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L’affaire Khashoggi expose les défis auxquels est confrontée la liberté de la presse en Turquie

Sous la pression d’Ankara, il est devenu de plus en plus difficile pour les journalistes turcs de préserver leur intégrité

Alors que la nouvelle du meurtre du journaliste saoudien Jamal Khashoggi a scandalisé l’opinion publique mondiale, une question a taraudé certains de ses collègues : pourquoi Istanbul ? Pourquoi le consulat d’Arabie saoudite dans cette ville de Turquie a-t-il été choisi pour commettre cet assassinat ? Un tel acte aurait-il été possible dans des missions diplomatiques aux États-Unis, au Royaume-Uni ou en France ?

Khashoggi s’était déjà rendu à plusieurs reprises dans les locaux de la mission saoudienne aux États-Unis. Pourquoi n’a-t-il pas été tué là-bas ? Les auteurs de ce crime ont-ils choisi Istanbul parce qu’ils pensaient que le prix à payer pour l’exécution de leur plan serait moindre en Turquie ? Qu’est-ce que cela indique sur le traitement réservé aux journalistes dans ce pays ?

Le journalisme est une profession qui consiste à poser des questions. Or, pour la plupart des journalistes en Turquie, poser des questions signifie courir le risque de perdre son emploi

Jamal Khashoggi avait déclaré il y a peu à la BBC qu’il ne se considérait pas comme un dissident. « Je ne suis qu’un écrivain. Je veux un environnement libre pour écrire et dire ce que je pense. » Cette affirmation est corroborée par ses écrits et ce que disent ses amis à son sujet. Malheureusement, cela ne l’a pas sauvé d’un destin tragique.

Victime de l’intolérance

Tout suggère que Khashoggi a été victime de l’intolérance. L’étendue et les conséquences de l’intolérance varient selon les régions géographiques, mais sa tendance naturelle à pousser sans cesse les limites ne change jamais.

Qui aurait ainsi pu imaginer il y a une décennie qu’aux États-Unis, un président diaboliserait de la sorte les médias et s’exprimerait à leur encontre de manière aussi irresponsable ? Cette attitude anti-média a-t-elle trouvé un écho dans le désert ? La position hostile du président américain Donald Trump à l’encontre des médias de son pays a-t-elle inspiré les agissements téméraires et parfois mortels du prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane ?

Jamal Khashoffi a été assassiné au consulat d’Arabie saoudite à Istanbul le 2 octobre dernier (AFP)

N’oublions pas avec quels honneurs ben Salmane a été accueilli par Trump lors de sa visite aux États-Unis il y a six mois. « Le président Trump […] a encouragé le prince héritier à croire – à tort, nous espérons – que même ses aventures les plus irrespectueuses du droit bénéficieraient du soutien des États-Unis », a écrit le comité de rédaction du Washington Post dans un article récent sur la disparition de Khashoggi.

La Turquie est la seule véritable démocratie parmi les nations musulmanes du Moyen-Orient, ce qui est une source de fierté pour toutes les personnes vivant dans le pays. Vous ne disparaissez pas sans laisser de trace lorsque vous entrez dans un consulat de Turquie à l’étranger simplement parce que vous êtes un opposant du gouvernement. Selon ce critère absurde, la situation en Turquie pourrait donc ne pas sembler si problématique – mais en réalité, cette vieille maladie de l’intolérance règne également en Turquie.

La peur des réprimandes de l’État

Nos amis journalistes au sein des principaux médias ont essayé de rendre compte de l’actualité, tout en vivant dans la crainte des réprimandes d’Ankara. Les chaînes d’informations doivent choisir parmi une liste de noms préfiltrés lorsqu’elles recherchent des participants à inviter à des programmes de discussion.

Il n’y avait pas de liberté de la presse en Turquie avant Erdoğan

Dit simplement, le journalisme est une profession qui consiste à poser des questions. Or, pour la plupart des journalistes en Turquie, poser des questions signifie courir le risque de perdre son emploi. Cela fait des années que les Turcs n’ont pas assisté à une véritable interview d’un dirigeant en exercice.

Le président turc Recep Tayyip Erdoğan (AFP)

« Celui qui ne prend pas parti sera laissé pour compte », a un jour déclaré le président Recep Tayyip Erdoğan devant le Parlement. Cette vision est devenue réalité pour les médias. Beaucoup de nos collègues ont du mal à faire leur travail et se sentent pris au piège – un contraste saisissant avec la nature du journalisme. Certains journalistes ont été licenciés lors de la vente des médias pour lesquels ils travaillaient ; les autres sont « coincés entre leur dignité et l’avenir de leurs enfants », comme l’a résumé l’un de nos collègues.

Ceux qui observent la Turquie de l’extérieur pourraient croire que la liberté de la presse n’a connu qu’un seul inconvénient dans le pays. Pourtant, la pression exercée par le gouvernement sur les médias turcs n’est pas le premier assaut contre notre profession.

Il n’y avait pas de liberté de la presse en Turquie avant Erdoğan. À ses débuts au pouvoir, il a dû combattre l’intolérance impitoyable de la structure oligarchique à l’égard de ses propres valeurs. Son gouvernement a été mis au défi et son parti menacé de fermeture – et les médias traditionnels ne l’ont jamais soutenu pendant ces moments antidémocratiques.

Une intolérance persistante

L’écrivain français André Gide, lauréat du prix Nobel, a un jour déclaré : « La couleur de la vérité est grise ». De nos jours, la couleur de la vérité en Turquie est noire ou blanche

Alors que le pouvoir changeait de mains à Ankara, on aurait pu s’attendre à ce qu’un gouvernement dont les membres avaient été soumis à un traitement injuste dans le passé n’infligeât pas les mêmes souffrances à d’autres, mais cela ne s’est pas passé ainsi. Les imposteurs changent, mais l’intolérance demeure. La tentative de coup d’État de juillet 2016 et la répression qui a suivi ont également créé un environnement propice pour que le gouvernement force les médias à se mettre au rang.

L’écrivain français André Gide, lauréat du prix Nobel, a un jour déclaré : « La couleur de la vérité est grise ». De nos jours, la couleur de la vérité en Turquie est noire ou blanche. La profonde polarisation politique qui règne dans le pays oblige les médias à se faire la voix d’une partie ou de l’autre.

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Malgré le grand nombre de journaux et de chaînes de télévision qui existent en Turquie, il existe deux points de vue fondamentaux : ceux qui applaudissent tout ce que fait le gouvernement et ceux qui critiquent tout ce que fait le gouvernement. Dans ce contexte, le sens de la vérité est collectivement sacrifié.

Quant à ceux qui essaient de protéger leur identité journalistique, ils ne connaîtront probablement pas le même sort que Khashoggi – mais il leur devient de plus en plus difficile de survivre dans cette profession, à cause de l’intolérance.

- Gürkan Zengin est un journaliste indépendant basé à Istanbul, en Turquie. Il a été directeur de l’information pour CNN turc entre 2007 et 2009 et du site web d’Al Jazeera turc entre 2011 et 2017. Il est l’auteur de plusieurs livres, dont Hoca: Davutoglu’s effect on Turkish Foreign Policy, Fight: Turkish Foreign Policy during the Arab Spring, et Siege: Turkey’s Foreign Policy after the Arab Spring (2013-2017).

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : deux hommes regardent à la télévision le discours devant le Parlement turc du président Recep Tayyip Erdoğan concernant l’affaire Khashoggi le 23 octobre dans un café d’Istanbul (AFP).

Traduit de l’anglais (original).

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