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Pourquoi les Français ont peur des idées américaines

Certains affirment que les idées importées des campus américains menacent l’identité française. Or, les penseurs français radicaux ont longtemps inspiré les Américains, et vice versa
Le palais de l’Élysée à Paris en 2018 (AFP)

Pourquoi les Français prennent-ils les armes face aux théories critiques et idées progressistes issues des campus et mouvements de protestation américains ? Qu’avons-nous fait de bien sur ces campus, et au cours d’événements historiques tels que les mouvements des peuples indigènes, pour les droits civils et Black Lives Matter, pour mériter de mettre mal à l’aise les gardiens du racisme impérial français ?

Selon un article du New York Times, « des politiciens et intellectuels de premier plan affirment que les théories sociales des États-Unis sur la race, le genre et le post-colonialisme sont une menace pour l’identité française et la République française ». C’est de bon augure. Nous avons dû faire quelque chose de bien.

« La menace est dite existentielle », poursuit l’article. « Cela alimente le sécessionnisme. Ronge l’unité nationale. Encourage l’islamisme. Attaque le patrimoine intellectuel et culturel de la France. » À quelle partie du « patrimoine culturel » particulièrement désagréable, raciste, délirante et aspirant à la domination mondiale fait-on référence ici ? Lire ceci est tout simplement génial.

Vaste schisme des différences

Mais cela se joue-t-il vraiment entre Américains et Français – et quels Américains, quels Français ? Comme pour tout ce qu’on peut lire dans le New York Times, c’est à prendre avec des pincettes.

L’euphorie initiale passée, je me suis vite rendu compte que l’article amalgamait et confondait un vaste schisme de différences entre un type d’Américain et un autre, entre un type de Français et un autre. Comme toujours, nous devons donc ajuster l’angle du texte pour mieux le lire.

La pensée critique et la philosophie françaises du siècle dernier – à tout le moins – ont été déterminantes pour l’essor des idées critiques sur les campus américains

D’abord et avant tout, des millions d’Américains, avec à leur tête l’ancien président Donald Trump et son Parti républicain, ont tout aussi peur des idées venant des campus et mouvements sociaux américains. C’est un Américain sioniste islamophobe notoire, David Horowitz – pas un auteur français – qui a publié en 2006 un livre tristement célèbre intitulé The Professors: The 101 Most Dangerous Academics in America, mettant en vedette vôtre humble serviteur et environ une demi-douzaine de mes collègues de l’université de Columbia. Nous effrayons les racistes, les misogynes, les homophobes, les islamophobes et les antisémites partout dans le monde, pas seulement aux États-Unis et en France.

De même, la pensée critique et la philosophie françaises du siècle dernier – à tout le moins – ont été déterminantes pour l’essor des idées critiques sur les campus américains. Des penseurs français tels que Michel Foucault, Jacques Derrida, Jacques Lacan, Roland Barthes, Simone de Beauvoir et Luce Irigaray ont été les piliers de la pensée critique sur les campus américains.

Mais quand même, la montée de cette forme particulière d’anti-américanisme en France, pays dont est bien connue l’histoire xénophobe contre tous les autres Européens et Nord-Américains – une histoire tout à fait barbare lorsqu’il s’agit des peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine – est quelque chose à noter avec attention, et pas seulement à célébrer joyeusement.

Penseurs critiques et pseudo-intellectuels réactionnaires

La France n’est pas seulement la patrie de penseurs critiques et de philosophes progressistes comme Louis Althusser, Etienne Balibar, Alain Badiou, Jean Baudrillard, Gilles Deleuze, Félix Guattari et d’innombrables autres. C’est aussi la patrie de réactionnaires notoires tels qu’Éric Zemmour, Michel Houellebecq, Bernard-Henri Lévy et Alain Finkielkraut, qui promeuvent la haine contre les Arabes, les Africains et les musulmans. On connaît aussi l’islamophobe notoire Brigitte Bardot, mais la France ne se résume pas à elle.

Je suis tout à fait heureux de savoir que les racistes de France qui incitent à la haine sont mécontents des idées anticoloniales et antiracistes émergeant des campus américains. Mais nous avons aussi de solides penseurs critiques français parmi nos sources d’inspiration – alors peut-être qu’ils ciblent en fait leurs propres penseurs critiques lorsqu’ils permettent à leurs xénophobes de service de s’en prendre à eux.

Le chroniqueur français Éric Zemmour s’exprime à Paris en septembre 2019 (AFP)
Le chroniqueur français Éric Zemmour s’exprime à Paris en septembre 2019 (AFP)

Inversons le point de de vue : les racistes français notoires, pourvoyeurs de haine, ont également de sérieux adeptes aux États-Unis. Or, l’article du New York Times n’aborde pas ce point.

Le roman de Jean Raspail Le Camp des Saints (1973) a été promu par nul autre que le raciste tristement célèbre Stephen Miller et d’autres colporteurs de haine promus par Trump à de hautes fonctions.

Les chercheurs racistes en sciences sociales de France n’ont donc pas à s’inquiéter du déséquilibre commercial qui pourrait naître du fait de ne pas envoyer chez nous suffisamment de leurs pires racistes. Nous sommes absolument ravis de voir leur brillant économiste Thomas Piketty sur nos campus, et ils sont invités à accueillir Miller, Horowitz, Steve Bannon, Jared Kushner et Ivanka Trump en France.

