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Les droits des Palestiniens ont toujours été secondaires par rapport à « l’intérêt national » des régimes arabes

La normalisation des relations avec Israël n’est que le dernier exemple en date de la tendance des dirigeants arabes à promouvoir leurs propres intérêts aux dépens des Palestiniens
Sommet de la Ligue arabe tenu à La Mecque le 31 mai 2019 (AFP)
Sommet de la Ligue arabe tenu à La Mecque le 31 mai 2019 (AFP)

Depuis la Première Guerre mondiale, les Palestiniens sont utilisés comme monnaie d’échange par différents régimes arabes afin de promouvoir leurs propres intérêts en sacrifiant leurs droits.

Pourtant, les apologistes des régimes arabes qui ont récemment normalisé leurs relations avec Israël défendent la décision de leurs gouvernements avec les mêmes arguments que les premiers normalisateurs – l’Égypte et la Jordanie – ont utilisés il y a plusieurs dizaines d’années, à savoir que ces pays font depuis 1948 des sacrifices en plaçant les intérêts palestiniens avant leurs intérêts « nationaux » (lire : les intérêts des régimes).

Leurs récentes décisions de normaliser les relations avec Israël, soutiennent-ils, placent enfin leurs propres intérêts nationaux au premier plan, tout en aidant les Palestiniens !

Propagande américaine

Un argument majeur avancé à cet égard est relatif à la notion idéologique de « paix ». Parrainée par les États-Unis, celle-ci représente la pierre angulaire de la propagande américaine contre les peuples qui luttent contre l’oppression coloniale et raciste, que ce soit à travers le monde colonisé ou à l’intérieur même des États-Unis.

Les régimes arabes ont toujours mis leurs intérêts nationaux au premier plan, établissant des liens et collaborant avec Israël depuis 1948

La « paix » qui maintient des relations coloniales et racistes oppressives, nous dit-on, apporte la prospérité, alors que lutter contre l’injustice et l’oppression, ce qui est surnommé « guerre » dans le jargon américain, apporte destruction et pauvreté.

Contrairement aux peuples arabes qui n’ont cessé de manifester leur solidarité avec les Palestiniens depuis que la Grande-Bretagne a publié la déclaration Balfour en 1917, les régimes arabes, comme je l’ai déjà écrit dans Middle East Eye, ont toujours mis leurs intérêts nationaux au premier plan, établissant des liens et collaborant avec Israël depuis 1948 – voire même depuis 1919 dans le cas de l’émir hachémite Fayçal.

Or, les apologistes de la reddition du président égyptien Anouar al-Sadate à Israël ont affirmé pendant des décennies que le zèle excessif de son prédécesseur Gamal Abdel Nasser à défendre les Palestiniens avait conduit l’Égypte, comme l’a déclaré l’actuel président Abdel Fattah al-Sissi en 2014, à sacrifier « 100 000 martyrs égyptiens » pour la cause palestinienne.

En réalité, les pertes de l’Égypte lors de la guerre de 1948, selon des sources militaires égyptiennes, se sont élevées à 1 168 soldats, officiers et volontaires tués (comme mentionné dans le livre d’Ibrahim Shakib, The 1948 Palestine War from an Egyptian Perspective, p. 432-433), tandis que d’autres sources officielles égyptiennes (citées dans le livre de Benny Morris, 1948: A History of the First Arab-Israeli War, p. 406-407) les situent à 1 400.

Par ailleurs, le roi Farouk d’Égypte est entré en guerre en 1948 non pas parce qu’il avait placé les intérêts palestiniens avant ceux de l’Égypte mais, comme l’ont démontré les historiens, en raison de sa rivalité avec la monarchie irakienne en vue d’acquérir une position hégémonique sur le monde arabe postcolonial.

Non seulement Nasser n’a pas lancé une seule guerre contre Israël, mais toutes les guerres ultérieures de l’Égypte ont été menées pour sa défense, et non celle des Palestiniens.

