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Maroc : la lutte contre l’extrémisme religieux, cache de la récupération politique

Le discours de haine prêché par certains fanatiques religieux est une dérive innommable. En même temps, la moralisation publique autour de cette question dissimule vraisemblablement un jeu de récupération politique
Des adolescentes marocaines manifestent à Casablanca le 10 août 2019 suite aux menaces proférées à l'encontre d'un groupe de jeunes volontaires belges qui travaillaient en short au désenclavement d’un village du sud-ouest du pays (AFP)

Des jeunes filles belges, âgées entre 15 et 20 ans, se sont portées volontaires pour aménager une route et désenclaver un village non loin de la ville de Taroudant, dans le sud-ouest du Maroc. Comme à l’accoutumée, ces volontaires ont été bien accueillies par les habitants. À l’occasion, un reportage vidéo, publié le samedi 3 août dernier, les a montrées en short en train de terrasser un chemin.

Rien d’anormal, jusqu’à ce qu’un jeune instituteur marocain de 26 ans ne réagisse à cette vidéo en publiant sur son compte Facebook un appel à la décapitation de ces jeunes femmes.  

Le mardi 6 août dernier, un communiqué de la sûreté marocaine (DGSN) affirmait que l’auteur de ce message avait été arrêté la veille pour « avoir publié sur Facebook un message haineux ». La DGSN ajoutait que cet homme sera poursuivi pour « incitation à des actes terroristes ».

« Islam populaire » : une tradition de tolérance

Le Maroc a toujours été un lieu de brassage culturel et une terre multiconfessionnelle où se côtoyaient, depuis des siècles déjà, des communautés musulmane, juive et chrétienne. Après l’indépendance en 1956, dans les mellahs (quartiers juifs), par exemple, les Marocains de confession musulmane entretenaient des liens de voisinage avec des Marocains d’origine juive sans que cela pose un quelconque problème d’intolérance, de rejet ou de violence.

Le Maroc a toujours été un lieu de brassage culturel et une terre multiconfessionnelle où se côtoyaient, depuis des siècles déjà, des communautés musulmane, juive et chrétienne

Ainsi, l’interculturalité « au quotidien » se traduisait à l’époque par l’existence d’un patrimoine socioculturel, artistique et même culinaire partagé par tous : une majorité de musulmans croyants, dont une grande partie était non pratiquants, et des juifs et chrétiens, largement minoritaires, qui choisirent de faire du Maroc leur pays de résidence, avant de commencer à quitter le royaume vers la fin des années 1970.

Ce départ coïncida par ailleurs avec la révolution iranienne de 1979 et l’émergence du wahhabisme saoudien sunnite, comme émanation d’une idéologie fondée sur le radicalisme religieux. Et c’est justement à cette époque-là que le régime de Hassan II décida de rallier les monarchies du Golfe afin de profiter de leurs pétrodollars, tout en faisant le lit des islamistes fanatiques issus du Moyen-Orient.

Vers la fin des années 1980, on commença à évoquer ce que certains appellent « un éveil islamique » (as-sahwa al-islamiya) : un mouvement idéologique transnational qui donnera également lieu à une profusion de groupuscules djihadistes financés principalement par les monarchies du Golfe.

Avant l’émergence de l’extrémisme violent, vers le début des années 1990, les Marocains pratiquants adoptaient un « islam populaire » qui se caractérisait par un haut degré de tolérance, notamment envers les athées, les juifs et les homosexuels. À l’époque, le taux de religiosité était relativement bas, notamment dans le milieu rural. En milieu urbain, une classe moyenne cultivée incarnait les valeurs occidentales de liberté et de tolérance.

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À l’époque, peu de femmes portaient le voile islamique et la plupart des familles célébraient euphoriquement les mariages dans la mixité et souvent en présence d’une danseuse transgenre. Un métier jusqu’alors toléré, même dans les milieux populaires, mais qui a cessé d’exister à partir du jour où des fanatiques religieux ont commencé à s’attaquer violemment à ses danseuses transgenres sur la place publique.

