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Les vérités désagréables de la défaite égyptienne en Coupe d’Afrique

L’échec de l’Égypte à la CAN 2019 semble être une bonne occasion d’affronter ses raisons sous-jacentes et d’instaurer un changement réel
Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi (à droite) serre la main à Amr Warda et aux membres de l’équipe d’Égypte de football (Reuters)

L’horloge approche d’onze heures moins le quart samedi soir au stade international du Caire. Le Sud-Africain Thembinkosi Lorch échappe à la défense, place le ballon hors de portée du gardien égyptien et marque.

À l’intérieur du stade, la foule, presque entièrement composée de supporteurs égyptiens, reste silencieuse quelques instants. 

Alors que la fin du match approche, on voit naître un mélange d’émotions qui s’amplifiera à l’intérieur du stade comme à l’extérieur. Il y a de la déception, de l’incrédulité, de la consternation, mais aussi une certaine colère. Cette défaite surprise sur la plus petite des marges met fin au parcours de l’Égypte en huitièmes de finale de l’édition 2019 de la Coupe d’Afrique des nations (CAN). 

Une défaite d’un autre genre

Sur le papier, comparé à la dernière participation de l’équipe nationale égyptienne à une grande compétition de football, la Coupe du monde de la FIFA organisée l’été dernier en Russie, il y a du mieux. En Russie, l’Égypte a été l’une des équipes les moins performantes du tournoi en perdant ses trois matchs, dont une défaite humiliante contre l’Arabie saoudite.

Cette fois-ci, l’Égypte a remporté trois de ses quatre matchs – et le seul but encaissé en 360 minutes de jeu est synonyme d’élimination. 

Dans un pays où le football est par nature politique et le stade, une arène où les opinions peuvent être exprimées plus librement, l’ambiance qui a régné après le match est révélatrice

Pourtant, cela ne ressemble pas à de la malchance ou à un coup du sort, ce qui aurait été plus acceptable. Alors, pourquoi cette défaite a-t-elle un goût si différent ?    
 
C’est peut-être lié à l’accumulation de deux éliminations embarrassantes en l’espace d’une année. Ou au fait que les attentes étaient considérablement plus élevées étant donné que l’Égypte a toujours bien figuré dans cette compétition et qu’elle avait l’avantage de jouer à domicile.

Avant cette CAN, l’Égypte n’avait jamais terminé au-delà de la troisième place lorsqu’elle organisait la compétition, dont la première édition remonte à 1957. L’Égypte a remporté trois des cinq tournois disputés à domicile.
 
Il est également probable que ce sentiment soit renforcé par une accumulation d’insatisfaction quant à la gestion du sport en Égypte. Ce dernier échec en date semble être une bonne occasion d’affronter ses raisons sous-jacentes et d’instaurer un changement réel.

Dans un pays où le football est par nature politique et le stade, une arène où les opinions peuvent être exprimées plus librement, l’ambiance qui a régné après le match est révélatrice. 

Une opportunité stratégique

Les défaillances systémiques de l’instance dirigeante du football et certaines des problématiques entourant la planification du tournoi sont le reflet de la politique du régime actuel

Ce tournoi était censé être une opportunité stratégique de grande importance pour le gouvernement égyptien : il s’agissait de promouvoir l’image d’une nation sûre et prospère, mais aussi de renforcer la position politique de l’Égypte en Afrique.

Un succès sur le terrain aurait pu couvrir certaines des préoccupations de la vie réelle qui continuent d’accabler les Égyptiens, telles que l’augmentation du coût de la vie, les possibilités d’emploi limitées et la corruption persistante.

L’Égypte a sauté sur l’occasion d’accueillir la CAN 2019 après que le pays hôte initial, le Cameroun, a été jugé inapte à achever les chantiers de ses stades à temps.

L’idée était clairement qu’accueillir le tournoi renforcerait encore davantage le rôle du pays en tant qu’acteur régional majeur, alors que le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi prenait la tête de l’Union africaine.

L’objectif était également de présenter l’Égypte en tant que destination touristique et de donner un nouvel élan à l’industrie du tourisme après le déclin qui a suivi le soulèvement de 2011.  

Des supporteurs égyptiens acclament leur équipe avant le match de la CAN 2019 entre l’Égypte et la République démocratique du Congo au stade international du Caire, le 26 juin (AFP)

En fin de compte, ces projets ont provoqué un retour de flamme et l’échec sur le terrain n’a fait qu’attirer l’attention sur ces problèmes qui continuent d’affliger le pays. Les défaillances systémiques de l’instance dirigeante du football – la Fédération égyptienne de football (EFA) – et certaines des problématiques entourant la planification du tournoi sont le reflet de la politique du régime actuel.

Une opération de relations publiques positive ?

Selon un rapport publié en avril par la Banque mondiale, 60 % de la population égyptienne est pauvre ou vulnérable, alors que les inégalités se creusent et que davantage de mesures sont nécessaires pour accélérer l’inclusion économique et absorber une main-d’œuvre croissante.

Pendant ce temps, des investissements étrangers et des fonds publics conséquents sont acheminés vers des projets de grande envergure destinés à nourrir l’orgueil des dirigeants, de la construction d’une nouvelle capitale pour un montant de 58 milliards de dollars au parc d’attractions « à la Disneyland » prévu dans le gouvernorat de Marsa-Matrouh pour 3,3 milliards de dollars. 

