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Le discours d’un roi

Les critiques acerbes de la politique étrangère américaine en Syrie par le roi de Jordanie soulignent l’existence d’intérêts opposés au sein de la coalition

Le 11 janvier a été une mauvaise journée de travail pour le roi Abdallah II. Le roi de Jordanie venait de se faire poser un lapin par le président des États-Unis, même s’il avait rencontré le vice-président Joe Biden, et un autre rendez-vous l’attendait à Washington : une conférence confidentielle avec de hauts membres du Congrès. Il a décidé d’enfoncer le clou.

Abdallah a égratigné la politique américaine en Syrie : le roi voulait savoir quelle était la position des États-Unis. Souhaitaient-ils se débarrasser de l’État islamique ou seulement d’Assad ? Les États-Unis n’avaient-ils pas compris que la guerre froide était terminée et qu’ils étaient au milieu de la Troisième Guerre mondiale, dans laquelle les chrétiens, les musulmans et les juifs combattaient les khawarij, les hors-la-loi ? « Les États-Unis devraient se demander pourquoi l’EIIL [le groupe État islamique] a pu en arriver là aujourd’hui, a-t-il tonné. C’est inacceptable. »

Ce n’était pas la première fois qu’Abdallah se plaignait d’Obama derrière son dos. D’après Jeffrey Goldberg, qui a interviewé le président pour The Atlantic, Obama a pris à part Abdallah lors d’un sommet de l’OTAN au Pays de Galles en 2014, indiquant qu’il avait entendu le roi déplorer son leadership au Congrès des États-Unis et que s’il avait des plaintes à émettre, il devait les lui adresser directement.

Le roi a plus tard nié avoir formulé des propos désobligeants au Congrès en 2014, mais il a également nié les propos enregistrés en janvier. Le déni devient un mode de vie pour le roi.

Abdallah a ensuite affirmé que la Turquie était à l’origine des problèmes rencontrés par la région avec l’islam radical. Selon lui, la radicalisation est « made in Turkey ». Ce n’est pas par hasard si les militants de l’État islamique n’arrêtent pas de se manifester en Europe. Leur exportation relève de la politique de la Turquie. Si la Turquie s’est fait taper sur les doigts par l’Occident, l’Europe n’a cependant rien fait à ce sujet. En outre, la Turquie achète du pétrole à l’État islamique.

Pourquoi ? Parce que selon le roi, le président Recep Tayyip Erdoğan « [soutient] une solution islamique radicale dans la région ». Le problème de la Jordanie avec la Turquie est stratégique et mondial. Le roi a aussi voulu savoir ce que la Turquie faisait en Somalie.

Il n’était sûrement pas sage de la part du roi, même entre amis, d’attaquer un allié nécessaire à une Jordanie chargée de dettes et de réfugiés. Les révélations sur la visite de janvier à Washington sont survenues juste avant une visite officielle de deux jours à Amman du Premier ministre turc Ahmet Davutoğlu.

Pourquoi Abdallah a-t-il donc fait cela ? Pour qui parlait-il ?

Des attaques contre la Turquie, l’accusant d’être la puissance derrière le trône de l’État islamique, ont été faites auparavant. Mohammed Dahlan, homme fort du Fatah et conseiller à la sécurité de Mohammed ben Zayed, prince héritier d’Abou Dhabi, a formulé des allégations similaires devant un think-tank relié à l’OTAN, l’Association du Traité de l’Atlantique, à Bruxelles.

Dahlan a accusé l’Occident d’hypocrisie dans sa forme la plus abjecte. « Certes, le terrorisme a atteint l’Europe, a-t-il déclaré. Mais comment y est-il arrivé ? Personne ne le dit. Certes, il y a le commerce mondial du pétrole et l’ensemble de l’Europe sait qui commerce et avec qui, avec la Turquie. Pourtant, vous gardez le silence. Si ce genre de commerce était mené avec l’Égypte, pays avec lequel vous n’avez aucun intérêt et dont le régime politique vous déplaît, vous auriez mené une guerre politique. »

« L’intégralité du mouvement du terrorisme en Syrie est passé par la Turquie. Et vous le savez. Mais cela ne vous dérange pas. Parce que vous avez un intérêt politique. Sinon, je n’ai aucune explication pour ce qui se passe. Je ne suis pas contre la Turquie. Mais je suis contre le fait de ne pas révéler au grand jour les faits de ceux qui ne se confrontent pas à l’État islamique, de ceux qui lui fournissent des facilités financières, qui lui achètent du pétrole ou qui l’approvisionnent en armes de contrebande. »

Dahlan a ensuite fait un point ouvertement idéologique sur la religion et la politique dans un pays musulman. Il a décrit son nouveau pays de résidence, les Émirats arabes unis (un pays qui torture et emprisonne les membres de son opposition, finance des coups d’État militaires en Égypte, des interventions en Libye et des assassinats en Tunisie) comme une oasis de libéralisme, où se côtoient des églises, des mosquées et des plages. « Il y a du développement et une attention particulière est portée au peuple. Donc oui, si nous voulons construire un avenir, nous devons utiliser un modèle de réussite. »

Abdallah et Dahlan ont tous deux attaqué la Turquie non seulement pour son prétendu soutien financier et en armement à l’État islamique, mais aussi car elle forme un modèle politique alternatif par rapport aux autocraties telles que la Jordanie ou les Émirats arabes unis.

