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Je m’appelle Jihad : est-ce un problème ?

On dit souvent que pour réussir dans le journalisme, il faut « se faire un nom », mais dans mon cas, cela s’est révélé problématique

Il me semble peu probable que d’autres personnes pensent à leur nom autant que je pense au mien. Sans cesse, je me demande comment je devrais l’épeler. Est-ce que cette façon de l’épeler signifie que je me tire une balle dans le pied ? Est-ce que l’épeler différemment ou intervertir les lettres signifie que je déclare forfait ou que je cède en faveur de quelque chose en quoi je ne crois pas ?

J’y pense quand je pense à mon passé, quand je pense à mon avenir. Que se passera-t-il si je veux devenir journaliste, intellectuelle ou autre chose – aurai-je des opportunités ? On dit souvent que pour réussir dans le journalisme, il faut « se faire un nom ». Je me suis déjà « fait un nom ».

Mon nom est dans tous les médias locaux, régionaux et internationaux. Mais il est rarement dans la signature. Chaque fois que vous voyez mon nom dans les titres des journaux, vous savez que les nouvelles seront mauvaises. Elles seront aussi probablement présentées de façon largement sensationnaliste. Les termes moudjahidin ou « djihadistes » sont, après tout, bien plus orientalisants et attirants que des mots insipides comme tireurs masqués, miliciens ou combattants.

Quand je tape mon prénom comme mot clé dans le moteur de recherche du site du quotidien égyptien pour lequel j’ai travaillé pendant plus d’un an, des articles sur les « djihadistes » apparaissent dans la liste des résultats avant tout ce que j’ai pu moi-même écrire.

Mon nom est dans les journaux depuis aussi longtemps que je m’en souvienne, ou du moins depuis que j’ai 7 ans, l’âge auquel j’ai déménagé aux États-Unis avec ma famille.

Mon nom, qui s’épelait dans mes cahiers d’anglais de CP Jihad Abaza, se transforma en Gehad Abaza. Mes parents savaient qu’il serait problématique et ont pensé qu’il serait plus sage de l’épeler ainsi afin d’éviter tout problème. J’étais loin de me poser la question à cette époque, toute à mon excitation de découvrir si les maisons en Amérique ressembleraient à celles que j’avais vues dans les versions arabes des bandes dessinées hebdomadaires de Mickey Mouse et Disney.

De toute façon, quand je suis allée aux États-Unis et que j’ai intégré l’école primaire, tout le monde a prononcé mon nom « jihad », et je le préférais ainsi.

Mon nom apparaissait pratiquement toujours en premier dans les listes de présence. Chaque année, dans chaque classe, je savais que le professeur était sur le point de m’appeler rien qu’à l’expression de son visage. Parfois, mes professeurs étaient si surpris qu’ils demandaient instinctivement : « Vous vous appelez Jihad ? ». Et je répondais oui. Parfois, la question instinctive était suivie d’un : « Cela veut dire guerre sainte, n’est-ce pas ? », et parfois, elle était suivie d’un silencieux regard condamnatoire.

Ce prénom m’a également mis dans l’embarras à plusieurs reprises.

Comme le jour où ma professeure d’algèbre de cinquième déclara en mon absence à une autre classe : « L’une de mes élèves… elle s’appelle Jihad. Vous vous imaginez ? ». Mes amis étaient venus me le dire ensuite.

Ou lorsque qu’au collège, un garçon prénommé Zack criait à chaque fois qu’il m’apercevait : « Jihad Jihad… Mohamed Jihad ». Les autres enfants trouvaient ça drôle, et parfois je souriais aussi, juste pour éviter d’en faire un problème.

Une autre expérience plutôt désagréable se produisit quand j’étais au lycée, lorsqu’un homme à qui j’étais présentée retira sa main de la mienne, prenant peur lorsqu’il entendit mon nom.

C’était également embarrassant quand la radio ou la télévision était allumée en compagnie de mes amis et que, à nouveau, mon nom était là… le sujet brûlant de la discussion.

La pire des expériences a été mon interaction avec mon institutrice de CM2, Mme Heller. En classe, Mme Heller, sioniste convaincue, avait pour hobby de me mettre au défi de réponde à cette question : « Pourquoi les terroristes palestiniens tuent des Israéliens dans des attentats-suicides ? ».

Elle me prenait à parti lors des commémorations du 11 septembre pour me demander : « Pourquoi les musulmans ont-ils fait ça ? ». Mme Heller demandaient aussi à mes amis de ne pas me fréquenter. Elle leur disait : « Jihad n’est pas bien pour vous », me rapportaient-ils à la hâte pendant la récréation, avant de vite s’éloigner afin qu’elle ne les voie pas en ma compagnie.

Mais mon nom ne signifie pas « guerre sainte », disais-je à mes camarades du haut de mes 10 ans. « Ça veut dire travailler dur. » On peut faire un djihad pour n’importe quoi. J’essayais de donner des exemples : « Quand vous travaillez vraiment dur pour bien faire vos devoirs, pour avoir de meilleures notes… c’est ça le djihad ».

Je continue à croire que c’est ce que signifie le mot djihad, malgré les nombreuses façons dont différents groupes et individus se le sont approprié. Malgré les significations imposées par toutes les Mme Heller du monde. Malgré les groupes « djihadistes » auto-proclamés à travers la planète. Malgré le fait que le mot djihad soit devenu synonyme, dans l’esprit des gens, de « terrorisme » et de « guerre sainte ». Et malgré le fait que le terme « djihadiste » ait été fabriqué pour servir d’équivalent sensationnaliste au terme « terroriste ».

Cet article est un appel à rompre ce lien.    

Je n’ai pas évoqué les expériences ci-dessus pour me poser en victime. Ni pour mettre en évidence la manière dont la violence du racisme est profondément ancrée et dissimulée dans notre vie quotidienne. Je l’ai plutôt fait pour attirer l’attention sur ce qui est en jeu lorsque l’on jette des mots à tout vent, sortis de leur contexte.

Djihad est un mot clairement contesté et lourdement connoté. Pourtant, je maintiens que plus que tout, il s’agit d’une lutte. Chacun mène son propre djihad. Il n’y a pas de vie sans lutte. Il n’y a pas de vie sans djihad.
 

- Jihad Abaza est une journaliste et étudiante en Master d’anthropologie basée au Caire. Elle s’intéresse à la violence d’État, aux droits de l’homme et aux mouvements étudiants et travaillistes.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : un homme tient une pancarte indiquant « Pas en mon nom » lors d’une manifestation organisée par des groupes musulmans pour dénoncer les actes « barbares » du groupe État islamique, le 26 septembre 2014 devant la Grande Mosquée de Paris, France (AFP).

Traduction de l’anglais (original).

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