L’ancien Premier ministre israélien Yitzhak Rabin (à gauche) et le président égyptien Anouar al-Sadate (à droite) à Alexandrie, le 9 septembre 1980 (AFP)
L’ancien Premier ministre israélien Yitzhak Rabin (à gauche) et le président égyptien Anouar al-Sadate (à droite) à Alexandrie, le 9 septembre 1980 (AFP)

En 1956 et en 1967, Israël a envahi l’Égypte et occupé le Sinaï. Les soldats égyptiens sont morts dans ces guerres en défendant leur pays, pas les Palestiniens. Entre 1968 et 1970, Israël et l’Égypte se sont combattus lors d’une « guerre d’usure » durant laquelle des soldats égyptiens ont été tués en défendant leur pays contre les agressions israéliennes récurrentes, une guerre menée sur le sol égyptien ; et en 1973, l’Égypte a lancé une guerre pour libérer le Sinaï – non la Palestine –, durant laquelle les soldats égyptiens ont de nouveau été tués en défendant leur pays contre l’occupation étrangère.

Sacrifier les Palestiniens

Lorsque Sadate a signé les accords de Camp David en 1978, non seulement il n’a pas défendu les Palestiniens, mais il les a en réalité sacrifiés, tout comme leur droit à l’indépendance, en échange du retour du Sinaï à l’Égypte (sans pleine souveraineté égyptienne) et d’une aide américaine généreuse qui a servi à enrichir les classes supérieures égyptiennes et appauvrir la majeure partie de la population.

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Le régime jordanien, dont l’armée était dirigée par un général colonial britannique, a participé à la guerre de 1948 pour étendre son territoire, ce qu’il a fait en annexant la Palestine centrale (rebaptisée « Cisjordanie ») après la guerre. En 1967, les Israéliens ont envahi la Jordanie et occupé la Cisjordanie. Au cours de ces deux guerres, des soldats jordaniens sont morts pour les intérêts du régime jordanien, pas pour ceux des Palestiniens.

Lorsque la Jordanie a signé en 1994 son traité de paix avec Israël, les intérêts palestiniens ont été sacrifiés une fois de plus via la reconnaissance par la Jordanie du droit d’Israël à exister sur des terres palestiniennes volées, tout en s’assurant une sorte de rôle hachémite sur les lieux saints de l’islam à Jérusalem.

En échange, la Jordanie a également reçu un programme d’aide américain particulièrement généreux au profit du régime et des classes supérieures. Contrairement à l’accord avec l’Égypte, celui avec la Jordanie a été conclu sans même obliger Israël à se retirer de l’un des territoires qu’il avait occupés en 1967. La « paix » de la Jordanie avec Israël, en conséquence, a légitimé l’occupation et la conquête israéliennes et n’est en rien revenue sur tout cela.

Alors qu’il se peut qu’on ait dit à l’époque aux soldats égyptiens et jordaniens qu’ils combattaient ces guerres pour la Palestine, la vérité est qu’à leur insu, ils les ont combattues pour les intérêts de leur régime. Quant au Soudan, au Maroc, à Bahreïn et aux Émirats arabes unis (EAU), difficile de voir comment ils auraient fait passer les intérêts des Palestiniens avant les leurs.

« Dividende » de la paix

Un argument connexe est le soi-disant « dividende de la paix », amplement mis en avant par les Américains à partir des années 1970, selon lequel tout l’argent dépensé pour les guerres et l’armement d’Israël serait désormais utilisé pour le développement économique et la prospérité.

Pour prouver leur allégeance aux politiques anti-palestiniennes des États-Unis et d’Israël, les responsables du Golfe n’ont cessé d’attaquer les Palestiniens dans les médias appartenant aux monarchies pétrolières ces dernières années

L’ironie, bien sûr, est que les budgets militaires de l’Égypte et de la Jordanie, soutenus par d’énormes programmes d’aide américains en guise de récompense, sont montés en flèche après la normalisation de leurs relations avec Israël.

En revanche, le développement économique et les prestations sociales accordées par ces États ont été réduits à des niveaux sans précédent, engendrant une pauvreté massive et un déclin des services éducatifs et de santé. Même des responsables jordaniens qui soutiennent l’accord de paix entre leur pays et Israël affirment que la Jordanie n’a pas correctement tiré profit du « dividende de la paix ».

Sur le front des relations publiques, en raison de l’hostilité du Congrès et des médias envers les Saoudiens et les autres pays du Golfe après le 11 septembre 2001, les monarchies pétrolières ont décidé une fois de plus de profiter aux dépens des intérêts palestiniens en abandonnant l’exigence qu’Israël respecte le droit international et se retire des territoires occupés en tant que conditions préalables à des relations plus chaleureuses.