L’issue malheureuse de ce tournoi nous montre qu’en Égypte, le succès survient malgré les systèmes en place et non grâce à eux

À court et moyen terme, on ne voit pas clairement comment les Égyptiens ordinaires bénéficieront de tels projets, qui continuent de perdre des investisseurs et cumulent les retards dans les délais de livraison.

Dans le même ordre d’idée, la CAN était peut-être conçue comme une opération de relations publiques positive, mais les prix des billets étaient tellement prohibitifs qu’ils étaient inaccessibles à l’Égyptien moyen.

Dans un pays où le revenu par habitant est de 200 dollars par mois, les matchs de l’Égypte étaient presque exclusivement accessibles aux membres de la classe moyenne supérieure, soulignant encore davantage les inégalités qui existent.

Le gouvernement égyptien doit espérer que les stades presque déserts pour la plupart des matchs ne sont pas un mauvais présage pour sa nouvelle capitale.  

Où est parti l’argent ?

Dans ce contexte, il est peut-être plus facile de comprendre pourquoi l’EPT peut être accusée d’avoir dilapidé et mal investi ses ressources. Dans la période qui a précédé la Coupe du monde de la FIFA l’an dernier, l’EFA s’est retrouvée mêlée à un litige déstabilisant avec sa star Mohamed Salah pour une question de droits à l’image.

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Bien qu’elle ne détienne pas les droits sur l’image de Salah, la fédération a tenté de s’en servir pour générer des fonds auprès de sponsors. La pire illustration de ces manœuvres a été l’avion de la sélection, devenu tristement célèbre : il convient de noter que le sponsor principal placardé sur l’avion était WE, la société de télécommunications détenue par l’État.

Au-delà des fonds de sponsoring provenant de ces accords commerciaux, l’EFA aurait également reçu une contribution de huit millions de dollars pour la participation de la sélection à la Coupe du monde de la FIFA. Les Égyptiens pourraient à juste titre se demander où est parti cet argent. 

Nous savons qu’une partie des recettes de l’EFA a servi à parachuter un staff d’entraîneurs relativement onéreux. Plutôt que d’investir dans le renforcement des capacités techniques de ses propres entraîneurs, l’EFA a nommé le Mexicain Javier Aguirre au poste de sélectionneur et l’Espagnol Tito García Sanjuán au poste d’adjoint.

Aguirre aurait signé un contrat à 120 000 dollars par mois jusque fin 2022, qui a toutefois pris fin à la suite de l’élimination de l’Égypte à la CAN 2019. 

Il semble par ailleurs peu probable que les 2,25 millions de dollars de financement de la FIFA soient investis dans une installation et un complexe dernier cri « pour que tous les enfants égyptiens puissent continuent de rêver de football et de marcher sur les traces de leur idole, Mohamed Salah ».

Une femme passe devant un mur de graffitis appelant les Égyptiens à participer à des manifestations contre les conditions économiques causées par la hausse des prix, le 9 novembre 2016 (Reuters)

À ce rythme, ces investissements ne donneront aucun résultat – encore moins un nouveau Salah – avant la CAN 2021 ou la Coupe du monde qui aura lieu l’année suivante. Les investissements dans le football populaire ou même dans la première division égyptienne (Egyptian Premier League) font défaut et la faute revient à l’EFA.  

Une triste réalité

Outre les décisions discutables en matière de gestion financière et de gouvernance, le tournoi a attiré l’attention – bien que de façon inattendue – sur un autre fléau social : le harcèlement sexuel. Selon une enquête réalisée en 2017 par ONU Femmes et Promundo, 60 % des femmes en Égypte avaient été victimes de harcèlement sexuel verbal ou physique, tandis qu’une étude menée auprès des hommes a permis de révéler que 64 % d’entre eux se livraient à des pratiques de harcèlement sexuel.

Il s’est avéré impossible d’échapper à cette triste réalité suite au traitement de l’affaire Amr Warda. Lorsque le footballeur a été exclu de l’équipe après que plusieurs femmes se sont manifestées et l’ont accusé de leur avoir envoyé des messages obscènes, certains de ses coéquipiers l’ont soutenu publiquement et plusieurs joueurs majeurs auraient fait pression sur l’EFA pour la pousser à revenir sur sa décision.   

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Les répercussions de l’élimination de l’Égypte de la CAN, contrairement à celles de la Coupe du monde, ont été instantanées et ne se sont pas limitées aux entraîneurs.

Le limogeage de l’ensemble du staff technique, y compris du sélectionneur Aguirre, a été accompagné de la démission attendue depuis longtemps du président de la Fédération égyptienne de football, Hany Abo Rida, ainsi que de son vice-président. Il convient toutefois de se demander si ces répercussions s’étendront aux préoccupations sous-jacentes.  

L’issue malheureuse de ce tournoi nous montre qu’en Égypte, le succès survient malgré les systèmes en place et non grâce à eux. Bien qu’il puisse y avoir des moments fugaces et rares de gloire sur le terrain, principalement incarnés par les succès de Salah, les défaillances systémiques constituent un obstacle important qui empêche d’aller plus haut que la médiocrité.

Pour que l’Égypte puisse exprimer tout son potentiel, aussi bien en football qu’au sens large, davantage de responsabilisation et de meilleurs investissements sont nécessaires.   

- Mostafa Mohamed est un journaliste égyptien indépendant qui a travaillé comme correspondant pour plusieurs revues et magazines arabes et internationaux. Il écrit sur des sujets liés à l’économie et au sport.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation

Mostafa Mohamed is a freelance Egyptian journalist who has worked as a correspondent for several Arab and international journals and magazines, writing on economics and sports.
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