalité et la radicalisation. Mais qu’en est-il de la corrélation croissante entre la drogue et le terrorisme ?

Les individus qui ont commis des actes indescriptibles de violence aveugle contre des civils innocents en Occident – d’Orlando à Paris, en passant par Nice, Berlin et Londres – sous l’étendard du djihad mondial brandi par le groupe État islamique ont beaucoup de choses en commun.

Leurs biographies respectives sont aujourd’hui si similaires et si familières que l’on pourrait prévoir un récit biographique de l’auteur du prochain attentat – celui qui ne s’est pas encore produit.

En apprenant que l’assaillant de Londres, Khalid Masood, un converti à l’islam, avait des antécédents définissables en matière de comportement antisocial, de toxicomanie et de criminalité, le politologue français Olivier Roy l’a décrit comme un nouveau martyr déséquilibré en parlant de « losers » djihadistes – Masood prenant ainsi place aux côtés des losers contemporains qui ont perpétré les attentats récents à Paris, Orlando, Nice et Berlin.

Un document de recherche produit par le Centre pour l’étude du terrorisme et de la lutte contre le terrorisme (Center for Terrorism and Counterterrorism) aux Pays-Bas a décrit les djihadistes européens comme des « solitaires menaçants », observant le passage d’une violence motivée par des considérations idéologiques à une « violence performative ».

Fleurs déposées en hommage aux victimes de l’attentat du 22 mars sur Parliament Square, dans le centre de Londres, le 26 mars 2017 (AFP)

De nombreuses recherches ont été effectuées sur le lien entre la criminalité et le terrorisme. « Les groupes criminels et terroristes sont venus recruter dans le même vivier d’individus, créant (souvent involontairement) des synergies et des chevauchements qui ont des conséquences sur la façon dont les individus se radicalisent et opèrent », écrivent les auteurs de « Criminal Pasts, Terrorist Futures: European Jihadists and the New Crime-Terror Nexus », un rapport compilé par le Centre international pour l’étude de la radicalisation et de la violence politique (International Center for the Study of Radicalisation and Political Violence).

Le rapport a révélé que 57 % des terroristes djihadistes avaient été incarcérés avant leur radicalisation, tandis qu’au moins 27 % de ceux qui ont passé du temps en prison ont été radicalisés pendant cette période. De même, la police fédérale allemande a déclaré que 67 % des citoyens du pays qui sont partis combattre en Irak ou en Syrie avaient un casier judiciaire avant leur voyage.

Si l’on a fait grand cas des liens entre la criminalité, l’incarcération et la radicalisation, une attention moindre a été portée sur ce qui constitue une corrélation croissante entre le trafic de stupéfiants et la violence terroriste.

Le djihad alimenté par la drogue, pas par l’islam

Ce n’est un secret pour personne que la toxicomanie est particulièrement répandue dans les communautés économiquement marginalisées, du même genre que ce qui a été décrit par les universitaires spécialistes du terrorisme comme des « foyers d’extrémisme », produisant la large majorité des combattants terroristes étrangers européens. Par conséquent, le fait que presque tous ceux qui ont perpétré des attentats inspirés ou dirigés par l’État islamique en Occident au cours des deux dernières années avaient des antécédents prouvés de toxicomanie – comme Salah Abdeslam, Chérif Kouachi et Amedy Coulibaly – ne devrait pas surprendre beaucoup de monde.

Ce qui pourrait néanmoins vous surprendre, c’est le fait que de plus en plus de groupes terroristes, y compris ceux qui se servent du prétexte de l’islam pour justifier leurs fantasmes violents, alimentent non seulement leurs activités avec les revenus du trafic de drogue, mais fournissent également à leurs soldats, dans certains cas, la dose enivrante qui provient de narcotiques dangereux.

J’emploie intentionnellement le mot « enivrant » car le Coran condamne de manière extrêmement explicite la consommation de toute substance qui enivre. Reportez-vous au verset 91 de la sourate 5 du Coran pour plus de détails. Pourtant, al-Qaïda, l’État islamique, le Hezbollah, le Hamas et les talibans, entre autres, recourent de manière de plus en plus étroite et approfondie au trafic de drogue.

La Drug Enforcement Administration (DEA) des États-Unis rapporte que le nombre d’organisations terroristes étrangères impliquées dans le trafic de drogue mondial est passé de 14 groupes en 2003 à 18 en 2008.

« Le lien entre la drogue et le terrorisme augmente à la vitesse de la lumière », a déclaré dans un discours Michael Braun, ancien chef des opérations de la DEA. « Cette tendance n’est pas nouvelle – il y a eu de nombreux liens identifiés entre la drogue et le terrorisme au cours des 25 dernières années. » Braun a indiqué que selon les estimations de la DEA, jusqu’à 60 % des organisations terroristes sont reliées au trafic de drogue.

Le cas évident : les talibans

Les talibans forment désormais un cartel de la drogue à part entière. Au cours de l’année qui a précédé l’invasion américaine de l’Afghanistan, la production totale d’opium du pays a été récoltée sur 82 000 hectares. L’année dernière, elle a dépassé 200 000 hectares. « La production d’opium en Afghanistan a augmenté de 43 % par rapport au niveau de 2015 pour atteindre 4 800 tonnes métriques en 2016 », affirme le ministère afghan de la Lutte contre les narcotiques.

