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La France et le « Printemps arabe » : le grand écart

Au Maghreb et au Moyen-Orient, la France adopte une approche contradictoire : appel au respect des droits humains d’une part, et « love stories » avec un large champ d’acteurs autoritaires de l’autre. Mais l’incohérence peine à payer généralement
Le président français Emmanuel Macron (à droite) et le prince héritier d’Arabie saoudite Mohammed ben Salmane (à gauche) lors d’une rencontre au palais de l’Élysée, à Paris, le 10 avril 2018 (AFP/Palais royal saoudien)

Le « Printemps arabe » fête ses dix ans. Cette décennie a connu des aboutissements divers, faisant la part belle aux états de fait catastrophiques (Libye, Syrie, Yémen…) et à quelques situations un petit peu plus réjouissantes (Tunisie).

Cela étant dit, le « Printemps arabe » aurait-il accouché du même visage s’il n’avait connu des ingérences étrangères ? Probablement pas. Dans une certaine mesure, si la Tunisie continue à être perçue comme une « success story » régionale, c’est peut-être aussi parce que ce pays n’a pas exactement connu les mêmes interférences qui ont caractérisé les évolutions dans nombre de pays voisins.

Il est difficile de faire l’impasse sur le rôle important qu’a eu la France dans le façonnement, en partie, de la manière par laquelle s’est écrite cette phase importante de l’histoire des pays arabes. Avec une particularité notable à la clé : le fait que ce champion des droits humains s’est avéré, en bout de course, ouvert à la composition avec des gouvernements et acteurs aux antipodes de la défense de l’État de droit.

La nécessaire – et chimérique – lutte pour les peuples

Au commencement était la Tunisie. Ce pays a été pionnier en ce sens que c’est par lui qu’est venu le « Printemps arabe » en 2011, provoquant une vague de protestations populaires régionales aux effets parfois encore présents aujourd’hui.

On ne saurait cependant oublier que la France, alors présidée par Nicolas Sarkozy, a eu pour première réaction la volonté de sauver le pouvoir du leader tunisien de l’époque, « notre ami » Ben Ali. Vues depuis Paris, les méthodes de ce dernier, aussi brutales soient-elles, avaient l’avantage de limiter l’influence de formations politiques islamistes type Ennahdha, craintes par la France : comment dès lors se passer d’un allié aussi précieux ?

Ce champion des droits humains s’est avéré, en bout de course, ouvert à la composition avec des gouvernements et acteurs aux antipodes de la défense de l’État de droit

Mais Zine el-Abidine Ben Ali est tombé, et Paris a vite été rattrapé par les réalités. Comment convenait-il de réagir devant les scénarii similaires qui ne tarderaient pas à éclore à l’échelle régionale ? Qui plus est de manière cohérente, convaincante, mais aussi conforme aux intérêts de la France ?

Le malaise français sera aussi perceptible devant l’arrivée du « Printemps arabe » en Égypte, autre de ces pays à la tête duquel se maintenait un « ami de l’Occident », le tout aussi anti-islamiste Hosni Moubarak. Mais alors que la Libye et la Syrie leur emboîtaient le pas, Paris a dû se faire une raison : quitte à devoir accompagner ces événements, autant le faire d’une manière qui consolide ses propres intérêts.

La France n’a pas pu grand-chose pour sauver son allié égyptien : mais elle a vite compris qu’il lui fallait faire de son mieux pour rester à son avantage face à des leaders généralement moins enclins à la défense de ses intérêts, comme Mouammar Kadhafi en Libye et Bachar al-Assad en Syrie.

Les vagues de protestation parvenues en Libye en février et en Syrie en mars 2011 n’ont ainsi pas manqué d’être réappropriées par Paris, officiellement au nom des principes « pro-révolutionnaires » défendus par la « patrie des droits de l’homme ».

Romantisme démocratique

Sous Nicolas Sarkozy (2007-2012), comme sous François Hollande (2012-2017), la France a dit agir, face au « Printemps arabe », au nom de valeurs humanistes. Ainsi, en Libye, l’urgence était à la défense du camp des révolutionnaires, sous peine de voir le « guide » Mouammar Kadhafi les écraser.

Au début du mouvement de protestation qui mènera à l’éviction de Ben Ali, la France, présidée par Nicolas Sarkozy, a eu pour première réaction la volonté de sauver le pouvoir du leader tunisien (AFP)
Au début du mouvement de protestation qui mènera à l’éviction de Ben Ali, la France, présidée par Nicolas Sarkozy, a eu pour première réaction la volonté de sauver le pouvoir du leader tunisien (AFP)

Même chose en Syrie : comment laisser les opposants au régime syrien livrés à la machine répressive gouvernementale ? Le pays des Lumières n’avait pas le droit de laisser les peuples opprimés dans les ténèbres. De vaillants chevaliers – Alain Juppé sous Nicolas Sarkozy, Laurent Fabius surtout sous François Hollande – voleront dès lors au secours des révolutionnaires de ces deux pays.

Ces ministres des Affaires étrangères reflétaient évidemment des politiques avec lesquelles leurs présidents étaient d’accord. Mais on a cru aussi voir en eux des militants engagés dans la défense de causes justes et non négociables.

En Libye par exemple, où, en mars 2011, la France a poussé en faveur de l’adoption de la résolution 1973, placée sous l’égide du principe dit du « R2P » (responsabilité de protéger, en l’occurrence le peuple libyen), mais qui a abouti à la chute officielle du régime de Kadhafi en octobre 2011.