Dans un autre registre, les familles marocaines n’affichaient pas une religiosité rigoriste à en juger, notamment, par le fait qu’elles acceptaient que des personnes ne fassent pas le jeûne. Mieux, en milieu rural, on tolérait même que certains individus rompent le jeûne en public pendant le Ramadan.

Ce n’est qu’avec la propagation du wahhabisme radical qu’on a commencé à assister au Maroc à des campagnes de lynchage de personnes ayant décidé, pour des raisons diverses et variées, de rompre le jeûne dans des lieux publics.

Une enquête de la BBC (2019) vient d’ailleurs confirmer la tendance modérée de la religiosité des Marocains de l’époque. Les historiens expliquent cette réalité sociale, notamment, par une ouverture d’esprit des populations locales vis-à-vis du multiconfessionnalisme et de la pluralité religieuse. Mieux, selon la même enquête, le nombre de Marocains se décrivant comme non religieux a même quadruplé depuis 2013 – le taux le plus rapide de la région.

Après la guerre d’Afghanistan et les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, le Maroc, à l’instar d’ailleurs de nombreux pays voisins, a été frappé à maintes reprises par des attentats perpétrés par des radicaux (2003-2007-2011-2019). Mais est-ce pour autant une raison valable pour en déduire hâtivement que la société marocaine est un terreau d’obscurantisme et d’extrémisme violent ?

Le piège de la moralisation publique

L’appel lancé par cet instituteur fanatique à la décapitation de jeunes bénévoles belges en short vient nous rappeler un triste crime commis également par des fanatiques religieux désespérés. Il y a de cela à peine quelques mois, deux jeunes touristes scandinaves ont été décapitées dans le sud du Maroc (Haut-Atlas) au nom du groupe djihadiste État islamique (EI). Les trois accusés de ce crime abominable ont été condamnés à la peine capitale par le tribunal antiterroriste marocain. 

À première vue, ces événements alarmants pourraient être l’émanation de la montée indéniable de l’obscurantisme religieux parmi les Marocains. Cela laisserait-il entendre que les Marocains prônent la violence et rejettent les valeurs de la tolérance et du vivre-ensemble ?

Dans les sociétés arabo-musulmanes, le fanatisme religieux a toujours proliféré dans des contextes autoritaires où la religion d’État et le moralisme public sont institutionnalisés et instrumentalisés par le pouvoir à des fins politiques

Emprunter ce raccourci intellectuel, c’est aller particulièrement vite en besogne. Car, derrière la dérive inacceptable et condamnable qu’est l’extrémisme religieux se cache inéluctablement un jeu de récupération politique, sous couvert de moralisation publique.     

À y voir de plus près, on s’aperçoit que le radicalisme religieux est devenu désormais un phénomène mondial, qui traverse d’ailleurs toutes les sociétés, mêmes les plus démocratiques d’entre elles. À une exception près, c’est que dans les sociétés arabo-musulmanes, le fanatisme religieux a toujours proliféré dans des contextes autoritaires où la religion d’État et le moralisme public sont institutionnalisés et instrumentalisés par le pouvoir à des fins politiques. 

Dans ces régimes non démocratiques, y compris celui du Maroc, la menace extrémiste réelle, qui doit indéniablement être dénoncée et combattue, est souvent mise en avant par les autorités politiques, en particulier pour réduire l’espace des droits et des libertés publiques. On peut en juger ainsi par l’adoption par le royaume de lois « liberticides » en matière de lutte contre le terrorisme, confiées à des instances judiciaires non indépendantes.

Dès lors, derrière la mobilisation anti-extrémiste visant à dénoncer les prêcheurs de haine et l’obscurantisme religieux, se cachent souvent des tentatives de récupération politique, de la part de l’État, en premier lieu, mais aussi de la part des partis politiques ou encore de certains intellectuels ou militants associatifs.