La Turquie, la Jordanie et les Émirats sont tous trois censés être dans le même camp en Syrie, au sein d’une coalition militaire dirigée par l’Arabie saoudite. Mais ni Abdallah, ni les Émiratis ne traitent cette coalition comme autre chose qu’une entité rhétorique. Dans sa conférence au Congrès, Abdallah a reconnu que la Jordanie a rejoint cette coalition uniquement parce que celle-ci était « non contraignante ».

C’est là un euphémisme. D’après ce que je peux voir, tous se livrent à une guerre différente en Syrie. La Jordanie, les Émirats et l’Égypte apprécient le maintien au pouvoir d’Assad tant que la Syrie n’en a pas fini avec son printemps arabe. La dernière chose que le roi puisse souhaiter serait de voir son voisin septentrional organiser de vraies élections, former des gouvernements de coalition et partager le pouvoir et les richesses. La Turquie (qui a négocié avec Assad pendant huit mois pour tenter de le convaincre d’accepter des réformes politiques), les Saoudiens et le Qatar tolèrent ou soutiennent les milices islamistes parmi les rebelles de l’Armée syrienne libre dans l’espoir qu’avec des élections libres, celles-ci puissent être attirées hors de la frange affiliée à al-Qaïda.

Une coalition relativement plus cohérente s’oppose aux deux factions. Celle-ci est composée d’Assad, de la Russie et de l’Iran, qui combattent tous pour la même chose : la poursuite du régime. Poutine voit la Syrie à travers le prisme des insurrections en Tchétchénie, au Daghestan et au Tadjikistan, et se sent trahi suite aux garanties données à la Russie au sujet de la Libye. Barack Obama a tiré un trait sur la Syrie, comme sur le Moyen-Orient en général. Dans son interview réalisée pour The Atlantic, Obama a considéré sa décision de ne pas bombarder Assad après l’attaque chimique comme un moment de libération vis-à-vis du plan de Washington en matière de politique étrangère et a qualifié la Libye de « spectacle de merde » après l’éviction de Kadhafi.

« La Libye lui a prouvé qu’il était préférable d’éviter le Moyen-Orient », a écrit Goldberg.

« Il n’est pas question que nous nous engagions à gouverner le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord », a récemment déclaré Obama à un ancien collègue du Sénat. « Ce serait une erreur basique et fondamentale. »

Il est question de miser sur le fait que ni la coalition pro-Assad, ni la coalition soutenue par l’Arabie saoudite ne prendront le dessus en Syrie. L’issue la plus probable d’un cessez-le-feu est une fragmentation permanente de la Syrie en mini-États sectaires telle que l’Irak l’a connue après l’invasion américaine.

Cela pourrait être considéré comme la moins mauvaise option pour les puissances étrangères qui s’immiscent en Syrie. La Jordanie, les Émirats et l’Égypte arrêteront ce jeu dangereux appelé « changement de régime ». L’Arabie saoudite stoppera l’Iran et le Hezbollah. La Russie disposera de sa base navale et conservera un point d’appui au Moyen-Orient. Assad survivra dans un État sectaire rétréci. Les Kurdes auront leur enclave au nord. Les États-Unis se retireront une fois de plus de la région.

Il y aura juste un perdant dans tout cela : la Syrie en elle-même. Cinq millions de Syriens deviendront des exilés permanents. La justice, l’autodétermination et la libération vis-à-vis de l’autocratie seront jetées aux oubliettes.

L’histoire de la région est source de leçons pour les puissances étrangères. Elle prouve que la fragmentation ne fait qu’accroître le chaos. La région a besoin comme jamais auparavant d’une réconciliation, de projets communs et de stabilité. Cela ne se fera pas en créant des enclaves sectaires soutenues par des puissances étrangères.

L’État islamique détourne l’attention de la lutte réelle dans la région, à savoir la libération de la dictature et la naissance de réels mouvements démocratiques. L’État islamique n’est pas une justification pour les puissants. C’est un produit de leur résistance au changement. L’histoire n’a pas commencé en 2011 et ne s’arrêtera pas maintenant. Les révolutions de 2011 ont été alimentées par plusieurs décennies de mauvaise administration. Une raison permet d’expliquer pourquoi des millions d’Arabes se sont soulevés, pacifiquement au départ, contre leurs dirigeants, et cette raison existe encore aujourd’hui.

Tant qu’il n’y a pas de réelle solution démocratique au Moyen-Orient, le groupe État islamique continuera de muter comme un agent pathogène ayant développé une résistance aux antibiotiques dans le corps politique du Moyen-Orient. Chaque fois qu’il changera de forme, il deviendra encore plus virulent.

Les combats, les conflits et le chaos se poursuivront jusqu’à ce que les peuples de la région puissent briser leurs chaînes et redécouvrir l’esprit de la place Tahrir. Quand ce jour arrivera, les personnages de la trempe d’Abdallah, Mohammed ben Zayed, Sissi et Dahlan seront partis depuis longtemps.

- David Hearst est rédacteur en chef de Middle East Eye. Il a été éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, où il a précédemment occupé les postes de rédacteur associé pour la rubrique Étranger, rédacteur pour la rubrique Europe, chef du bureau de Moscou et correspondant européen et irlandais. Avant de rejoindre The Guardian, David Hearst était correspondant pour la rubrique Éducation au journal The Scotsman.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : le roi Abdallah de Jordanie et le président turc Recep Tayyip Erdoğan (AFP)

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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