Elles se sont promptement rapprochées d’Israël et de son lobby américain pour endiguer la vague d’une telle hostilité en promettant des relations plus étroites, lesquelles sont désormais devenues publiques.

Des manifestants propalestiniens agitent des drapeaux palestiniens et scandent des slogans contre les États-Unis et Israël à Rabat (Maroc), le 10 décembre 2017 (AFP)
Des manifestants propalestiniens agitent des drapeaux palestiniens et scandent des slogans contre les États-Unis et Israël à Rabat (Maroc), le 10 décembre 2017 (AFP)

Rien de tout cela n’appartient au passé. Au contraire, cela participe de la normalisation en cours, par le biais de laquelle l’ancien président Donald Trump a annoncé d’énormes achats d’armes américaines par l’Arabie saoudite, le Maroc, Bahreïn et les Émirats arabes unis lors de la préparation et négociation des accords de normalisation en 2019 et après, ce qui militarisera la région plus que jamais.

Pour prouver leur allégeance aux politiques anti-palestiniennes des États-Unis et d’Israël, les responsables du Golfe n’ont cessé d’attaquer les Palestiniens dans les médias appartenant aux monarchies pétrolières ces dernières années. Ces attaques sont devenues plus vigoureuses récemment, en particulier en Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis.

Intérêts nationaux

Ironiquement, alors que les Émirats arabes unis espéraient obtenir les F-35 américains, des avions de combat sophistiqués, en échange de leur paix avec Israël, ce dernier et ses partisans au Congrès refusent de le permettre. Humiliés, les EAU ont suggéré au Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou, afin d’apaiser les inquiétudes d’Israël, que des pilotes de chasse israéliens prennent en charge les F-35 pendant une période intérimaire, après quoi ils formeraient des pilotes émiratis pour les remplacer.

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Le Maroc a également enfin reçu la légitimation américaine de sa prise de contrôle et de son annexion du Sahara occidental, tandis que le Soudan a été retiré de la liste américaine des pays soutenant le terrorisme. Aucun pays n’a concédé ni sacrifié de quelque façon que ce soit son intérêt national pour obtenir de telles récompenses.   

Au contraire, à l’instar d’autres pays arabes depuis 1948, ils ont sacrifié les droits des Palestiniens inscrits dans le droit international afin d’avancer leurs propres intérêts. La Ligue arabe, ennemie des intérêts palestiniens depuis sa création, a également refusé de condamner ces accords de paix alors même qu’ils contredisent sa politique officielle.

Plutôt que de sacrifier leurs intérêts nationaux pour défendre les Palestiniens, les régimes arabes ont profité de chaque occasion pour brader les droits des Palestiniens et faire avancer leurs propres intérêts.

À commencer par l’émir hachémite Fayçal en 1919, qui a coopéré avec les sionistes pour assurer leur soutien à son éphémère royaume de Syrie, jusqu’au roi Mohammed VI en 2020, qui a normalisé les relations avec Israël pour légitimer le contrôle du Maroc sur le Sahara occidental, les Palestiniens ont été un don du ciel pour certains régimes arabes, qui les ont exploités et continuent d’user et d’abuser d’eux pour leur propre compte.

- Joseph Massad est professeur d’histoire politique et intellectuelle arabe moderne à l’Université Columbia de New York. Il est l’auteur de nombreux livres et articles, tant universitaires que journalistiques. Parmi ses ouvrages figurent Colonial Effects: The Making of National Identity in Jordan, Desiring Arabs et, publié en français, La Persistance de la question palestinienne (La Fabrique, 2009). Plus récemment, il a publié Islam in Liberalism. Son travail a été traduit dans une douzaine de langues.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original).

Joseph Massad is professor of modern Arab politics and intellectual history at Columbia University, New York. He is the author of many books and academic and journalistic articles. His books include Colonial Effects: The Making of National Identity in Jordan; Desiring Arabs; The Persistence of the Palestinian Question: Essays on Zionism and the Palestinians, and most recently Islam in Liberalism. His books and articles have been translated into a dozen languages.
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