Place Jemaa el-Fna (Marrakech), théâtre d’un attentat attribué à l’organisation Al-Qaïda qui a fait 17 morts et 20 blessés de nationalités différente le 28 avril 2011 (AFP)
Place Jemaa el-Fna (Marrakech), théâtre d’un attentat attribué à l’organisation Al-Qaïda qui a fait 17 morts et 20 blessés de nationalités différente le 28 avril 2011 (AFP)

En se dressant, à juste titre d’ailleurs, contre le discours de l’extrémisme violent, ces derniers se veulent les porte-étendards du vivre-ensemble universel et de l’engagement citoyen des individus pour la liberté, la tolérance et la paix.

Rarement animés de bonnes intentions, souvent motivés par un esprit de propagande ou par une soif de médiatisation, les partisans (officiels et officieux) d’un discours moralisateur de la vie publique sont légion.

À ceux-là, il faudra ajouter l’opportunisme de certains partis politiques, à commencer par ceux qui défendent une idéologie islamiste, qui tentent de surfer sur la vague de l’extrémisme religieux afin de soigner leur image et séduire, éventuellement, de nouveaux sympathisants, surtout à l’approche d’échéances électorales.

De fait, ce sont les usages politiques de la propagande anti-extrémiste qui prennent l’ascendant sur un discours de l’altérité fondé sur la tolérance et la pluralité religieuse. Partant, les tentatives désespérées des fanatiques religieux deviennent visibles, virales et, de ce fait, plus nocives.

In fine, c’est l’idéologie obscurantiste qui sort renforcée, puisqu’elle permet à des fanatiques aigris et désabusés de prendre en otage l’ensemble de la société marocaine, qui, il faut le rappeler, a toujours été l’émanation de la diversité culturelle et religieuse.   

Éthique et politique

La propagande obscurantiste et le fanatisme religieux se nourrissent de la moralisation publique et des tentatives opportunistes de récupération politique. Cela est d’autant plus vrai dans des sociétés où la tradition et le conservatisme sont souvent instrumentalisés par le pouvoir à des fins de domination.

La propagande obscurantiste et le fanatisme religieux se nourrissent de la moralisation publique et des tentatives opportunistes de récupération politique

C’est le cas notamment au Maroc, où le régime met systématiquement en avant « un islam modéré et tolérant qui se dresse contre le radicalisme religieux et l’obscurantisme ». Une idéologie politique qui fait de l’islam la religion officielle de l’État et du roi le « commandeur des croyants » (Amir al-Mouminin), selon la Constitution.   

Le Parti de la justice et du développement (PJD), d’idéologie islamiste, n’est d’ailleurs pas en reste en matière de moralisme politique. Pour preuve, le PJD va même s’en inspirer pour mener sa compagne électorale en 2011, placée sous le signe de « la moralisation de la vie publique ».  

En pratique, le parti s’est toutefois vite rendu compte que la gestion des affaires publiques supposait de faire des concessions, même au détriment des valeurs morales et religieuses.

Pour les islamistes proches du pouvoir, il s’est avéré ainsi difficile de lutter contre la corruption endémique (al-fassad) ou d’interdire l’alcool, combattre la mixité ou bien dénoncer la nudité ou encore continuer à s’opposer aux appels visant, notamment, la légalisation des relations sexuelles en dehors du mariage, l’égalité entre hommes et femmes dans l’héritage et l’abolition de la peine de mort.

À une époque, avant qu’ils n’arrivent au gouvernement suite aux législatives de 2011, les leaders du PJD n’hésitaient pas à condamner la diffusion de films comprenant des scènes érotiques ou de nudité. Ils appelaient même les Marocains à boycotter certaines salles de cinéma, qui abritaient des festivals projetant des films contenant des scènes jugées « obscènes et immorales ».