Dépositaires du statu quo

On peut aussi lire cedi dans l’article du New York Times : « Le nouveau directeur de l’Opéra de Paris, qui a dit […] vouloir diversifier son personnel et bannir le blackface, a été attaqué par la dirigeante d’extrême droite Marine Le Pen, mais aussi dans Le Monde parce que, bien qu’Allemand, il avait travaillé à Toronto et ‘’baigné dix ans dans la culture américaine’’. » Quelle noble personne que celle qui interdit le blackface, cette pratique épouvantable et raciste – et quelle chance d’avoir passé une décennie dans ce beau pays qu’est le Canada !

Les gardiens français du statu quo continuent de défendre leur notion d’« identité française ». Mais cette « identité » a de toute évidence un angle mort en ce qui concerne son racisme prolongé et systématique dans des endroits comme l’Algérie et le reste de l’Afrique et de l’Asie.

Le fait que les gardiens de cet angle mort soient obligés de se regarder dans le miroir et de voir les horreurs qu’ils ont perpétrées dans le monde entier est un moment brillant de l’histoire. Ils n’aiment pas ce qu’ils voient et nous ne pouvons pas le leur reprocher – c’est laid.

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Ce que les Français appellent « américain » dans cet article est le produit d’une montée en puissance mondiale de la pensée critique qui, aux États-Unis, a principalement été dirigée par une génération de juifs allemands (Hannah Arendt et Theodor Adorno), d’Afro-Américains (W. E. B. Du Bois et James Baldwin), de nouveaux immigrants et d’exilés (Edward Saïd, Gayatri Spivak, Walter Mignolo, Ngugi wa Thiong’o et d’innombrables autres).

Au cœur de cette pensée critique se trouvent des théoriciens critiques français audacieux et brillants (Foucault, Badiou, Deleuze et Balibar en particulier).

Ce que les défenseurs français de l’histoire du racisme de leur pays ignorent, c’est cette configuration mondiale de la pensée critique émergeant des États-Unis et comprenant des penseurs africains, indiens, japonais, argentins, trinidadiens, italiens, français – la liste est longue.

En ce qui concerne nos sœurs audacieuses, les pionnières Angela Davis ou bell hooks, leurs ascendances morales et intellectuelles sont mondiales, enracinées dans la longue histoire de la Renaissance de Harlem, dont ces gardiens du racisme impérial français semblent tout ignorer.

Il ne s’agit pas des « Américains » contre les « Français ». Il s’agit de la montée et du retour du refoulé ; du soulèvement de personnes qui n’ont rien à perdre hormis leurs chaînes, à l’intérieur ou à l’extérieur de la France comme des États-Unis.

Terre d’immigrés

L’identité française était en train d’imploser lorsque nous avons commencé, à travers le monde, à lire Quatre heures à Chatila de Jean Genet, sur le massacre des Palestiniens des camps de Sabra et Chatila, au Liban. Dans sa prose magnifique en français, Genet a été un témoin pour le monde. On discerne, on distingue, on sépare le réel du faux. C’est Alexis de Tocqueville au XIXe siècle lui-même qui nous a appris à faire la distinction entre ses idées brillantes sur la nature de la démocratie américaine et son terrible racisme à l’encontre des Algériens et des autres Africains.

Ils ont pris le feu de votre éloquence et l’ont fait parler africain et caraïbéen pour que le reste du monde puisse l’entendre

Nous savons aussi regarder dans l’ombre de Tocqueville et retrouver son compagnon de voyage, Gustave de Beaumont, auteur d’essais sur la condition de l’esclavage aux États-Unis et la politique de dépossession en Irlande qui n’eut malheureusement jamais droit à la reconnaissance dont bénéficia son célèbre compagnon de route.

Dès lors, si les spécialistes français des sciences sociales veulent vraiment savoir d’où les Américains tirent leurs idéaux de justice sociale, ils devraient peut-être commencer par le livre de Beaumont, Marie ou l’esclavage aux États-Unis. Cela pourrait les inciter à reconsidérer ce qu’est réellement leur « identité ».

Les États-Unis sont un creuset dans lequel toutes les idées mondiales – y compris américaines et françaises – génèrent un crescendo de pensée critique et de mouvements sociaux. Nous sommes une terre d’immigrés. Nous sommes une coalition colorée des misérables de la terre, et nous avons appris à parler français en lisant Frantz Fanon, Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor, Maryse Condé et d’innombrables autres. Ils ont pris le feu de votre éloquence et l’ont fait parler africain et caraïbéen pour que le reste du monde puisse l’entendre.

Hamid Dabashi est professeur d’études iraniennes et de littérature comparée, récipiendaire de la chaire Hagop Kevorkian, à l’université de Columbia à New York. Parmi ses derniers ouvrages figurent Reversing the Colonial Gaze: Persian Travelers Abroad (Cambridge University Press, 2020), The Emperor is Naked: On the Inevitable Demise of the Nation-State (Zed, 2020) et On Edward Said: Remembrance of Things Past (Haymarket Books, 2020).

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original).

Hamid Dabashi is Hagop Kevorkian Professor of Iranian Studies and Comparative Literature at Columbia University in the City of New York, where he teaches Comparative Literature, World Cinema, and Postcolonial Theory. His latest books include The Future of Two Illusions: Islam after the West (2022); The Last Muslim Intellectual: The Life and Legacy of Jalal Al-e Ahmad (2021); Reversing the Colonial Gaze: Persian Travelers Abroad (2020), and The Emperor is Naked: On the Inevitable Demise of the Nation-State (2020). His books and essays have been translated into many languages.
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