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Durant cet intervalle, Alain Juppé n’a pas ménagé ses efforts pour alterner diverses postures. D’un côté, un mea-culpa (« Pendant longtemps, nous nous sommes un peu laissé intoxiquer par ceux qui disaient que les régimes autoritaires sont le meilleur rempart contre l’extrémisme ») suivi d’une justification humaniste de l’intervention en Libye (« Notre ligne, qui a déjà prévalu en Côte d’Ivoire, c’est de privilégier les aspirations des peuples et la protection des populations civiles » ) ; de l’autre, un aveu débordant de cynisme (« Quand on m’interroge sur le coût de l’opération – le ministère de la Défense parle de 1 million d’euros par jour – je fais remarquer que c’est aussi un investissement sur l’avenir »).

Son successeur aux Affaires étrangères, Laurent Fabius, n’a pas été en reste, sur la Syrie en l’occurrence, dossier sur lequel il a été particulièrement actif et engagé. Si selon lui, « l’inaction face aux souffrances du peuple syrien fai[sai]t le lit des extrémistes », cela ne l’a pas empêché d’afficher une attitude modérée devant le cas d’une formation proche d’al-Qaïda en Syrie (le Front al-Nosra) sur l’activité de laquelle Paris semblait alors fermer les yeux, avant d’opérer un rétropédalage en admettant qu’au final, « des forces du régime » syrien pourraient être associées à la lutte contre l’État islamique (Daech) en Syrie.

À son arrivée à la présidence française en 2017, Emmanuel Macron hérite ainsi d’une situation dans laquelle il doit à ses prédécesseurs un très éloquent engagement aux côtés des peuples opprimés de la région, avec néanmoins peu de résultats tangents à la clé.

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La présidence Macron a-t-elle tenté de recadrer les orientations stratégiques françaises au Moyen-Orient et en Afrique du Nord dans un sens plus louable ? Manifestement, non.

En Libye, Paris s’avère bien plus sensible aux revendications d’un adepte de la force, le maréchal Khalifa Haftar, qu’à la défense d’un gouvernement internationalement reconnu

Certes, en faisant le choix de nommer aux affaires étrangères le ministre de la Défense de son prédécesseur, Jean-Yves Le Drian, Macron a choisi un homme d’État pragmatique, qui a fait les preuves d’un réseau et d’une action efficaces dans les pays du Golfe.

Mais c’est cette même donne qui a fini par donner à la France l’image d’un pays plus intéressé par ses propres prérogatives que par celles des peuples. Emmanuel Macron a bénéficié, à son arrivée à la présidence française, d’un atout de taille, sa « virginité politique » ; mais il ne la canalisera pas pour autant dans le sens d’un recalibrage des orientations diplomatiques de ses prédécesseurs.

En Égypte, le maintien d’une relation faisant privilégier le militaire et le stratégique sur les droits humains est réel, et assumé. En Libye, Paris s’avère bien plus sensible aux revendications d’un adepte de la force, le maréchal Khalifa Haftar, qu’à la défense d’un gouvernement internationalement reconnu.

En Syrie, la diplomatie française s’est certes ralliée à une posture pragmatique en renonçant finalement à l’idée de faire tomber un régime résilient, mais sans pour autant réussir – ou ni même chercher – à bâtir un après qui mettrait fin à des années de souffrances pour le peuple syrien tout en donnant plus de relief à la position française.

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Le tout sans oublier que, du côté de la péninsule Arabique, le Yémen continue à connaître les affres de la guerre, sans pour autant que la France ne trouve grand-chose à y redire. Le Bahreïn, dans la foulée des protestations de 2011, avait connu pareil attentisme français au moment où la répression gouvernementale battait son plein.

Il est à noter en effet que le regard français sur le « Printemps arabe » a fait, non pas une impasse, mais un choix pleinement assumé dans le cas spécifique de la péninsule Arabique.

Avec une légère nuance : tandis que Nicolas Sarkozy avait un clair tropisme pro-qatari, son successeur, François Hollande, tournera plus franchement le gouvernail en direction de l’Arabie saoudite. Un choix qu’Emmanuel Macron a tenté de conforter, en le combinant cependant avec un biais bien plus prononcé en faveur des Émirats arabes unis.

Au final, tout rapprochement entre les perspectives commerciales et le relativisme humanitaire est-il fortuit ? Selon le dernier rapport parlementaire sur les exportations d’armement de la France, sur la période 2010-2019, les principaux clients preneurs de commandes avaient pour noms le Qatar (en 2e position après l’Inde), l’Arabie saoudite (3e), l’Égypte (4e) et les Émirats arabes unis (5e).

La France a fait un choix, et cela est son droit. Mais elle gagnerait davantage à l’assumer pleinement, plutôt qu’à faire le grand écart entre relents pro-démocratiques affichés et composition bienveillante avec un champ élargi d’acteurs autoritaires.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Barah Mikaïl est directeur de Stractegia, un centre basé à Madrid et dédié à la recherche sur la région Afrique du Nord – Moyen-Orient ainsi que sur les perspectives politiques, économiques et sociales en Espagne. Il est également professeur de géopolitique spécialisé dans la région Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Université Saint Louis (Madrid, Espagne). Il a été auparavant directeur de recherche sur le Moyen-Orient à la Fundación para las Relaciones Internacionales y el Diálogo Exterior (FRIDE, Madrid, 2012-2015) ainsi qu’à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS, Paris, 2002-2011). Il est l’auteur de plusieurs ouvrages et publications spécialisées. Son dernier livre, Une nécessaire relecture du « Printemps arabe », est paru aux éditions du Cygne en 2012.
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