Or, cette époque semble bien révolue lorsque l’on voit comment le PJD tente d’adapter son discours à la réalité, évitant désormais soigneusement de critiquer les productions artistiques comprenant des scènes de nudité. Mieux, le PJD a définitivement cessé de critiquer le festival Mawazine, organisé par le Palais royal, alors qu’il n’a eu de cesse par le passé de le qualifier de « manifestation qui encourage la déliquescence et la débauche ».

Des Marocaines se rendent à la mosquée de Salé, dans le nord-est du pays, pour participer à la prière de l’Aïd al-Fitr, le 18 juillet 2015 (AA)
Des Marocaines et leurs enfants se rendent à la mosquée de Salé, dans le nord-est du pays, pour participer à la prière de l’Aïd al-Fitr, le 18 juillet 2015 (AA)

Il faudra aussi reconnaître que l’image des islamistes au pouvoir a été abîmée par de nombreux scandales.

On a d’ailleurs tous en mémoire l’affaire des deux responsables du Mouvement de l’unicité et de la réforme (MUR), association considérée comme l’aile religieuse du PJD, arrêtés en 2016 en flagrant délit d’« adultère », ou encore l’affaire des photos diffusées sur la toile, montrant la députée-leader du PJD Amina Maelainine sans le voile et en mini-jupe, en train de danser en plein milieu de la célèbre rue des Moulins à Paris.

Néanmoins, le PJD s’efforce de rester fidèle à son référent idéologique, en appelant par exemple les Marocains à préserver les mœurs conformément aux sources de la sharia (les préceptes islamiques) ou, par la voix du MUR, à éviter la mixité et à se conformer à une tenue vestimentaire islamique en ce qui concerne les femmes (robe longue et hijab). Le retour aux sources et le repli identitaire permettent ainsi au PJD de renouer avec son idéologie islamiste et de revivifier son ancrage conservateur ou traditionnaliste.        

C’est d’ailleurs dans ce cadre-là que l’on pourrait inscrire les propos tenus par Ali El Asri, un député du PJD, qui a tenté de surfer sur la propagande obscurantiste en se livrant à un exercice pitoyable de récupération avec des visées électoralistes.

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Suscitant l’ire de nombreux internautes, mais aussi de certains parlementaires progressistes, El Asri a été l’auteur d’un spectacle affligeant lorsqu’il a critiqué la tenue vestimentaire des jeunes bénévoles belges sur Facebook en ces termes : « Depuis quand les Européens font-ils des travaux en tenue de baignade ? ».

Le conseiller parlementaire s’est même interrogé sur « le message » véhiculé par les jeunes Belges en participant au chantier dans une telle tenue « dans une région connue pour être conservatrice et qui résiste encore aux vagues de l’occidentalisation et de la nudité » – faisant fi du fait que les populations locales ont pris l’habitude d’accueillir chaleureusement et sans aucun préjugé les touristes étrangers.

Deux jours après sa déclaration accablante, Ali El Asri a été acculé et contraint, sous la pression du bureau politique du PJD, de présenter ses « excuses auprès de quiconque se serait senti blessé ou offensé suite à [ses] propos, en particulier, nos hôtes, jeunes femmes belges, ainsi que l’organisme auquel elles appartiennent ».

La voie de la sécularisation   

Face à la montée de l’extrémisme religieux, la voie de la sécularisation semble offrir une arme idéologique susceptible de désamorcer l’obscurantisme, dans la mesure où elle permet de marquer une distinction entre la fonction du clerc et celle de l’homme politique. Dit autrement, la religion d’État cessera d’imposer sa vision dogmatique sur la place publique et les citoyens seront ainsi en mesure de jouir du droit à la liberté absolue de croyance, de conviction et de conscience.

Au Maroc, il faudra noter que l’imbrication du politique et du religieux favorise l’interventionnisme de l’État dans la gestion du culte et la régulation du champ religieux, sous l’autorité exclusiviste du roi, Commandeur des croyants.