En 2007, des soldats américains traversent un champ de pavot alors qu’ils se préparent à fouiller une maison pour rechercher des insurgés talibans, à Biabanak, au sud-ouest de Kaboul (AFP)

Selon l’organe des Nations Unies qui surveille les talibans, le groupe tire tellement d’argent du trafic de drogue qu’il considère la paix avec le gouvernement central d’Afghanistan comme une menace pour son entreprise criminelle et qu’il est par conséquent « davantage motivé par l’argent que par la religion ».

Et al-Qaïda ?

Eh bien, pour commencer, l’opération des attentats à la bombe qui ont touché des trains à Madrid en 2004 a été financée presque entièrement par la vente de stupéfiants. La cellule qui a perpétré les attentats était fortement impliquée dans le trafic de drogue et ces agents se sont servis des recettes de la vente de drogue pour se procurer des explosifs, louer des voitures, acheter des téléphones et payer des maisons sécurisées. En réalité, les enquêteurs n’ont trouvé aucune preuve que les assaillants ont reçu des financements extérieurs.

« L’un des cerveaux des attentats de Madrid était Jamal Ahmidan, un important trafiquant de drogue qui dirigeait un réseau de trafic de stupéfiants de grande portée qui vendait du haschich et de l’ecstasy dans toute l’Europe occidentale dans les années 1990 », ont noté des observateurs dans un document de recherche du Congrès américain sur le lien entre le terrorisme international et la criminalité transnationale. Fait intéressant, Ahmidan s’est radicalisé au cours des trois années qu’il a passées dans une prison marocaine.

Plus récemment, les filiales d’al-Qaïda se sont mises à faire affaire avec des cartels sud-américains de la cocaïne. Selon certaines estimations, jusqu’à 40 tonnes métriques de cocaïne sont transportées de l’Amérique du Sud vers l’Afrique de l’Ouest avant d’être introduites illégalement en Europe. Al-Qaïda contrôle aujourd’hui un grand nombre de ces voies de contrebande de la cocaïne. « Pour maintenir ces groupes, il faut des millions de dollars, et l’argent doit venir de quelque part », a déclaré à IBTimes Pierre Lapaque, représentant régional de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime pour l’Afrique de l’Ouest.

L’État islamique aussi ?

Non seulement l’État islamique autoproclamé participe également au commerce de contrebande de cocaïne entre l’Afrique et l’Europe, mais le groupe génère également plus d’un milliard de dollars de revenus du trafic de l’héroïne des talibans dans les territoires sous son contrôle, selon le Service fédéral russe de contrôle des drogues.

Des anciens soldats britanniques qui ont combattu aux côtés des Kurdes irakiens contre l’État islamique ont affirmé que les combattants du groupe étaient « fortement accros à la drogue, alors que d’après des membres capturés et des anciens combattants de l’État islamique, les combattants prennent du captagon, une amphétamine, avant d’aller au combat, parce que cela « masque les sensations de douleur, de peur et de faim » et apaise les émotions humaines, ce qui refroidit l’idée que ces individus puisent leur « courage » dans l’inspiration divine. Les assaillants de Paris auraient également été sous l’emprise de la drogue pendant la nuit où ils ont massacré 130 personnes.

La police syrienne montre de la drogue et des pilules de captagon saisis à l’Administration de lutte contre la drogue, à Damas, en janvier 2016 (AFP)

La transformation de groupes soi-disant terroristes islamiques en des cartels transnationaux de la drogue devrait rappeler une nouvelle fois que les dirigeants de ces groupes se servent de slogans religieux pieux uniquement comme d’une façade pour cacher leurs entreprises criminelles, ce qui explique ainsi pourquoi les convertis ou les musulmans de seconde génération qui ont une familiarité faible ou nulle avec l’islam mais une grande familiarité avec le monde criminel sont attirés par ce que certains ont qualifié de « djihadisme de gangsters ». D’une autre manière, Olivier Roy décrit ce phénomène comme « l’islamisation du radicalisme, et non la radicalisation de l’islam ».

Les auteurs du rapport mentionnés précédemment sur le lien entre la criminalité et le terrorisme corroborent l’affirmation de Roy, constatant que « les profils et les parcours recensés dans notre base de données tendent à indiquer que le discours djihadiste – tel qu’articulé par l’État islamique – est étonnamment bien aligné sur les besoins et les désirs personnels des criminels et que celui-ci peut être utilisé pour limiter et autoriser la poursuite de l’implication dans la criminalité ».

En fin de compte, tout cela ne fait que confirmer le caractère démesuré de la guerre contre la drogue. Nul besoin d’un haut diplôme d’économie pour comprendre comment le principe de l’offre et de la demande dicte les forces du marché. La criminalisation de la drogue restreint l’offre, ce qui entraîne une augmentation de la demande, des bénéfices et des incitations pour les organisations criminelles.

En d’autres termes, la guerre contre-productive contre la drogue sabote la guerre contre le terrorisme.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : sur cette photo prise le 7 avril 2017, des membres des services de sécurité afghans détruisent une culture de pavot illégale dans la province de Laghman. Au cours des quinze dernières années, le gouvernement américain a dépensé des milliards de dollars dans une guerre visant à éliminer les drogues en provenance d’Afghanistan, mais le pays demeure le premier producteur mondial d’opium. La production d’opium est une source importante de revenus pour les insurgés talibans (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].