Le roi du Maroc Mohammed VI (en jaune), accompagné du président nigérian, Muhammadu Buhari (à gauche), prie dans la mosquée nationale nigériane à Abuja, le 2 décembre 2016 (AFP)
Le roi du Maroc Mohammed VI (en jaune), accompagné du président nigérian, Muhammadu Buhari (à gauche), prie dans la mosquée nationale nigériane à Abuja, le 2 décembre 2016 (AFP)

Cette confusion des genres favorise l’immixtion d’idéologues stipendiés dans un processus d’endoctrinement religieux, qui se traduit notamment par la production de fatwas extraétatiques.

Ainsi, tant que la religion d’État continue à conditionner les comportements, notamment à travers l’inculcation dogmatique d’une doctrine officielle, il y aura toujours des extrémistes qui s’immisceront dans la vie publique, en mettant en avant un système de valeurs morales et religieuses.

Et tant que nous aurons des pouvoirs publics qui autorisent, lorsqu’ils ne mobilisent pas, les imams (prédicateurs) des mosquées dans les campagnes politiques officielles, tel que lors de la révision constitutionnelle de 2011, nous aurons toujours des politiciens, des ouléma et des intellectuels, de tous bords, qui essaieront de surfer sur la vague de la moralisation publique en espérant gagner des électeurs ou bien propager des dogmes, sous fond de valeurs éthiques, morales et religieuses.

Et ce ne sont certainement pas les thèmes qui manquent pour inspirer les prêcheurs de la morale publique.  

La nudité et le vêtir de la femme dans l’islam

Au Maroc, tout particulièrement, la question de la nudité de la femme constitue un thème de prédilection dans le débat qui divise islamistes et forces laïques. Historiquement, la femme marocaine n’avait pas le droit d’exhiber son corps de peur de transgresser la tradition conservatrice.

Ce paradoxe inhérent aux codes de la nudité et du vêtir permet au pouvoir d’asseoir sa domination politique en se présentant comme le garant autoproclamé de la morale publique

Après l’indépendance, dans les centres urbains, des femmes cultivées avaient toutefois adopté le modèle occidental, n’hésitant pas à porter une mini-jupe dans les lieux publics. Mais cette ouverture culturelle s’est vite estompée avec la montée du dogme religieux imposé par l’État. Ce fut d’ailleurs l’occasion inespérée pour les prêcheurs wahhabites de propager davantage leur idéologie obscurantiste dans le royaume.

On assistait là, de fait, à la cohabitation de deux modèles culturels : l’un conservateur, lié à des valeurs traditionnelles (tabous, pudeur ou hshouma, c’est-à-dire ce qui est honteux ou prohibé), mais qui a été converti en modèle de soumission religieuse de la femme (subordination statuaire), et l’autre progressiste, émanant des valeurs occidentales (liberté de disposer de son corps, émancipation individuelle, etc.).

Ce paradoxe inhérent aux codes de la nudité et du vêtir permet au pouvoir d’asseoir sa domination politique en se présentant comme le garant autoproclamé de la morale publique.

Ainsi, le roi n’a pas hésité à montrer sa femme en public, sans le voile islamique et vêtu à l’occidentale, tandis que lors des fêtes islamiques, telles que les causeries religieuses présidées par le Commandeur des croyants, les femmes sont obligées de porter un voile qui couvre leurs cheveux.

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Parallèlement, le roi a adopté en 2004 un code de la famille qui tente de réhabiliter le statut de la femme, notamment la possibilité de se marier sans la présence d’un tuteur. En même temps, la femme marocaine ne jouit pas de ses droits universellement reconnus. S’inspirant d’une lecture littérale du Coran, le régime se refuse d’adopter le principe d’égalité dans l’héritage entre hommes et femmes.

Ces tentatives timides de sécularisation opérées par le roi traduisent la volonté du pouvoir de maintenir son ascendant, en s’appuyant sur des partis d’obédience islamiste.

Cela explique pourquoi le PJD adhère à ce processus de sécularisation à peine déclaré. Ainsi, le parti n’oblige pas les militantes à porter le voile (hijab). Mieux, les femmes pjdistes ont le droit de se réunir avec des hommes et même de saluer ces derniers en leur serrant la main.

L’anti-extrémisme est un trompe-l’œil

Au-delà de cette tendance vers une sécularisation de contingence susceptible d’endiguer la montée de l’extrémisme religieux, il est plus que nécessaire de faire attention à ce glissement idéologique vers une moralisation publique, non seulement de la part des autorités religieuses et des acteurs politiques et associatifs, mais aussi de la part de certains intellectuels et artistes qui se présentent comme les « défenseurs attitrés de la liberté et du progrès ».

Le danger de la moralisation de la vie publique, c’est qu’il fait le jeu des fanatiques religieux

À ce jeu malsain de propagande extrémiste secrétée insidieusement, tel un poison, par des fanatiques religieux désabusés, la réponse devrait prendre la mesure d’une dénonciation juste et modérée. Le danger est que cet élan de solidarité bascule dans la surenchère idéologico-médiatique et, de surcroît, dans la récupération politique – que ce soit sous couvert de la lutte contre la haine et la violence ou bien sous le prétexte « officiel » de vouloir préserver la sécurité et la stabilité du pays.

Le danger de la moralisation de la vie publique, c’est qu’il fait le jeu des fanatiques religieux. Ces derniers trouvent ainsi dans la propagande anti-extrémiste, notamment les marches et les campagnes médiatiques, une fenêtre d’expression inespérée leur permettant de sortir de l’ombre.

Il convient aussi de noter que cet élan de solidarité avec les bénévoles belges, menacées par un énergumène inculte, nous a fait oublier nombre de tragédies sociales, comme le décès de la petite Hiba, 4 ans, brûlée vive à cause du retard et du manque de moyens des services de la protection civile.

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À cela, il faudra ajouter le fait que, grâce à la surmédiatisation politique, les extrémistes religieux bénéficient allégrement d’une visibilité 2.0 qui occulte souvent une réalité sociohistorique indéniable, à savoir que l’obscurantisme religieux au Maroc est un phénomène minoritaire, même si ses émanations sont préjudiciables et nocives.

Mieux, les racines du radicalisme religieux sont, qu’on le veuille ou non, étrangères à la diversité culturelle et à la pluralité religieuse séculaires qui caractérisent la société marocaine. Une société où juifs, chrétiens et musulmans entretenaient admirablement le vivre-ensemble.

En occultant cette donne historique, on risque de se faire l’écho de la voix obscurantiste des extrémistes religieux. Surtout lorsque l’on sait que le moralisme a cette fâcheuse habitude de vouloir parler à tout le monde. Pendant ce temps-là, on a tendance à oublier, comme le disait si bien Nietzsche, que la morale n’est qu’une fausse interprétation de certains phénomènes.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Aziz Chahir is an associate researcher at the Jacques-Berque Center in Rabat, and the secretary general of the Moroccan Center for Refugee Studies (CMER). He is the author of Who governs Morocco: a sociological study on political leadership (L'Harmattan, 2015). Aziz Chahir est docteur en sciences politiques et enseignant-chercheur à Salé, au Maroc. Il travaille notamment sur les questions relatives au leadership, à la formation des élites politiques et à la gouvernabilité. Il s’intéresse aussi aux processus de démocratisation et de sécularisation dans les sociétés arabo-islamiques, aux conflits identitaires (le mouvement culturel amazigh) et aux questions liées aux migrations forcées. Consultant international et chercheur associé au Centre Jacques-Berque à Rabat, et secrétaire général du Centre marocain des études sur les réfugiés (CMER), il est l’auteur de Qui gouverne le Maroc : étude sociologique sur le leadership politique (L’Harmattan, 2015).
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